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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XXIX"  ANNÉE    —   SECONDE  PÉRIODE 


TOME  XIX.  —  !•'  JANVIER  1859, 


PARIS.    —    IMPRIMERIE    DE    J.    CLATE, 

RLE    SAINT-BENOIT,   7. 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XXIX«  ANNÉE.  —  SECONDE  PÉRIODÏl 


TOME  DIX-NEUVIÈME 


.     PARIS 


BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

RUE    SAINT-BENOIT,    20 

1859 


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DES 

CONTROVERSES  RELIGIEUSES 

EN  ANGLETERRE 


TROISIÈME    PARTIE.  * 

F.  NEWMAN.  —  J.  MARTINEAU.  — W.  GREG. 

—  L'ALLIANCE   ÉVANGÉLIQUE. 


I. 

On  s'accorde  généralement  pour  attribuer  à  Goleridge  une  grande 
influence  sur  les  doctrines  religieuses  de  l'Angleterre  actuelle.  Ce  n'est 
pas  qu'on  puisse  dire  qu'il  existe  une  secte  ou  même  une  école  qui 
le  reconnaisse  pour  son  maître  :  la  difficulté  qu'il  y  aurait  à  traduire 
ses  idées  sous  une  forme  systématique,  malgré  les  travaux  du  doc- 
teur Marsh,  ne  permet  guère  à  personne  de  se  dire  son  disciple,  et 
ceux  qui  lui  doivent  le  plus  ont  été  plutôt  inspirés  que  dirigés  par 
lui;^son  esprit  les  a  pénétrés  plus  que  ses  leçons  ne  les  ont  convain- 
cus. Coleridge  occupe  une  place  élevée  parmi  ceux  qu'on  est  con- 
venu d'appeler  des  penseurs;  mais  il  a  laissé  des  réflexions  plutôt 
que  des  principes,  des  vues  plutôt  que  des  doctrines,  et  l'on  con- 
çoit que  ceux  à  qui  son  exemple  a  le  mieux  profité,  ceux  qui,  en  le 
lisant  ou  en  l'écoutant,  ont  le  plus  appris  à  méditer  sur  une  foule 
de  choses  auxquelles  sans  lui  ils  n'auraient  jamais  pensé,  aient  pu, 
suivant  le  penchant  de  leur  intelligence  ou  le  cours  de  leurs  idées, 
arriver  à  des  conséquences  fort  différentes  de  ses  opinions,  et  finir 

(1)  Voyez,  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes  du  15  septembre  et  du  1*'  octobre  1856,  les 
deux  premières  parties  des  Controverses  religieuses  en  Angleterre. 


6  RB?OE   DES   DEUX  MONDES» 

par  établir  des  maximes  qu'il  n'avait  point  prévues,  qu'il  n'aurait 
point  acceptées.  One  puissante  impulsion  peut  nous  lancer  bien  loin 
de  celui  qui  nous  l'a  donnée,  et  l'homme  qui  nous  éveille  n'est  pas 
responsable,  bien  qu'il  en  soit  cause,  de  tout  ce  que  nous  faisons 
une  fois  réveillés,  quoique  nous  n'en  eussions  rien  fait,  s'il  nous 
avait  laissés  dormir. 

Ainsi  Coleridge  en  philosophie  s'est  rangé  du  parti  de  Platon.  Il 
a  poussé  jusqu'à  l'insulte  la  sévérité  pour  les  doctrines  fondées  en 
métaphysique  sur  l'empirisme,  en  morale  sur  Futilité.  11  a  soutenu 
l'ancienne  théologie  anglo-protestante  contre  ceux  qui  voulaient  ne 
faire  de  la  religion  que  la  forme  populaire  des  idées  des  honnêtes 
geos,  et  il  a  défendu  l'église  établie  contre  les  dissidens,  et  surtout 
contre  les  libres  penseurs.  Enfin  dans  la  politique  il  a  été  plus  avec 
le  pouvoir  qu'avec  l'opposition,  traitant  toujours  en  ennemi  l'es- 
prit révolutionnaire.  Il  a  fait  tout  cela  en  détestant  la  routine;  pour 
toutes  choses  il  a  été  conservateur  en  novateur.  Rien  de  ce  qui  est 
superficiel  et  commun  ne  tenait  devant  lui.  Or  ce  n'est  guère  le 
moyen  d'affermir  les  choses  établies  que  d'ébranler  les  idées  reçues. 
Par  là,  Coleridge  rappelle  encore  les  Allemands,  auxquels  il  doit  d'au- 
tant plus  que  son  esprit  «  germanisait  naturellement  (1).  »  Us  éton- 
nent souvent  par  la  manière  paradoxale  dont  ils  plaident  les  lieux- 
communs,  et  par  exemple  un  lecteur  français  qui  lit  un  théologien 
catholique  de  cette  nation  est  souvent  tenté  de  s'arrêter  pour  re- 
garder au  titre,  et  s'assurer  du  nom  et  des  qualités  de  l'auteur, 
tant  la  manière  dont  au-delà  du  Rhin  on  entend  et  l'on  défend  quel- 
quefois les  dogmes  orthodoxes  semble  hérétique  par  la  forme,  et 
nous  surprend  par  l'indépendance  ou  l'étrangeté  de  la  conception 
et  du  langage.  Cette  liberté,  qui  en  Allemagne  est  sans  danger  pour 
la  foi,  ne  serait  peut-être  pas  de  même  chez  nous,  et  les  effets  assez 
divers  produits  en  Angleterre,  dans  le  monde  pensant,  par  Cole- 
ridge offrent  peut-être  une  nouvelle  preuve  de  cette  puissance  in- 
volontaire du  talent  agissant  quelquefois  par  son  exemple  en  sens 
inverse  de  ses  idées,  et  se  créant  des  adversaires  dans  ses  imita- 
teurs. S'il  est  vrai,  comme  on  l'a  souvent  écrit,  que  M.  Carlyle 
procède  de  Coleridge,  il  ne  lui  ressemble  guère,  et  je  doute  qu'ils 
«e  fuKsent  aisément  entendus.  11  en  est  de  même  de  M.  Kingsley, 

J  demis  béftiter  à  reparler  dos  rapports  do  l'esprit  do  Coleridge  avec  l'esprit  des* 
i4t.  L*aut4.*ur  d'un  articU;  (l'aillcurs  nimarquabic  inst^rt^  dans  les  Cambridge 
pMir  ISIiO»  il.  Hori,  qui  tient  beaucoup  à  l'oriKiiiulité  a!)solue  de  Coleridge,  veut 
Itnmvw  fort  nuKiuablu  |>our  avoir  dit  (aprèH  d'autres  critiques  anglais)  que  les 
muSùdm  ^fHpm  élai«ilt  uu  rtcueil  intpinf  par  le  génie  de  la  poésie  allemande,  u  car, 
^H»to  *M«  •«  mommi  o4  Gotorldlie  le»  a  eomposéet,  il  ne  savait  pas  encore  l'allemand.  » 
âH«  éimt  4it  go*  Colflridft  lai  trait  tradalU»?  (Camb.  Ess,,  p.  302.  —  Revue  des  Deux 
"     '  ,4ttfoeiobr«ltS«,p.fl«6.) 


CONTROVERSES  RELIGIEUSES    EN   ANGLETERRE.  7 

dont  on  fait  souvent  une  branche  du  même  arbre  ;  c'est,  dans  tous 
les  cas,  une  branche  greffée,  et  qui  diffère  du  tronc  où  elle  a  puisé 
sa  sève  et  par  les  fleurs  et  par  les  fruits. 

Aussi  trouverait-on  facilement  des  exemples  pour  montrer  que 
le  tory,  l'èpiscopal,  l'idéaliste  Coleridge  a  formé  plus  d'un  révo- 
lutionnaire, plus  d'un  incrédule,  plus  d'un  matérialiste.  La  posté- 
rité au  royaliste  Hegel  ne  se  croit-elle  pas  encore  hégélienne  en 
exaltant  le  nivellement  démocratique?  Quant  à  l'influence  de  Cole- 
ridge, j'en  veux  citer  un  témoignage  vrai  ou  prétendu,  mais  certai- 
nement singulier,  et  que  je  crois  peu  connu  chez  nous.  On  n'a  peut- 
être  pas  oublié  le  nom  de  M.  Thomas  Allsop,  à  qui,  pendant  les 
premiers  mois  de  l'année  1858,  un  sinistre  événement  avait  donné 
une  certaine  notoriété.  Eh  bien  !  celui  qui  portait  véritablement  ce 
nom  était  un  ami  et  un  disciple  favori  de  Coleridge.  C'est  du  moins 
comme  tel  qu'il  avait  publié  en  1836  un  recueil  de  lettres,  de  con~ 
versations  et  de  souvenirs  du  poète  philosophe  (1),  et  il  y  a  quel- 
ques mois  que  des  éditeurs,  exploitant  la  circonstance  et  le  bruit, 
ont  réimprimé  ce  livre,  disant  que  la  première  édition  était  épuisée, 
et  qu'ils  tenaient  à  montrer  combien  le  ton  de  l'auteur  s'écartait  de 
la  littérature  de  convention.  Dans  la  préface,  l'auteur  s'adresse  à 
ses  enfans,  Elisabeth  et  Robin,  à  qui  il  dédie  son  livre.  11  leur  an- 
nonce qu'ils  y  trouveront  aussi  des  souvenirs  de  Charles  Lamb,  éga- 
lement son  ami;  mais  il  leur  promet  sur  toutes  choses  la  vérité 
tout  entière,  et  en  louant  avec  effusion  Coleridge,  il  les  exhorte  à 
puiser  dans  ces  souvenirs  des  leçons  d'humanité  et  d'indépendance. 
Dans  le  fait,  quelques  lettres  de  Coleridge  sont  le  fond  de  l'ouvrage. 
A  la  suite  de  chacune,  l'auteur  rappelle  les  dispositions  dans  les- 
quelles elle  a  été  écrite,  les  conversations  auxquelles  elle  fait  allu- 
sion, et  il  cite  avec  commentaire  des  pensées  ou  des  mots  qu'il  a 
entendus  de  la  bouche  de  Coleridge,   qu'il  comprend  et  souvent 
traduit  à  sa  manière.  C'est  ainsi  qu'à  propos  de  la  lettre  IV,  il  veut 
que  l'on  remplace  les  expressions  du  texte  :  The  philosophy  of  re- 
ligion, the  religion  of  philosophy ,  par  celles-ci  :  The  philosophy  of 
humanity,  the  humanity  of  philosophy.  On  ne  voit  pas  en  effet  qu'il 
ait  une  religion  quelconque,  pas  même  celle  de  Coleridge,  qu'il 
convertit  sans  trop  d'effort  en  un  mysticisme  humanitaire,  et  qu'ainsi 
traduite,  il  recommande  fort  à  ses  enfans.  Dans  sa  lettre  Y,  il  trouve 
que  Coleridge  traite  Cobbett  de  coquin,  tout  en  l'admirant  beau- 
coup, comme  ont  fait  tous  ses  contemporains.  Il  s'empare  de  l'ad- 
miration en  laissant  le  reste,  et  se  donne  pour  un  coleridgien  cob- 
hettiste.  En  effet,  il  épouse  énergiquement  les  haines  communes  à 

(1)  Letters,  Conversations  and  Recollections  ofS^  T.  Coleridge,  edited  by  Th.  Allsop, 
of  Notfield,...  a  member  of  the  Stock  Exchange.  2-1  edit.  London,  1858. 


8  BETUE   DES    DEUX   MONDES. 

Coleridge  et  à  Cobbett  contre  les  libéraux  éclairés,  les  rédacteurs 
des  revues,  les  économistes,  et  en  particulier  lord  Brougham,  qui 
était  alors,  dans  les  lettres,  le  barreau  -et  la  chambre  des  communes, 
la  plus  éclatante  et  la  plus  active  personnification  de  l'esprit  de  la 
Mevuê  d'Edimbourg,  A  part  une  lettre  sur  les  romans,  qui  est  assez 
remarquable,  et  quelques  pensées  détachées  de  Coleridge,  cet  ou- 
vrage n'aurait  aucune  valeur,  s'il  ne  montrait  une  fois  de  plifs  com- 
bien un  certain  radicalisme  aveugle  et  violent  peut  facilement  se 
raccommoder  avec  l'intolérance  contre-révolutionnaire  pour  faire 
la  guerre  à  la  modération  dans  la  philosophie  et  dans  la  liberté. 

Mais  il  faut  laisser  ces  ext^'êmes,  qui  n'ont  nulle  importance  pour 
la  science  et  pour  la  vérité,  et  revenir  à  l'influence  légitime  de  Co- 
leridge. Si  le  mouvement  intellectuel  qui  circule  aujourd'hui  dans 
Téglise  d'Angleterre  ne  procède  pas  de  lui,  au  moins  il  date  de  lui. 
Il  n*est  plus  guère  possible,  sans  le  citer,  d'écrire  sur  la  théologie 
d'une  manière  sérieuse  et  assortie  à  l'état  des  esprits,  et  l'on  re- 
trouve de  ses  pensées  soit  chez  ceux  qui  défendent  l'établissement 
ecclésiastique,  soit  chez  ceux  qui  l'attaquent.  Parmi  les  premiers, 
je  parle  des  défenseurs  éclairés  et  indépendans,  nous  avons  indiqué 
l'éminente  place  du  docteur  Arnold  (1),  et  il  nous  plairait  de  ranger 
autour  de  lui  l'archevêque  de  Dublin,  l'archidiacre  Hare,  M.  Stan- 
ley, M.  Jowett,  et  d'aller  même  plus  loin,  jusqu'à  MM.  Maurice  et 
Kingsley;  mais  il  faut  auparavant  suivre  encore  l'unitairianisme, 
sujet  primitif  de  ces  études,  dans  quelques-unes  de  ses  plus  re- 
marquables manifestations.  Il  faut  voir  comment  il  s'est  lui-même 
ressenti  du  nouvel  esprit  introduit  dans  la  théologie  et  la  contro- 
verse; puis,  après  avoir  fait  un  peu  connaître  quelques-unes  de  ces 
ramifications  de  l'arianisme  et  quelques  œuvres  d'une  hétérodoxie 
à  peiné  chrétienne,  nous  tâcherons  de  revenir  à  l'orthodoxie  indé- 
pendante, à  cette  nouvelle  école  de  foi  et  de  science  qui  s'est  élevée 
du  sein  de  la  broad  church,  comme  pour  sauver  ensemble  l'église 
anglicane  et  la  liberté  religieuse. 

II. 

Deux  frères  destinés  à  l'église  ont  fait  leurs  études  à  Oxford  dans 
le  premier  quart  de  ce  siècle.  L'un,  M.  John  Henri  Newman,  y  a 
pris  part  de  bonne  heure  à  ce  mouvement  de  réaction  ecclésiastique 
qui  a  produit  le  puseyisme  et  la  secte  anglo-catholique.  Distingué 
par  des  Ulens  précoces,  il  a  soutenu  comme  un  dogme  la  nécessité 
d'un  épiscopat  qui  se  rattache  aux  apôtres  par  une  chaîne  continue, 

(t)  V«y«  U  Êmm  en  !«  oetobre  lfô6. 


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CONTROVERSES   RELIGIEUSES   EN   ANGLETERRE.  9 

et  qui  doive  à  son  origine  la  transmission  occulte  d'une  autorité 
sacrée.  Pendant  vingt  ans,  il  a  trouvé  que  les  évêques  anglicans 
remplissaient  cette  condition,  comme  se  l'imagine  encore  l'évêque 
d'Exeter.  Il  se  déclarait  en  même  temps  pour  la  vertu  miraculeuse 
du  baptême  comme  moyen  de  régénération  de  l'homme  intérieur, 
et  cette  foi  à  une  transformation  de  l'âme,  dont  l'âme  n'a  pas  con- 
science, est  encore  un  des  traits  qui  caractérisent  la  nouvelle  secte 
ultra-épiscopale.  De  telles  croyances  étaient,  en  bonne  logique,  peu 
conciliables  avec  le  protestantisme.  M.  Newman  était  de  ces  esprits 
qui  veulent  être  conséquens;  il  l'a  été,  et  il  s'est  fait  catholique  : 
c'est  aujourd'hui  le  père  Newman,  de  l'oratoire  de  Saint-Philippe 
de  Néri,  regardé,  non  sans  raison,  comme  le  premier  écrivain  de 
son  église  en  Angleterre,  et  qui,  dans  toutes  les  églises  et  dans  tous 
les  pays,  serait  placé  à  un  rang  très  élevé  pour  l'esprit  et  le  talent. 
Son  frère,  M.  Francis  William,  plus  jeune  que  lui,  est  entré  en  1822, 
âgé  de  moins  de  dix-huit  ans,  à  l'université.  Il  a  signé  avec  allé- 
gresse les  trente-neuf  articles  dans  la  foi  desquels  il  avait  été  élevé, 
et  là,  assailli  bientôt  de  réflexions  que  son  frère  ne  savait  comment 
accueillir,  ne  sachant  pas  les  comprendre,  il  a  lentement,  très  lente- 
ment, mais  sans  rétrograder  jamais,  marché,  de  conséquence  en 
conséquence,  dans  la  voie  du  doute,  et  en  quelques  années  déposé 
une  à  une  toutes  les  croyances  orthodoxes  pour  s'arrêter  au-delà 
du  dogme  unitaire  dans  la  rehgion  d'un  déisme  subjectif. 

C'est  aussi  un  écrivain  de  mérite,  et  ses  travaux  historiques  et 
littéraires  seraient  dignes  de  toute  l'attention  de  la  critique;  mais 
ce  sujet  n'est  pas  le  nôtre  :  c'est  l'histoire  de  ses  croyances  qui  nous 
intéresse,  et  il  l'a  racontée  avec  une  sincérité  hardie.  Quoiqu'il  nous 
paraisse  plus  propre  à  ]a  méditation  qu'à  l'exposition  philosophique, 
les  confessions  de  sa  conscience  religieuse  sont  devenues  de  curieux 
ouvrages  de  controverse.  On  y  trouve  déduit  avec  une  certaine  suite 
ce  qui  ne  se  rencontre  qu'en  fragmens  détachés  dans  ce  que  Hare 
et  M.  Garlyle  nous  ont  conservé  de  John  Sterling  (1)  :  l'ensemble  des 
réflexions,  des  doutes,  des  recherches  et  des  souffrances  que  fait 
traverser  aux  esprits  inquiets  et  sincères  la  crise  interne  de  l'Angle- 
terre religieuse.  En  France,  on  en  finit  plus  vite  avec  le  doute  ou 
avec  la  foi.  Jouffroy  seul  nous  a  raconté  quelque  chose  des  angoisses 
de  sa  raison  dans  sa  jeunesse.  C'est  un  récit  fort  éloquent,  mais  les 
épreuves  ont  été  courtes.  Chez  nous,  un  croyant  ou  un  sceptique, 
c'est  bientôt  fait,  et  l'un  est  ensuite  aussi  tranquille  que  l'autre. 
Ni  l'un  ni  l'autre  ne  nous  représenterait  exactement  M.  Francis 
Newman. 

(i)  Voyez  la  Revue  du  1"  juillet  1852. 


10  ^  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Oq  a  comparé  souvent  les  deux  frères,  on  leur  a  trouvé  les 
moines  caractères  intellectuels;  on  a  dit  que  le  problème  de  la 
foi  s*était  posé  pour  tous  deux  dans  les  mêmes  conditions,  et  que 
leurs  solutions  respectives  épuisaient  l'alternative  logique  de  la 
ouestion,  comme  les  deux  racines  positive  et  négative  d'une  même 
équation.  Ce  parallèle  entre  les  deux  frères  peut  être  exact  malgré 
leur  divergence,  ou  peut-être  à  cause  de  leur  divergence.  Il  serait 
intéressant  de  suivre  l'histoire  de  ces  deux  esprits,  de  ces  deux 
consciences.  Cette  histoire ,  M.  Francis  Newman  l'a  écrite  pour  lui- 
même,  et  ses  confessions,  d'un  genre  nouveau,  ont  eu  quelque 
retentissement. 

Ce  récit  fort  détaillé  est  assez  confus,  l'auteur  ayant  suivi  l'ordre 
de  date  des  mouvemens  de  son  esprit,  et  non  l'ordre  déductîf  de  ses 
idées.  C'est  cependant  une  lecture  intéressante,  quoiqu'elle  dure 
un  peu  longtemps.  La  vie  universitaire,  par  laquelle  commence  le 
narrateur,  serait  insignifiante,  s'il  n'avait  été  naturellement  porté  à 
une  grande  bonne  foi  avec  lui-même.  Les  doutes  qui  traversèrent 
alors  son  esprit  doivent  être  de  ceux  qui  se  présentent  souvent  dans 
le  cours  de  l'apprentissage  théologique;  mais  les  étudians  s'en  af- 
franchissent, les  uns  par  un  penchant  décidé  pour  la  confiance  re- 
ligieuse, les  autres  par  une  sorte  d'indifférence  pratique  qui  rend 
aisé  de  surmonter  les  difficultés  de  la  vie,  lorsqu'elles  n'intéressent 
que  la  raison.  M.  Newman  était  disposé  à  prendre  au  sérieux  ses 
idées,  quand  il  en  fallait  faire  des  croyances.  Obligé  de  souscrire 
une  seconde  fois  aux  trente -neuf  articles,  il  le  fit  avec  hésitation: 
sa  seule  crainte  à  la  vérité  était  alors  que  le  baptême  des  enfans  ne 
fût  pas  institué  par  Jésus-Christ;  mais  s'il  n'était  pas  ébranlé  dans 
Tensemble  de  sa  foi,  il  l'était  dans  son  respect  pour  les  argumens 
et  les  autorités  de  l'école,  ayant  éprouvé  qu'à  ses  diverses  ques- 
tions on  ne  répondait  que  par  une  sorte  de  résolution  générale  de 
trouver  bonnes  les  raisons  quelconques  acceptées  par  de  bons  au- 
teurs. Son  frère  ne  lui  avait  été  d'aucun  secours,  car  il  se  décidait, 
sur  les  points  embarrassans ,  par  des  motifs  qui  ressemblaient  déjà 
beaucoup  à  ceux  d'un  néophyte  de  l'église  romaine. 

Après  avoir  pris  ses  grades,  M.  Newman  entra  dans  l'enseigne- 
«ait,  et  rencontra  aloi-s  un  ministre  irlandais  simple,  rude,  ardent, 
qui  lui  dit  de  dédaigner  la  théologie  pour  la  prière,  et  qui  tourna 
•00  esprit  vers  ces  œuvres  chrétiennes  qui  ne  demandent  ni  science 
Ai  Aiéditation,  mais  la  piété  toute  d'action  du  missionnaire.  Dis- 
madé  par  ses  conseils  de  toute  vaine  contention  d'esprit,  pressé 
d'eoBevelir  dans  un  travail  apostolique  les  perplexités  qu'enfante  la 
rèlleiioii«  il  résolut  de  se  rapprocher  du  christianisme  primitif  en 
convertissant  les  infidèles,  et  partit  pour  la  Perse,  où  il  alla  joindre 


CONTROVERSES   RELIGIEUSES    EN   ANGLETERRE.  14 

une  réunion  d'évangéliques  établis  à  Bagdad  pour  y  annoncer  la 
bonne  nouvelle.  Déjà  toutefois  il  était  dissident  au  fond  du  cœur;  il 
se  sentait  séparé  de  son  église  par  le  besoin  de  donner  à  sa  foi  un 
autre  fondement  qu'une  adhésion  préméditée  à  une  tradition  offi- 
ciellement obligatoire,  et  par  sa  répugnance  à  se  payer  des  pre- 
mières raisons  venues  pour  endormir  sa  conscience.  Pendant  les 
deux  années  qu'il  passa  en  Asie,  son  commerce  avec  les  infidèles,  le 
spectacle  de  leur  inflexibilité  religieuse,  la  difficulté  de  les  ébranler 
et  de  faire  à  leurs  questions  des  réponses  avouées  par  l'universalité 
des  chrétiens  le  troublèrent  dans  son  respect  et  dans  sa  confiance 
de  serviteur  de  l'église.  En  présence  du  monothéisme  rigoureux  de 
l'islam,  il  se  sentait  entraîné  à  concevoir  la  divinité  du  Christ  comme 
dérivée  de  celle  du  Père,  conception  qui  subordonnait  l'un  à  l'autre, 
et  dont  il  croyait  apercevoir  les  élémens  dans  le  symbole  même 
de  Nicée.  On  ne  s'étonnera  pas  que,  revenu  en  Angleterre,  il  ait 
trouvé  un  froid  accueil  dans  le  clergé,  quoiqu'il  ne  puisse  s'expli- 
quer encore  la  réputation  d'hétérodoxie  qui  avait  précédé  son  re- 
tour. Par  des  causes  qu'une  connaissance  plus  exacte  des  caractères 
éclaircirait  sans  doute,  il  paraît  qu'il  rencontra  autour  de  lui  une 
défiance  hostile,  une  répulsion  hautaine,  qui  contribuèrent  fort  à  le 
refouler  dans  l'asile  de  la  conscience  individuelle.  Le  mouvement 
tractarien  avait  commencé;  son  frère  était  lancé  dans  une  série 
d'idées  et  de  transformations  qui  supprimait  entre  eux  toute  possi- 
bilité d'entente  et  d'influence  réciproque,  quoiqu'à  mesure  qu'il  s'est 
plus  approché  du  catholicisme,  il  paraisse  avoir  témoigné  à  la  brebis 
égarée  une  plus  fraternelle  bienveillance.  11  est  probable  que  cha- 
cun d'eux  sait  aujourd'hui  un  certain  gré  à  l'autre  d'avoir  franchi 
les  stations  intermédiaires  pour  se  porter  à  l'extrémité  de  la  ligne 
qu'il  suivait,  bien  que  chacun  d'eux  ait  marché  dans  un  sens  direc- 
tement opposé.  La  même  divergence,  fondée  peut-être  sur  des  ana- 
logies d'esprit,  s'est  manifestée  entre  deux  autres  frères,  MM.  Fronde, 
dont  l'un  vient  de  se  recommander  au  public  par  une  histoire  d'An- 
gleterre depuis  la  chute  de  Wolsey  jusqu'à  la  mort  d'Elisabeth, 
écrite  avec  talent  dans  un  système  nouveau  (1).  Ces  exemples  ne 
doivent  pas  être  rares.  Le  puseyisme  doit  à  la  fois  recruter  le  catho- 
licisme et  l'incrédulité. 

Quoi  qu'il  en  soit,  M.  Francis  INewman  ne  pouvait  plus  songer  à 
retourner  en  Orient.  Gomment  aller  prêcher  un  christianisme  divisé 

(1)  M.  Fronde  est  l'auteur  d'un  roman  religieux  et  sceptique,  la  Némésls  de  la  foi,  qui. 
a  fait  une  certaine  sensation  en  1849,  et  que  plusieurs  de  ses  camarades  d'Oxford  ont 
honoré  d'un  auto-da-fé.  En  conservant  des  opinions  très  indépendantes,  il  sera  peut- 
être  rentré  jusqu'à  un  certain  point  en  grâce  avec  î'église  d'Angleterre  par  la  manière 
dont  il  raconte  l'histoire  de  son  fondateur  Henri  VIîI. 


42  BETDE   DES   DEUX  MONDES. 

dans  son  propre  sein?  comment  enseigner  avec  autorité  des  dogmes 
qui  commençaient  à  flotter  pour  lui  dans  un  nuage?  Ces  mots  de 
rÉvangile  de  saint  Jean  :  «  La  vie  éternelle  consiste  à  te  connaître, 
toi  le  seul  Dieu  véritable,  et  celui  que  tu  as  envoyé,  Jésus-Christ;  » 
ce  verset  de  saint  Paul  dans  la  première  aux  Corinthiens  :  «  Pour 
nous,  il  n*y  a  qu'un  seul  Dieu,  le  Père,...  et  un  seul  Seigneur,  Jésus- 
Cbrist,  »  avaient  à  peu  près  fixé  son  esprit  dans  le  semi-arianisme 
qui  voit  dans  le  Fils,  non  Dieu  même,  mais  le  délégué  de  Dieu  pour 
la  création  de  toutes  choses.  II  continuait  d'embrasser  avec  ferveur 
tout  ce  qu'enseigne  la  foi  touchant  les  œuvres  du  Messie,  les  effets 
de  son  ministère,  les  conditions  de  la  rédemption,  et  il  ne  se  serait 
pas  approché  d'un  unitairien  sans  un  certain  effroi;  mais  une  bar- 
rière le  séparait  définitivement  des  orthodoxes.  Il  eut  sans  doute,  il 
le  dit  et  nous  le  croyons  volontiers,  des  épreuves  pénibles  à  traver- 
ser. On  fut  injuste  envers  lui,  cela  est  probable;  on  l'est  presque 
toujours  pour  les  opinions  qu'on  n'a  pas.  Peut-être  aussi  manquait-il 
de  quelques  qualités  qui  font  pardonner  la  dissidence.  Le  plus  sûr, 
c'est  qu'on  lui  fit  vivement  haïr  l'intolérance.  Il  lui  fut  impossible 
de  ne  pas  reconnaître  plus  d'équité  et  de  bienveillance  chez  des 
chrétiens  au  moins  latitudinaires  que  chez  les  calvinistes  purs,  et 
il  apprit  à  estimer  malgré  lui  des  vertus  morales  que  ses  principes 
religieux  l'obligeaient  encore  à  tenir  indistinctement  pour  des  pé- 
chés comme  tous  les  mouvemens  naturels  du  cœur  humain.  Ce  fut 
un  nouveau  trouble  dans  son  esprit.  Un  jour,  chez  un  libraire,  il 
ouvrit  timidement  un  traité  unitairien  ;  il  se  garda  bien  de  le  lire  : 
un  coup  d'œil  furtif  avait  suffi  pour  lui  faire  entrevoir  quelques 
objections  contre  l'éternité  des  peines.  Il  aperçut  là  certaines  difïï- 
cultés  de  texte  dont  il  demanda  l'éclaircissement  à  un  ami.  Une 
rupture  s'ensuivit,  et  il  perdit  son  ami  sans  perdre  ses  doutes.  Jus- 
que-là, malgré  quelques  points  obscurs  qui  l'embarrassaient,  il 
n'avait  pas  fléchi  dans  ses  idées  sur  la  rédemption.  Le  péché  ori- 
ginel, la  justification  impossible  à  l'homme,  la  nécessité  d'une  re- 
naissance en  Jésus-Chrfst,  tous  ces  dogmes,  interprétés  dans  le  sens 
augustinien,  lui  paraissaient  constituer  essentiellement  la  vie  spiri- 
tuelle, qu'il  mettait  et  qu'il  met  encore  au-dessus  de  tout  le  reste, 
quoique  aujourd'hui  il  la  conçoive  autrement.  Cependant  l'ortho- 
doxie, en  le  blessant,  l'avait  rejeté  vers  de  certaines  idées  qui  lui  fai- 
saient craindre  d'être  devenu  pélagien.  C'est  vers  ce  temps  qu'il  fit 
connaissance  avec  un  unitairien  qui,  tout  en  croyant  à  la  pure  huma- 
mU*  du  Messie,  croyait,  aussi  fermement  qu'un  disciple  d'Athanase, 
à  la  |H;rfeclion  du  Sauveur  et  au  salut  par  Jésus-Christ.  Cette  alliance 
d'idées  lui  parut  inconcevable.  Ainsi  que  beaucoup  d'autres  protes- 
la  religion  était  toute  paulinienne.  Les  effets  intérieurs  de  la 


CONTROVERSES   RELIGIEUSES   EN   ANGLETERRE.  13 

justification  en  étaient  le  fondement  et  comme  la  substance.  On  ne 
pouvait  lui  rendre  un  plus  mauvais  service  que  d'appeler  son  atten- 
tion sur  les  faits  matériels  consignés  dans  l'Écriture,  car  il  ne  pou- 
vait alors  se  défendre  de  soumettre  le  texte  au  contrôle  de  la  cri- 
tique, et  le  sens  littéral  le  satisfaisait  rarement.  Il  rencontra  un 
jour  le  docteur  Arnold,  qui,  avec  la  sincérité  d'un  homme  inébran- 
lable dans  sa  foi,  lui  dit  qu'il  ne  fallait  pas  s'inquiéter  des  récits 
bibliques  qui  contrariaient  la  science,  que  par  exemple  le  déluge 
était  mythique,  et  qu'il  y  avait  de  la  poésie  dans  les  premières  épo- 
ques de  l'histoire  sainte.  Un  tel  aveu  n'était  pas  pour  lui  rendre  le 
courage  de  croire  à  la  lettre  de  l'Écriture,  et  décidément  l'Ancien 
Testament  perdit,  ainsi  que  les  trois  premiers  Évangiles,  presque 
toute  autorité  sur  son  esprit.  Arrivé  là,  on  croirait  que  M,  Newman 
n'a  plus  qu'à  cesser  d'être  chrétien  :  nullement,  a  Saint  Paul,  dit-il, 
n'avait  pas  prêché  la  Bible,  mais  le  Christ.  »  C'était  assez,  et  ce  qui 
restait  intact  du  récit  des  synoptiques,  celui  de  saint  Jean,  la  décla- 
ration de  saint  Pierre,  témoignaient  assez  du  caractère  surnaturel 
de  la  personne  et  des  œuvres  de  Jésus.  Cette  foi  lui  suffît  assez  long- 
temps; mais,  pour  en  faire  crouler  l'édifice,  «il  n'eut,  dit-il,  qu'à 
examiner,  suivant  les  règles  ordinaires  de  la  critique,  le  témoi- 
gnage des  écrivains  sacrés.  »  Quelles  étaient  leurs  croyances  anté- 
rieures? quels  étaient  leurs  préjugés?  De  quel  genre  de  preuves  leur 
esprit  était-il  touché?  Les  procédés  de  leur  intelligence,  leurs  idées 
en  matière  d'exactitude  historique  ou  de  phénomènes  naturels,  leurs 
intentions  en  écrivant,  la  manière  dont  leurs  écrits  ont  été  recueil- 
lis, tout,  dès  qu'on  prend  l'Écriture  comme  le  monument  purement 
humain  de  la  vérité  divine,  devient  problème,  et  tout  ouvre  accès  aux 
interprétations  les  plus  libres.  Enfin  M.  Nev^man  dut  s'avouer  à  lui- 
même  qu'il  renonçait  à  toute  foi  de  seconde  main.  Dès  qu'on  a  touché 
ce  point,  il  semble  qu'il  ne  devrait  plus  subsister  du  christianisme 
que  sa  beauté  morale  :  elle  seule  en  effet  se  soutient  par  elle-même, 
indépendante  de  toute  déférence  à  l'autorité  et  à  la  tradition.  C'est 
en  prenant  pour  guide  le  sentiment  moral  que  M.  Newman  révisa 
•tous  les  articles  de  la  foi  chrétienne,  et  nous  faisons  grâce  au  lec- 
teur de  la  longue  série  de  critiques  et  d'objections,  quelques-unes 
graves  et  neuves,  d'autres  usées  ou  légères,  qui  l'amenèrent  peu  à 
peu  à  cette  conséquence  inévitable,  son  point  de  départ  étant  donné, 
que  l'histoire,  simple  témoignage  de  faits  qui  en  cette  qualité  même 
ne  peuvent  avoir  un  caractère  de  pureté  absolue,  ne  saurait  faire 
partie  de  la  religion.  Ici  M.  Newman  arrivait  sur  le  terrain  des  uni- 
tairiens,  et,  s'il  y  était  resté,  il  aurait  pu  encore  demeurer  chrétien. 
On  sait  que  beaucoup  d'entre  eux,  en  écartant  tout  élément  surna- 
turel du  récit  évangélique,  conservent  pour  le  Christ  tant  d'admi- 


.Ul  BETUE   DES   DEUX   MONDES. 

ration,  de  vénération  et  d'amour,  qu'ils  persistent  à  le  regarder 
comme  le  type  de  la  perfection  morale  et  comme  Télu  de  Dieu 
pour  la  libération  de  F  humanité.  Le  rigorisme  un  peu  minutieux 
de  M.  Ncwman  ne  lui  permit  pas  de  s'arrêter  à  cette  croyance;  il 
voulut  au  contraire  retrouver  jusque  dans  la  conduite  du  Christ 
sur  la  terre  les  traits  de  l'imparfaite  humanité,  et  ne  conserva  de 
la  religion  qu'une  idée  dont  il  aime  encore  à  rendre  hommage  au 
christianisme  :  c'est  qu'à  l'homme  moral  doit  s'unir  l'homme  spi- 
rituel, et  que  nos  fautes  et  nos  misères  doivent  s'absorber  et  s'é- 
teindre dans  une  régénération  de  l'âme  en  Dieu.  Sous  les  formes 
de  la  tradition,  sous  l'enveloppe  de  croyances  qu'il  ose  trouver  men- 
songères, cette  idée  est  demeurée  et  s'est  répandue  dans  le  monde 
à  la  faveur  et  au  nom  du  christianisme,  et  c'est  ainsi  qu'en  se  sé- 
parant de  toutes  les  églises,  de  toutes  les  sectes,  M.  Newman  ne 
consent  pas  à  reconnaître  qu'il  ne  lui  reste  rien  de  chrétien. 

Il  nous  conviendrait  peu  de  reproduire  ses  raisonnemens,  et  de 
paraître  écrire  sous  sa  dictée  une  réfutation  du  symbole.  On  nous 
croira  aisément  quand  nous  dirons  que  les  Phases  de  la  Foi  sont 
une  véritable  introduction  à  l'incrédulité.  La  sincérité  de  l'auteur 
se  montre  à  chaque  page,  et  elle  aurait  dû  sans  doute  désarmer  la 
rigueur  de  ses  censeurs.  Quant  à  son  argumentation,  quoiqu'elle  in- 
dique un  esprit  réfléchi  et  un  critique  intelligent,  elle  est  loin  d'être 
sans  réplique,  et  cet  ouvrage,  curieux,  intéressant  même,  comme 
compte-rendu  des  révolutions  intérieures  d'une  conscience  honnête, 
n'a  pas  une  bien  grande  force,  ni  surtout  une  grande  nouveauté, 
comme  démonstration  philosophique.  La  personne  de  l'auteur  a 
plus  d'originalité  que  ses  idées.  Il  faut  remarquer  un  trait  caracté- 
ristique de  l'écrivain,  et  peut-être  de  la  société  à  laquelle  il  appar- 
tient. L'incrédulité  en  France  a  dicté  bien  des  livres.  Dans  la  plu- 
part, la  religion  a  été  attaquée  comme  un  fait  extérieur  dont  il 
sUflUsait  de  ruiner  la  certitude  ou  la  probabilité  pour  qu'il  n'en 
restât  rien  dans  l'âme.  M.  Newman,  et  en  général  les  écrivains  pro- 
tastans,  je  dirai  même  tous  ceux  qui  ont  reçu  l'influence  anglo-ger- 
manique, procèdent  tout  autrement.  Le  principe  de  la  foi  chez  eux 
n'est  ni  l'adhésion  à  l'autorité  visible  d'une  tradition  sociale  ou  lit- 
téraire, ni  le  besoin  de  donner  une  forme  sensible  à  la  conception 
niétapbysique  de  la  Divinité  et  de  ses  rapports  avec  la  création  ;  c'est 
bien  plutôt  un  sentiment  implanté  ou  développé  soigneusement  dans 
leur  âme,  c'c^une  conscience  naturelle  ou  acquise  de  l'état  contra- 
dictoire de  dA^  nature  intérieure,  également  incapable  de  renon- 
cer et  de  revenir  au  bien,  convaincue  et  désespérée  de  son  impuis- 
•tnce,  séparée  de  Dieu  par  un  obstacle  invincible,  si  Dieu  ne  le 
détruit  lui-même,  irrésistiblement  ramenée  à  la  recherche  d'une 


CONTROVERSES   RELIGIEUSES   EN   ANGLETERRE.  15 

réconciliation  et  d'un  médiateur,  appelée  enfin  par  le  sentiment  de 
sa  perte  et  par  les  promesses  de  la  révélation  à  se  reposer  de  son 
salut  sur  un  divin  sauveur,  et  transformée  ainsi  en  une  autre  elle- 
même  comme  par  l'effet  d'une  naissance  nouvelle.  C'est  ce  senti- 
ment tout  intérieur  qui  motive  et  soutient  la  foi,  qui  en  est  la  raison 
d'être,  et  qui,  lorsqu'il  s'est  emparé  de  l'àme,  devient  plus  puissant 
que  toutes  les  suggestions  de  l'expérience  et  du  raisonnement;  mais 
il  en  résulte  aussi  que  la  religion  peut  prendre,  en  termes  d'école, 
un  caractère  purement  subjectif,  caractère  qu'elle  affecte  plus  rare- 
ment en  pays  catholique,  et  que  les  écrivains  de  notre  église  cher- 
chent rarement  à  lui  imprimer.  Dans  les  âmes  ainsi  disposées,  la 
foi  peut  ne  rien  perdre  de  son  intensité,  de  sa  puissance,  lors  même 
qu'elle  perd,  si  j'ose  ainsi  parler,  en  volume  et  en  uniformité.  Elle 
peut  maintenir  une  sympathie  profonde  et  une  communion  spiri- 
tuelle entre  des  hommes  qui  diffèrent  sur  le  nombre  et  la  nature  des 
dogmes  qu'ils  professent.  Il  n'est  même  pas  impossible  que  chez 
quelques-uns  la  croyance,  considérée  comme  système  de  faits  et 
d'idées,  soit  indécise  et  vague,  et  qu'auprès  d'elle  l'esprit  chrétien 
subsiste  avec  d'autant  plus  de  force  et  d'ardeur  qu'il  reste  concentré 
sur  un  seul  point.  Les  controverses  demeurent  dans  le  cercle  de  la 
théologie  et  n'affaiblissent  pas  le  lien  religieux.  En  un  mot,  la  reli- 
gion subjective  ne  dépend  point  intégralement  de  la  religion  objec- 
tive. Le  christianisme  est  à  la  fois  un  système  scientifique  et  une 
vie  nouvelle;  mais  l'un  n'est  pas  tellement  lié  à  l'autre  que  l'un  ne 
puisse  se  modifier  sans  que  l'autre  se  modifie  également.  En  France, 
c'est  l'homme  intellectuel  qui  domine  le  plus  souvent  dans  le  chré- 
tien; à  cela  du  moins  tend  notre  littérature  sacrée.  La  discussion 
des  bases  extérieures  de  la  religion  a  donc  chez  nous  de  tout  autres 
effets,  et  il  y  suffit  de  troubler  la  raison  pour  troubler  la  foi.  Il  en 
est  autrement  là  où  la  vie  spirituelle  est  plus  développée,  et  domine 
quelquefois  la  vie  de  l'intelligence,  qu'elle  semble  avoir  précédée, 
comparable  à  ces  sentimens  naturels  qui  devancent  en  nous  l'édu- 
cation, et  que  l'éducation  essaierait  en  vain  d'affaiblir.  Ce  n'est  pas 
que  la  religion,  ainsi  considérée,  échappe  à  la  destinée  de  toute 
doctrine  dans  laquelle  la  subjectivité  tend  à  régner  trop  exclusive- 
ment. On  sait  qu'en  philosophie,   si  l'on  se  borne  à  représenter 
toutes  nos  connaissances  uniquement  comme  des  actes  ou  des  états 
intérieurs  de  l'esprit,  on  perd  de  vue  l'importance  de  leur  objet,  et 
la  réalité  des  choses  disparaît.  De  même  la  religion,  ramenée  en 
quelque  sorte  à  la  disposition  religieuse,  peut  perdre  de  sa  vérité 
absolue  et  passer  pour  une  pure  illusion  du  sujet  pensant.  Sans 
doute  elle  résisterait  mieux  à  cette  épreuve  que  ne  le  fait  la  connais- 
sance humaine  en  général.  Exposer  nos  perceptions  et  nos  jugemens 


46  BEVUE  DES  DEUX  MONDES*^ 

nécessaires  à  ne  figurer  que  comme  phénomènes  de  quelque  chose 
d'inconnu  qui  juge  et  qui  perçoit,  c'est  faire  la  partie  trop  belle  au 
scepticisme.  Mais  dans  la  religion,  dont  l'objet  n'est  pas  de  ce 
monde,  les  sentimens  et  les  idées  sont  provisoirement  nos  seules 
données  pour  établir  l'existence  du  monde  invisible,  et  l'homme, 
fût-il  réduit  aux  lois  morales  qui  le  conduisent  à  la  croyance  en 
Dieu,  ne  serait  pas  dépouillé  de  toute  confiance  légitime  dans  l'objet 
mystérieux  de  ses  plus  hautes  pensées.  Une  célèbre  philosophie, 
sceptique  sur  tout  le  reste,  n'a,  comme  on  sait,  retrouvé  la  certitude 
que  là.  Cependant,  si  l'on  se  place  au  poyit  de  vue  de  la  révélation 
(et  ce  n'est  que  par  un  effort  d'esprit  qu'on  peut  s'en  abstenir),  il 
est  évident  que  les  dispositions  et  les  croyances  de  l'homme  inté- 
rieur, quoique  très  importantes,  plus  importantes  que  tout  le  reste, 
ne  peuvent  être  exclusivement  prises  en  considération,  et  quoique 
M.  iNewmany  ait  trouvé  l'avantage  de  ne  point  tomber  dans  le  néant 
religieux  où  tombait  immanquablement  un  sceptique  français  du 
xTiii*  siècle,  on  n'arriverait  pas,  je  le  crois  du  moins,  à  composer, 
avec  les  principes  qu'il  a  sauvés  du  naufrage  de  la  foi,  un  tout  con- 
sistant et  communicable,  un  système  de  croyances  susceptible  d'être* 
enseigné  et  de  se  maintenir  dans  la  tradition  sociale. 

Le  positif  de  sa  religion  se  trouve  dans  un  ouvrage  qu'il  a  intitulé 
tAme,  ses  peines  et  ses  aspirations»  C'est  un  essai  psychologique 
dans  lequel,  avec  un  vrai  talent  d'observation,  il  démêle  en  nous 
le  germe  du  sentiment  religieux,  puis  des  idées  religieuses.  Depuis 
la  crainte  instinctive  de  l'inconnu  jusqu'aux  vérités  générales  d'une 
tbéodicée  pure,  il  montre  assez  bien,  dans  certaines  affections  et  cer- 
taines pensées  universelles,  la  source  de  tout  ce  qui  compose  et  la 
piété  et  la  théologie  naturelle.  Cette  partie  purement  philosophique 
du  livre  n'est  même  pas  incompatible  avec  toute  théologie  révélée, 
et  on  peut  la  lire  avec  plaisir  et  avec  profit,  comme  un  bon  travail 
sur  la  nature  intérieure  de  l'homme.  La  précision  et  la  dialectique 
ne  sont  pas  les  dons  particuliers  de  l'auteur;  il  a  pourtant  de  la 
fmesse,  0  a  des  vues,  et  s'il  ne  s'agissait  que  d'un  mémoire  de  psy- 
chologie, on  pourrait  approuver  l'ouvrage  en  toute  sûreté  de  con- 
science. Mallieureusement,  après  avoir  montré  quels  sont  les  abus 
possibles  même  des  principes  naturels  de  toute  religion,  il  croit 
retrouver  ces  abus  sous  toutes  leurs  formes,  d'abord  dans  les  super- 
stitions populaires,  puis  dans  les  préjugés  ecclésiastiques,  et  il  atta- 
que avec  une  vivacité  vindicative  toutes  les  prétentions  de  l'ortho- 
doxie. La  séiérité  de  sa  polémique  ne  l'empêche  pas  cependant  de 
rendre  encore  hommage  à  nos  livres  saints.  11  convient  que,  sage- 
ment interprétés,  ils  sont  propres  à  développer  dans  l'humanité 
U  vie  spirituelle.  C'est  par  le  christianisme  que  la  vérité  religieuse 


CONTROVERSES    RELIGIEUSES    EN    ANGLETERRE.  17 

s'est  propagée;  c'est  encore  sur  lui,  dégagé  de  tout  ce  qui' le  cor- 
rompt, qu'il  compte  pour  combattre  le  paganisme  pratique  qui  règne 
dans  la  société,  et  qu'il  impute  principalement  à  la  bigoterie  des 
clergés  constitués.  Il  espère  que  le  progrès  social,  dont  il  se  pro- 
clame le  zélé  partisan,  pourra,  grâce  à  une  réforme  heureuse,  de- 
venir un  progrès  religieux.  Là  encore  il  voit  un  avenir  chrétien,  et 
par  conséquent  il  semble  reconnaître  encore  dans  l'avènement  du 
christianisme  le  moyen  par  lequel  la  Providence  a  préparé  la  con- 
version du  monde.  Le  Christ  ne  cesse  pas  d'être  pour  lui  en  un  cer- 
tain sens  le  médiateur  entre  Dieu  et  l'homme;  mais  cette  croyance' 
n'est  guère  qu'à  la  surface  de  son  esprit,  quoiqu'un  sentiment  inti- 
mement religieux  paraisse  être  resté  dans  son  |ïne. 

in. 

On  a  déjà  remarqué  la  situation  équivoque  où  se  placent,  inévi- 
tablement peut-être,  les  unitairiens,  obligés  de  voir  avec  bienveil- 
lance, d'encourager  même  tout  effort  pour  éliminer  autant  que  pos- 
sible le  merveilleux  du  christianisme;  ils  ont  peine  à  se  distinguer 
bi  jn  nettement  de  la  philosophie  pure,  et  leur  indulgence  est  acquise 
même  aux  excès  de  la  liberté  de  penser.  Les  unitairiens  ne  pouvaient 
donc  refuser  à  M.  Newman  une  certaine  communauté  de  principes 
avec  le  socinianisme.  Quant  à  lui,  tout  en  répondant  courtoisemeat 
à  leur  courtoisie,  tout  en  faisant  leur  éloge,  il  se  sépare  d'eux  et 
les  combat.  Ceux-ci  de  leur  côté  l'ont  défendu  contre  ses  adver- 
saires orthodoxes;  ils  ont  loué  ses  efforts  et  ses  livres,  et  autorisé 
ainsi  le  public  à  le  compter  dans  leurs  rangs.  Cependant  une  des 
critiques  les  plus  sérieuses  à  laquelle  M.  Newman  se  soit  cru  obligé 
de  répondre  lui  est  venue  du  révérend  James  Martineau,  naguère 
ministre  unitairien  à  Liverpool.  En  lui  témoignant  beaucoup  de 
bienveillance  et  d'estime,  cet  écrivain,  qui  me  paraît  au  premier 
rang  de  ceux  de  sa  croyance,  a  insisté  sur  les  différences,  suivant 
lui  fondamentales,  qui  le  séparent  de  M.  Newman,  et  c'est  en  gé- 
néral dans  ses  ouvrages  qu'il  faudrait  chercher  l'expression  la  plus 
exacte  de  l'unitairianisme,  autant  qu'une  doctrine  aussi  pénétrée 
du  principe  du  libre  examen  individuel  peut  être  exactement  expri- 
mée. Je  ne  connais  de  M.  Martineau  que  deux  ouvrages,  ses  Mis- 
cellanies,  recueil  d'articles  insérés  dans  les  revues,  et  le  Rationale 
of  religions  inquiry,  qui  pourrait  être  un  traité  philosophique  de 
religion.  Ces  deux  ouvrages  suffisent  pour  dénoter  un  esprit  distin- 
gué, iqui,  ainsi  que  tant  d'autres  esprits  distingués,  excelle  dans  la 
critique,  mais  qui  paraît  inspiré  par  un  désir  véritable  d'étroite- 
ment  unir  des  sentimens  encore  chrétiens  avec  les  lumières  de  sa 

TOME   XI\.  2 


13  RETOB   DES   DEUX   MONDES. 

raison.  Son  essai  sur  Priestley  indique  un  juge  compétent  dans  les 
matières  de  philosophie,  et  ses  dlfférens  travaux  sur  les  rapports  de 
Téglise  et  de  l'état  le  montrent  dans  ses  jugemens  fort  au-dessus 
des  intérêts  de  secte  et  de  parti.  Bien  pénétré  de  la  difficulté  du 
problème,  s'il  en  donne  lui-môme  une  solution  assez  vague,  il  ex- 
pose et  discute  supérieurement  les  systèmes  de  Hooker,  de  War- 
burton,  de  Goleridge,  de  Whately,  d'Arnold,  et  toutes  les  contro- 
verses du  jour  sur  une  question  non  moins  politique  que  religieuse. 
Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  qu'il  ne  parle  d'Arnold  qu'avec  cette 
sympathie  respectueuse  que  le  maître  de  Rugby  a  eu  le  don  d'in- 
spirer à  tous  les  amis  éclairés  du  bien. 

M.  Martineau^nsidère  comme  incompatible  avec  le  christia- 
nisme VanU'Supernaturaltsme,  qui  prétend  rendre  compte  de  toute 
l'œuvre  du  Christ  et  désigner  les  causes  secondes  auxquelles  pour- 
raient être  attribués  tous  les  caractères  de  la  religion  et  de  son  au- 
teur. A  ses  yeux,  ceux  qui  regardent  le  Christ,  non  comme  une  source 
originale  de  vérité  et  de  bien,  mais  comme  un  produit  d'influences 
étrangères,  non  comme  le  maître  de  leur  foi ,  mais  comme  un  con- 
disciple à  l'école  de  la  vérité  spirituelle,  ne  sauraient  être  appelés 
chrétiens.  La  croyance  à  laquelle  il  accorde  ce  nom  peut  s'associer 
cependant  avec  un  anti-supernaturalisme,  non  pas  philosophique, 
mais  historique,  c'est-à-dire  qui,  sans  nier  en  soi  la  possibilité  des 
miracles,  se  bornerait  à  mettre  en  question,  par  la  critique  des  té- 
moignages, la  réalité  de  certains  miracles,  et  n'en  conclurait  rien 
contre  les  droits  surnaturels  de  la  religion  dont  les  monumens  con- 
tiennent ces  miraculeux  récits.  Quant  à  lui,  le  tableau  de  la  venue 
du  christianisme  le  frappe  et  le  persuade.  M.  Martineau  voit  là  une 
intention  de  la  Providence  ;  seulement,  pour  la  connaître,  il  n'a  pas 
besoin  de  croire  que  tout  soit  divin  dans  les  livres  qui  lui  révèlent  ce 
grand  événement.  Ces  livres  d'abord  ne  contiennent  pas  cette  affir- 
mation. Il  les  regarde  bien  comme  énonçant  des  réalités,  dont  la 
plus  pure  et  la  plus  constante  est  la  beauté  unique  du  caractère  de 
Jésus  :  point  de  dissidences,  point  de  contradictions  là-dessus.  A  tous 
autres  égards,  l'ensemble  des  écrits  tenus  pour  canoniques  n'offre 
pas  une  telle  unité,  une  si  irrésistible  évidence,  une  infaillibilité  si 
manifeste,  qu'une  portion  considérable  de  la  société  chrétienne  n'ait 
été  obligée  de  chercher  ailleurs  la  certitude,  et  d'attribuer  à  une 
autorité  vivante  le  don  de  l'inspiration,  afin  d'interpréter  dans  son 
vrai  sens  l'inspiration  des  écrivains  sacrés.  En  s'exprimant  ainsi  sur 
l'égUie  catholique  avec  un  ton  beaucoup  moins  hostile  que  la  plu- 
part des  théologiens  anglais,  M.  Martineau  ne  néglige  pas  de  mettre 
<^*û«  too  jour  le  vice  de  raisonnement  sur  lequel  repose  la  doctrine 
de  l'iniaUlibililé  constituée  sur  la  terre.  11  s'attache  à  prouver  qu'un 


CONTROVERSES   RELIGIEUSES  EN  ANGLETERRE.  1^ 

certain  rationalisme  est  toujours  caché  dans  la  prétention  de  fon- 
der la  foi  en  dehors  de  la  raison,  et  son  argumentation  retombe 
avec  plus  de  force  encore  sur  le  protestantisme.  Lorsque  les  pro- 
testans  attribuent  l'infaillibilité  à  l'Écriture,  ils  oublient  toujours  de- 
démontrer  à  quelle  signification  de  l'Écriture  cette  infaillibilité  ap- 
partient. Croire  que  la  vérité  est  dans  la  Bible  n'avance  à  rien,  si 
l'on  ne  sait  quelle  vérité  est  dans  la  Bible.  Or,  là  où  n'existe  ni  tra- 
dition, ni  autorité  au-dessus  de  l'erreur,  pour  la  faire  connaître, 
reste  l'unique  voie  par  laquelle  en  toute  autre  chose  les  hommes 
cherchent  la  vérité.  Le  rejet  du  sens  de  l'Écriture  est  l'hérésie,  soit; 
mais  quel  est  ce  sens?  Les  protestans  ne  peuvent  l'établir  que  par 
la  discussion.  Il  n'y  a  donc  pas  d'hérésie,  si  l'on  entend  par  là  une 
erreur  dogmatique  qui  mérite  d'être  condamnée  et  punie.  Ainsi  le 
christianisme  protestant  ne  peut  éviter  d'être  au  fond  un  rationa- 
lisme chrétien.  Le  verset  20  du  quatorzième  chapitre  de  la  première 
aux  Corinthiens  doit  être  entendu  ainsi  :  «  Mes  frères,  ne  soyez  pas 
des  enfans  par  l'intelligence.  En  méchanceté,  soyez  enfans;  mais 
en  intelligence,  soyez  des  hommes  faits.  »  Or  la  première  règle  de 
l'intelligence,  quand  on  l'applique  à  l'Écriture,  c'est  de  s'abandon- 
ner franchement  à  l'impression  que  l'Écriture  produit.  Il  ne  faut 
pas  en  aborder  l'étude  avec  des  idées  préconçues,  comme  le  calvi- 
niste, qui  veut  y  retrouver  les  élémens  d'un  credo  scolastique; 
comme  F  anti-supernaturaliste  allemand,  qui,  décidé  à  éliminer  tout 
miracle,  torture  le  récit  pour  le  réduire  aux  incidens  de  la  vie  com- 
mune; comme  l'unitairien  même,  qui  s'est  fait  un  principe  de  ne 
rien  voir  dans  l'Écriture  qui  ne  soit  rationnel  et  universel.  Il  faut  au 
contraire  entrer  sans  résistance  dans  la  pensée  de  l'auteur  sacré, 
comprendre  ce  qu'il  dit  comme  il  le  comprend,  et  s'identifier  avec 
ses  sensations  et  ses  idées.  Une  fois  l'Écriture  ainsi  interprétée,  le 
rôle  de  la  raison  commence.  L'intelligence  dont  parle  saint  Paul 
peut  apprécier  alors  en  soi  ce  qui  lui  est  enseigné  ou  raconté,  et 
pourvu  qu'elle  ne  déclare  pas  à  priori  fausse  toute  idée  de  révéla- 
tion et  de  miracle,  elle  peut  à  son  tour  juger  au  fond  l'interpréta- 
tion du  texte  et  dégager  la  vérité  même  de  la  pensée  personnelle  de 
l'écrivain,  car  la  foi  n'exige  le  sacrifice  d'aucune  vérité.  Il  y  a  par 
exemple  des  théologiens  qui  voudraient  proscrire  la  religion  natu- 
relle en  faveur  de  la  religion  révélée;  l'une  au  contraire  doit  con- 
courir avec  l'autre.  La  seconde  prend  la  première  comme  établie; 
elle  trouve  ses  propres  fondemens  dans  les  principes  de  la  religion 
naturelle  :  elle  les  comprend  tous,  étant,  à  parler  exactement,  Vas- 
somption  des  uns  et  la  confirmation  ou  l'anticipation  des  autres,  car 
les  miracles  mêmes  ne  seraient  pas  une  preuve  de  l'existence  de  Dieu, 
si  cette  existence  n'était  connue  d'ailleurs  :  ils  n'atte^toiment  qu'un 

• 


20  RSnJE    DES   DEUX   MONDES. 

pouvoir  qui  nous  est  inconnu  parmi  les  forces  qui  régissent  la  na- 
ture. Cependant,  si  nous  nous  sommes  élevés  à  la  notion  d'un  Dieu, 
c'est-à-dire  d'une  puissance  intelligente,  les  miracles  en  sont  une 
marque,  et  nous  la  rendent  pour  ainsi  dire  présente.  Du  reste,  avec 
ou  sans  miracles,  le  christianisme  a  fait  ses  preuves;  l'œuvre  du 
Christ  a  changé  le  monde.  Par  lui ,  non-seulement  les  vérités  fon- 
damentales de  toute  religion  sont  devenues  plus  saisissables  et  plus 
saisissantes,  mais  encore  une  révolution  morale  s'est  accomplie,  et 
de  nouveaux  devoirs  ont  enfanté  de  nouvelles  vertus.  Le  sentiment 
d'une  mission  de  paix  et  de  vérité  a  été  jeté  dans  le  monde  par 
l'exemple  et  l'influence  de  la  sienne.  M.  Martineau  s'anime  d'une 
pieuse  allégresse,  quand  il  célèbre,  en  décrivant  ses  effets,  les  beau- 
tés du  christianisme,  et  c'est  dans  ces  momens  que  l'on  croit  le 
mieux  entendre,  en  le  lisant,  un  prédicateur  chrétien. 

Son  Rationale  ne  saurait  toutefois  être  pris  comme  une  démon- 
stration de  la  religion  unitairienne;  mais  c'est  un  exposé  de  la  mé- 
thode à  suivre  pour  s'en  approcher,  et  la  manifestation  d'une  cer- 
taine foi  générale  à  l'Évangile  fondée  particulièrement  sur  l'amour 
du  bien  moral  et  sur  l'amour  de  l'humanité.  Le  sentiment  du  péché, 
comme  principe  du  besoin  et  de  l'idée  d'une  rédemption,  ne  joue 
pas  un  grand  rôle  dans  les  croyances  de  M.  Martineau.  Sous  ce 
point  de  vue,  il  semble  très  peu  protestant;  c'est  un  philosophe 
religieux,  un  optimiste  chrétien,  un  esprit  croyant  et  libéral,  qu'on 
jugera  mieux  en  l'écoutant  parler. 

«  Foi  de  nos  pères!  toi  d*où  ils  tiraient  une  divine  force  dans  leurs  travaux 
et  une  divine  paix  dans  leurs  souffrances,  toi  qui  leur  donnais  Tespérancede 
s'endormir  en  Jésus,  et  leur  ouvrais  le  ciel  où  maintenant  ils  résident  à  ja- 
mais! Foi  des  poètes  et  des  philosophes,  des  prophètes  et  des  martyrs,  des 
meilleurs  amis  de  Thumanité  et  des  ennemis  de  la  misère  et  du  mal!  Foi  de 
Hilton  et  de  Howard,  qui  inspirais  la  muse  de  Tun  quand  elle  laissait  échap- 
per les  accens  de  la  piété  et  de  la  liberté  tout  ensemble,  et  qui  armais  le  cou- 
rage de  Pautre  pour  braver  la  maladie  et  percer  les  ténèbres  des  cachots, 
afin  qu'aucun  enfant  de  la  faute  ne  pût  rester  sans  consolation  !  Foi  du  peuple, 
dont  les  prêtres  n'ont  pas  eu  le  pouvoir  d'éteindre  la  générosité,  et  dont  les 
tyrans  ont  en  vain  combattu  les  tendances  libératrices!  Toutes  tes  victoires 
ne  sont  pas  encore  remportées,  non,  jusqu'à  ce  que  les  dernières  et  les  plus 
abaissées  des  victimes  de  la  pauvreté,  de  l'ignorance  et  du  péché  aient  été 
rachetées  et  relevées  à  la  conscience  de  l'intelligence  et  au  sentiment  de 
riromortallté.  Dans  une  douce  majesté,  tu  as  été  portée  sur  les  lieux  hauts  de 
notre  monde,  comme  ton  grand  Auteur  sur  le  mont  des  Oliviers.  Descends  un 
peu  plus  baj»,  descends  dans  les  vallées,  là  où  l'humaine  souffrance  se  cache 
«l  pleure.  Hegarde  encore  la  cité  que  nous  habitons  à  travers  les  larmes  de 
la  plUé,  et  rends-nous  dignes  de  nous  unir  dans  le  cri  de  joie  :  liosannah  au 
flisde  David!  Béni  soit  celui  qui  vient  au  nom  du  Seigneur!  » 


I 


CONTROVERSES   RELIGIEUSES    EN    ANGLETERRE.  21 

Après  vingt-cinq  ans  de  ministère  à  Liverpool,  M.  James  Marti- 
neau  vient  d'être  appelé  dans  la  ville  de  Londres.  Nous  avons  sous 
les  yeux  son  discours  d'adieu  à  son  ancien  troupeau,  si  ce  nom 
convient  aux  auditeurs  ordinaires  d'un  ministre  unitairien.  On  y 
retrouve,  avec  une  couleur  de  moins  en  moins  dogmatique,  cette 
pensée  dominante,  qu'au  théisme  il  suffit  que  Dieu  existe,  tandis 
qu'au  christianisme  il  faut  encore  que  Dieu  vive.  C'est  l^union  vi- 
vante de  Dieu  avec  l'humanité  qui  est  le  fond  de  la  religion,  et  là  est 
la  grande  révélation  de  l'Évangile.  On  sent  que  cette  pensée  peut 
indifféremment  s'accorder  avec  toutes  les  croyances  particulières 
dont  se  compose  la  foi  chrétienne,  ou  s'en  dégager  au  contraire  pour 
devenir  seulement  cette  perpétuelle  théophanie  que  le  néo-platoni- 
cien retrouve  dans  tous  les  phénomènes  de  l'univers,  et  particuliè- 
rement du  monde  moral.  Cette  flexibilité  d'une  religion  qui  n'exclut 
presque  rien,  qui  n'exige  presque  rien,  peut  avoir  de  certains  avan- 
tages dans  la  pratique,  car  les  hommes,  au  fond  de  leur  pensée, 
aiment  plus  qu'ils  n'en  conviennent  à  choisir  entre  les  articles  du 
symbole  qu'ils  professent  extérieurement;  mais  elle  donne,  dans  la 
spéculation  et  dans  la  controverse,  à  la  doctrine  unitairienne  une 
faiblesse  systématique  dont  il  lui  sera  toujours  assez  difficile  de  se 
corriger. 

lY. 

On  remarquera  un  trait  commun  à  tous  ces  défenseurs  de  la  libre 
interprétation  du  christianisme  contre  l'interprétation  orthodoxe  : 
ils  ont  tous  foi  dans  le  progrès  social,  ils  tendent  tous  aux  réformes 
politiques.  En  général,  ils  approchent  du  radicalisme;  quelques-uns 
même  le  poussent  à  ce  que  le  continent  appelle  le  socialisme  démo- 
cratique. Il  est  assez  rare  qu'ils  se  préservent  d'un  penchant  impru- 
dent pour  les  livres  des  novateurs  illimités  que  l'Europe  tient  en  si 
juste  défiance.  On  aurait  tort  d'expliquer  cela  par  le  thème  trivial 
de  la  fraternité  révolutionnaire.  Même  quand  des  Anglais  ont  l'air 
de  faire  comme  les  autres,  soyez  certain  que  c'est  pour  des  raisons 
particulières;  ils  se  distinguent  de  ceux  à  qui  ils  ressemblent.  Ce 
n'est  pas  non  plus  par  calcul  que  les  auteurs  dont  nous  parlons 
cherchent  appui  là  où. ils  croient  entrevoir  quelque  communauté 
d'idées,  et  certainement  un  lien  secret  opère  ce  rapprochement,  en 
partie  involontaire.  Sans  ici  rien  approfondir,  on  doit  avertir  les 
penseurs  religieux  qui  n'ont  avec  les  excentricités  philosophiques  et 
sociales  aucune  identité  de  motifs  et  d'intentions,  qu'ils  ne  sauraient 
trop  user  de  discernement  dans  le  choix  de  leurs  alliances.  Les  mi- 
norités sont  toujours  trop  faciles  à  s'associer  par  la  communauté  des 


22  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

répugn&Dces,  et  à  prendre  pour  Taccord  des  sentimens  le  concert 
des  hostilités.  Le  plus  grand  soin  des  sectes  comme  des  partis  doit 
être  d'éviter  que  le  monde  prenne  le  change  sur  leur  cause  et  sur 
leur  drapeau. 

Ce  n'est  pas  que  nous  soyons  d'humeur  à  grossir  de  nos  cris  la 
clameur  de  la  réaction  et  à  nous  mêler  aux  hurlemens  des  bergers 
contre  les  loups,  des  soi-disant  bergers  contre  les  prétendus  loups. 
On  ne  saurait  méconnaître  ce  qu'il  y  a  de  réel  et  de  légitime  dans 
l'idée  d'une  certaine  transformation  de  la  société  moderne.  La  faute 
des  socialistes  est  de  ne  pas  voir  qu'à  cet  égard  le  plus  fort  est  fait; 
mais  on  ne  peut  disconvenir  par  exemple  que  la  liberté  religieuse 
n'est  pas  dans  le  monde  tout  ce  qu'elle  doit  être.  11  y  a  et  il  y  aura 
longtemps,  moins  dans  les  lois  que  dans  les  idées,  des  restrictions 
intolérantes,  qui  rendront  l'indifférence  et  l'hypocrisie  plus  com- 
modes que  la  foi  et  la  ferveur  des  congrégations  indépendantes. 
Celles-ci,  asile  naturel  de  la  piété  spontanée,  auront  à  lutter  long- 
temps contre  le  dédain  et  la  défiance  de  l'opinion,  et  il  leur  faudra 
bien  du  courage  et  de  la  persévérance  pour  faire  accepter  comme 
un  droit  la  sincérité  de  la  conviction.  Dans  la  Grande-Bretagne 
même,  où  l'esprit  de  secte  est  comme  indigène,  les  communions 
qui  n'ont  pas  une  existence  historique  ont  de  la  peine  à  conquérir 
leur  place  au  soleil,  et  je  comprends  qu'en  présence  d'un  corps 
d'institutions  qui  semblent  se  fermer  devant  elles,  elles  invoquent 
la  réforme,  et  cherchent  à  faire  brèche  dans  les  murailles  de  l'éta- 
blissement, religieux.  L'opinion  même  leur  oppose  une  résistance 
qui  n'est  pas  fort  conséquente  là  où  l'on  admet  les  baptistes,  les 
quakers  et  les  moraves.  Le  préjugé  politique  est  parvenu  à  mainte- 
nir une  proscription  morale  contre  la  doctrine  religieuse  de  Locke 
et  de  Milton,  peut-être  de  Somers  et  de  Burnet,  dès  qu'elle  prétend 
devenir  le  mot  d'ordre  d'une  association  constituée.  Une  aversion 
peu  raisonnée  l'a  longtemps  tenue  en  suspicion  sans  trop  la  com- 
prendre, u  Accusez  un  homme  d'être  socinien,  disait  le  révérend 
Sidney  Smith,  et  c'est  fait  de  lui,  car  tous  les  gentilshommes  de 
campagne  pensent  que  c'est  quelque  chose  comme  braconnier.  »  U 
est  donc  naturel  que  l'effort  d'indépendance,  permis,  prescrit  même 
à  toute  conviction  religieuse,  cherche  à  s'aider  de  tout  ce  qui  veut 
une  réforme.  L'église  établie  se  pose  comme  un  obstacle.  11  s'est 
même  développé  à  son  arrière-garde  un  esprit  de  réaction  à  qui  il 
ne  manque  que  la  puissance  pour  rétablir  l'oppression.  Au  fond,  le 
puteybme  est  contre-révolutionnaire;  c'était  l'opinion  d'Arnold,  et 
c'est  la  vérité.  Il  y  a  donc  une  alliance  naturelle  entre  les  sectes 
indépendantes  et  tout  le  parti  libéral.  Cette  alliance  n'est  pas  d'hier, 
et  ce  n'est  que  justice,  lorsque  les  historiens  qui  aiment  la  liberté 


CONTROVERSES   RELIGIEUSES  EN    ANGLETERRE.  23 

reviennent  aujourd'liui  à  des  sentimens  plus  favorables  pour  les  amis 
de  Vane  et  de  Hutchinson,  pour  les  sectaires  enthousiastes,  ancêtres 
des  plus  nobles  tribus  de  la  nation  américaine. 

La  confiance  dans  le  mouvement  de  notre  siècle,  l'étude  des  be- 
soins actuels  de  la  société,  la  recherche  des  principes  politiques  et 
économiques  qui  peuvent  remplacer  les  préjugés  routiniers  des 
vieux  gouvernemens ,  la  sympathie  pour  tous  les  opprimés,  la  cu- 
riosité pour  toutes  les  nouveautés,  l'esprit  libéral  en  un  mot,  tout 
est  donc  à  sa  place  dans  ces  congrégations  chrétiennes,  dont  l'exis- 
tence est  encore  disputée.  Ces  congrégations  peuvent  même  s'allier 
sans  crainte  à  la  pure  philosophie,  lorsque  celle-ci ,  sans  arrière- 
pensée  ni  réserve,  adhère  aux  principes  de  la  religion  et  se  montre 
sincèrement  conciliable  avec  les  croyances  sacrées  qu'elle  ne  par- 
tage pas.  Les  intérêts  de  la  raison  sont  au  fond  du  même  côté  que 
les  droits  de  la  conscience.  Aussi  ne  pouvons-nous  trouver  à  redire 
au  mouvement  de  liberté  intellectuelle  qui  se  manifeste  depuis  peu 
dans  la  littérature  anglaise.  Un  bon  nombre  d'écrivains  ont  abordé 
les  grandes  questions  que  les  hommes  d'église  auraient  voulu  se 
réserver.  La  timidité  qui,  pendant  les  trente  années  immédiatement 
postérieures  à  1790,  avait  un  peu  abaissé  la  pensée  a  fait  place  à 
cette  fermeté  d'intelligence,  à  cette  tranquille  hardiesse  qui  ne  s'é- 
pouvante d'aucune  question,  qui  juge  tout  ce  qu'elle  respecte,  et 
qui  croit  que  toute  vérité  gagne  au  remplacement  de  l'autorité  par 
la  raison. 

Les  lecteurs  de  la  Revue  ont  été  plus  d'une  fois  entretenus  des 
écrits  de  M.  Greg;  ils  le  connaissent  pour  un  publiciste  et  uii  écono- 
miste hautement  distingué,  qui  suit  d'un  œil  inquiet  et  clairvoyant 
toutes  les  vicissitudes  de  la  société  contemporaine,  qui  augure  bien 
de  ses  destinées  sans  ignorer  ses  périls,  qui  sonde  ses  maux,  mais 
pour  les  guérir,  et  qui  lui  donne,  avec  autant  d'indépendance  que 
de  talent,  les  conseils  de  la  sagesse.  Dans  les  divers  essais  déjà 
publiés  où  il  a  comparé  son  pays  aux  autres  états  du  continent,  il 
a  montré  généralement  qu'il  savait  distinguer  à  merveille  l'esprit 
réformateur  de  l'esprit  révolutionnaire.  11  a  signalé  plus  d'une  fois 
ce  caractère  licencieux  que  revêt  souvent  en  Europe  l'esprit  de 
liberté,  et  qui  le  rend  quelquefois  entreprenant  sans  but,  dangereux 
et  impuissant,  incapable  de  respecter  rien  de  ce  qu'il  n'a  pas  fait, 
et  de  fonder  après  avoir  détruit.  Il  a  bien  vu  que  ce  mal  avait  une 
cause  morale  qui  devait  être  cherchée  ailleurs  que  dans  les  idées 
politiques  du  temps,  idées  généralement  aussi  sages  que  les  hommes 
le  sont  peu.  Il  a  reconnu  que  cet  état  moral,  qu'il  serait  trop  long 
de  décrire,  se  liait  à  un  affaiblissement  du  principe  religieux  dans 
•l'humanité.  Cet  affaiblissement  est  plutôt  un  effet  qu'une  cause, 


24  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

mais  il  ajoute  au  mal  qu'il  décèle,  et  M.  Greg  a  plus  d'une  fois  fait 
entendre  qu'il  le  comptait  au  nombre  des  raisons  qui  troublent  sa 
confiance  dans  le  triomphe  complet  et  régulier  de  la  liberté  mo- 
derne. 11  lui  paraît  très  diflTicile  que  tous  ceux  qui  croient  défendre 
la  religion  acceptent  la  liberté,  et  que  tous  ceux  qui  veulent  la 
liberté  reviennent  à  la  religion.  11  y  a  là  une  double  réforme  à 
opérer  qu'il  ne  peut  regarder  comme  assurée,  et  ses  doutes  sont 
ceux  d'un  esprit  sage,  qui  craint  également  les  illusions  et  les 
préjugés. 

Son  pays  lui  inspire  beaucoup  moins  d'inquiétudes.  Bien  que  peu 
disposé  à  se  dissimuler  les  difficultés  des  choses,  celles  que  les 
Anglais  ont  à  combattre  lui  paraissent  surmontables.  Elles  seront 
surmontées,  pourvu  que  la  raison  publique,  toujours  avertie,  soit 
toujours  prête  aux  sacrifices  nécessaires,  et  troifve  un  appui  con- 
stant dans  le  caractère  national.  Il  professe  le  principe  de  Sénèque, 
sanabilibus  œgrotamus  malis,  principe  généralement  accepté  des 
Anglais,  quoiqu'il  soit.au  fond  la  négation  du  pur  calvinisme;  mais 
ce  calvinisme  même,  mais  les  formes  qu'il  a  prises,  les  institutions 
dans  lesquelles  il  s'est  en  partie  perpétué,  en  partie  dénaturé,  les 
maximes  et  les  pratiques  des  corps  et  des  partis  religieux,  tout  cela 
ne  donne  à  M.  Greg  ni  une  satisfaction  sans  mélange  ni  une  entière 
sécurité.  11  entrevoit  dans  la  durée  et  la  puissance  à  venir  de  cer- 
tains abus  et  de  certains  préjugés  qu'on  s'efforcerait  de  rendre  insé- 
parables du  christianisme  une  sorte  de  provocation  à  l'indifférence 
religieuse,  ou  même  à  la  révolte  contre  toute  règle  morale  ayant  une 
autre  sanction  que  les  lois  ou  les  dangers  de  ce  monde.  Il  ne  croit 
pas  cependant  à  la  possibilité  d'une  société  purement  matérialiste, 
et,  fût-elle  possible,  il  n'a  nulle  envie  de  la  voir  réalisée.  Il  veut 
donc  la  religion.  Or  la  religion,  dès  qu'elle  est  autre  chose  qu'une 
idée  ou  un  sentiment,  ne  peut  être  que  le  christianisme,  et  le  chris- 
tianisme, qui  devrait  être  un  lien  entre  les  hommes,  devient  une 
question  qui  les  divise.  Pour  faire  cesser  la  divergence  ou  le  conflit, 
il  faudrait  une  transaction  entre  l'esprit  traditionaliste  de  l'église 
et  l'esprit  rationaliste  d'une  partie  de  la  société  moderne;  mais  une 
transaction  n'est  possible  que  lorsqu'au  moins  une  des  deux  parties 
cède  quelque  chose,  c'est-à-dire  se  réforme.  Il  faut  que  l'église 
comprenne  qu'on  peut  être  encore  religieux  sans  être  orthodoxe;  il 
Cwit  que  la  société  laïque  sache  comment  on  peut  être  chrétien 
•lOi  être  intolérant.  Qu'est-ce  donc  que  cette  base  de  transaction? 
qu'est-ce  que  cette  croyance  commune?  qu'est-ce  que  ce  fond  du 
christianisme,  dont  les  uns  doivent  se  contenter,  auquel  les  autres 
doivent  revenir?  qu'est-ce  en  un  mot  que  la  croyance  chrétienne? 

Tel  est  à  peu  près  le  Utre  difficile  à  traduire  d'un  livre  que  M.  Greg 


I 


CONTROVEBSES    BELIGIEUSES    EN  ANGLETERRE.  25 

a  composé  il  y  a  quelques  années  (4).  Le  sujet  est  grand  assurément, 
surtout  si  l'on  réfléchit  que  l'auteur  a  entrepris  de  le  traiter  avec 
une  complète  indépendance.  Son  but  n'est  pas  la  conformité  à  telle 
ou  telle  créance  établie,  mais  à  la  vérité  chrétienne.  Malgré  son 
ferme  propos  d'impartialité,  il  a  commencé  son  ouvrage  avec  une 
conviction  déjà  faite,  c'est  que  la  doctrine  reçue  touchant  l'inspira- 
tion de  l'Écriture  était  un  grand  mal  à  la  fois  pour  la  religion  et 
pour  la  tolérance.  La  question  de  l'autorité  de  la  Bible  est  effecti- 
vement en  pays  protestant,  comme  chez  nous  celle  de  l'infaillibilité 
de  l'église,  la  difficulté  capitale,  la  source  inépuisable  du  désaccord 
entre  l'orthodoxie  et  la  foi  libre.  Elle  s'opposera  peut-être  toujours 
à  une  parfaite  intelligence  entre  deux  natures  d'esprits  qui  n'ont 
rien  à  se  reprocher  l'une  à  l'autre,  entre  des  consciences  égale- 
ment sincères,  également  pures,  mais  où  la  lumière  de  la  vérité 
pénètre  apparemment  par  un  rayon  brisé  sous  un  angle  différent. 
Cette  conviction  a  inspiré  à  M.  Greg  la  résolution  pénible  et  coura- 
geuse de  chercher  et  de  dire  ce  qu'il  aurait  trouvé.  Ce  qu'il  a  trouvé, 
ce  qu'il  croit  avoir  trouvé  du  moins,  c'est  que  le  christianisme  po- 
pulaire, c'est-à-dire  la  doctrine  que  prêchent  les  églises,  ne  peut 
être  la  doctrine  qu'enseignait  Jésus.  Les  égli|(es  en  général  sont 
liées  d'un  côté  par  le  texte  littéral,  de  l'autre  par  une  interprétation 
traditionnelle  des  Écritures,  ce  qui  suppose  l'inspiration  des  écri- 
yains  sacrés.  Or  cette  inspiration,  ceux-ci  ne  se  l'attribuent  pas,  et 
ils  ne  répondent  pas  davantage  de  la  manière^dont  on  les  interprète. 
Si  leurs  ouvrages  ne  sont  que  des  monumens  historiques,  ils  tom- 
bent dans  le  ressort  de  la  critique,  et  c'est  par  l'examen  qu'on  en 
peut  déterminer  le  véritable  sens.  A  la  doctrine  de  l'inspiration 
absolue,  littérale,  les  modernes  ont  déjà  substitué  celle  d'une  inspi- 
ration partielle,  inégale,  qu'on  cherche  et  que  l'on  trouve  par  l'é- 
tude, qui  pour  quelques-uns  est  plus  manifeste  dans  les  Épitres  que 
dans  les  Évangiles.  M.  Greg  rencontre  cette  manière  d'intei'préter 
l'Écriture  dans  Coleridge  et  dans  Arnold,  «  l'un  le  plus  subtil  pen- 
seur, l'autre  le  plus  honnête  des  théologiens  de  notre  âge.  »  Il  s'en 
empare,  et  il  en  use  avec  une  hardiesse  que  ni  l'un  ni  l'autre,  je 
crois,  n'aurait  approuvée.  Il  n'est  point  un  érudit  de  profession, 
mais  un  critique  attentif  et  pénétrant.  Il  a  lu  quelques-uns  des  maî- 
tres de  l'exégèse  moderne.  De  Wette  lui  est  familier.  Il  expose  avec 
netteté,  sur  la  plupart  des  points  difficiles  de  l'histoire  ou  de  la 
doctrine,  les  argumens  et  les  résultats  des  controverses  les  plus  ré- 
centes. Pour  ceux  que  ces  choses  intéressent,  pour  ceux  qui  désire- 
ront se  faire  une  juste  idée  de  toute  une  science  assez  négligée  parmi 

(1)  The  Creedof  Christendom,  its  foundations  and  superstructure,  1  vol.  London  1851. 


20  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

nous  depuis  Richard  Simon,  l'exposé  de  M.  Greg  est  une  lecture 
facile  et  instructive;  on  peut  se  fier  à  son  exactitude,  si  l'on  ne  se 
rend  pas  toujours  à  ses  raisons.  Nous  ne  pouvons  dissimuler  que  la 
conclusion  qui  ressort  de  cet  examen,  si  nous  acceptions  l'examen 
dans  tous  ses  détails,  nous  rejetterait  plus  loin  du  christianisme 
que  les  intentions  de  l'auteur  ne  nous  y  avaient  préparés.  Il  ne  se 
pose  pas  en  métaphysicien,  enco're  bien  moins  en  continuateur  de 
Celse  et  de  Julien.  Il  faut  môme  convenir  que  rechercher,  comme  il 
l'entreprend,  quelle  est  la  réelle  doctrine  de  Jésus-Christ,  ce  n'est 
pas  l'abandonner,  car  c'est  admettre  en  principe  qu'il  y  a  dans  le 
christianisme  une  vérité  importante  à  connaître,  c'est  conserver  ce 
point  de  commun  avec  tous  les  fidèles,  la  croyance  que  la  vérité  est 
chrétienne.  Tout  n'est  pas  négation,  tout  n'est  pas  abstraction  dans 
ce  rationalisme  apparent,  et  à  quelques  hardiesses  qu'un  critique 
anglais  puisse  être  conduit  par  la  discussion  des  textes  et  des  faits, 
il  admettra  toujours  un  fond  historique  et  traditionnel  où  la  vérité 
gtt  comme  enveloppée,  et  il  ramènera  tout  à  un  éclectisme  chré- 
tien. C'est  dans  le  livre  même  de  M.  Greg  qu'il  faut  chercher  les 
articles  de  foi,  peu  nombreux,  nous  devons  le  dire,  qui  composent 
le  symWe  sorti  d%  creuset  de  son  analyse.  Pour  en  donner  l'idée, 
disons  que  ce  symbole  nous  paraît  un  peu  plus  loin  de  l'orthodoxie 
que  la  profession  de  foi  du  vicaire  savoyard. 

Il  convient  lui-même  que  son  livre,  étant  un  traité  de  religion 
essentiellement  négatif  et  critique,  ne  peut  être  autre  chose  qu'in- 
complet, partiel  et  préparatoire.  Dans  ces  conditions,  nous  n'au- 
rions rien  à  dire,  s'il  ne  nous  paraissait  que,  les  conclusions  du  livre 
acceptées,  le  retour  à  une  religion  positive  devient  plus  difficile  que 
l'auteur  ne  semble  l'avoir  voulu.  Ici  nous  nous  adressons  surtout 
au  publiciste;  nous  croyons  que  M.  Greg  ne  conçoit  pas  la  société 
sans  une  religion  positive,  et  qu'il  n'a  ni  le  dessein  ni  l'envie  de 
faire  de  toute  l'Angleterre  une  école  de  philosophie.  S'il  en  est  ainsi, 
n'a-t-il  point  dépassé  le  but?  A-t-il  laissé  subsister  des  raisons  suffi- 
santes pour  que  l'on  doive  encore  s'attacher  à  l'enseignement  réel  du 
Christ?  Si  l'on  est  décidé  à  priori  à  n'en  conserver  comme  certain 
que  ce  que  la  raison  pourrait  par  elle-même  en  connaître  ou  en  dé- 
montrer, pourquoi  faire  un  si  grand  détour,  et  chercher  dans  le 
'  cbrislianisme  ce  qu'on  pourrait  trouver  directement  dans  la  raison? 
Sous  le  voile  de  la  révélation,  ce  n'est  plus  alors  que  la  théologie 
ïiaturelle  qu'il  rest«  à  découvrir.  Sur  Dieu,  sur  sa  puissance,  sur  sa 
Justice,  sur  l'utilité  de  la  prière,  sur  la  rétribution  et  la  vie  future, 
il  ne  parait  pas  qu'on  nous  apprenne  rien  que  la  philosophie  ne  pût 
nous  apprendre.  Peut-être  l'examen  du  P/tédon  de  Platon  ou  de  la 
Théodicée  de  beibuiu  nous  en  enseignerait-il  davantage,  et  même 


CONTROVERSES   RELIGIEUSES    EN  ANGLETERRE.  27 

sans  chercher  dans  aucun  livre,  il  se  pourrait  que  la  simple  médi- 
tation fît  pénétrer  l'esprit  plus  avant  dans  cette  région  des  nuages 
qui  est  déjà  le  ciel. 

Ce  n'est  pas  que  nous  donnions  comme  une  extrémité  déplorable 
en  soi  cette  nécessité  d'établir  la  religion  par  la  philosophie.  L'es- 
prit humain  n'a  point  de  plus  noble  emploi  ni  de  plus  haute  préro- 
gative que  d'aborder  directement  les  choses  divines,  et  même  pour 
le  chrétien  le  plus  docile,  il  n'y  a  rien  à  perdre  à  traverser  les 
champs  de  la  religion  abstraite  pour  retourner  dans  le  sein  de  la 
religion  révélée.  Platon  n'a  pas  nui  à  saint  Augustin.  11  m'est  im- 
possible cependant  de  ne  pas  faire  remarquer  à  M.  Greg  que  son 
livre,  si  recommandable  par  le  ton. de  sincérité,  par  le  courage  des 
opinions,  par  la  sagacité,  la  lucidité,  le  talent  d'exposition,  pour- 
rait bien  aboutir  en  dernière  analyse  à  cette  conclusion  :  il  faut  de- 
mander la  religion  à  la  philosophie. 

Or  je  doute  que  tel  soit  le  but  qu'il  puisse  se  proposer,  du  moins 
quand  il  s'adresse  à  la  société.  J'admets  très  volontiers  que  la  phi- 
losophie peut  conduire  à  la  religion;  mais  qui?  Les  philosophes.  Il 
est  moins  certain  que  tous  les  hommes  soient  des  philosophes,  ou 
que  les  méthodes,  les  démonstrations  et  les  expressions  de  la  science 
puissent  persuader  le  genre  humain,  et  assurer  à  la  vérité  cette  do- 
mination pratique  qui  importe  à  la  morale  et,  qu'on  me  permette 
de  le  dire,  au  salut.  L'observation  nous  apprend  que  les  devoirs 
ordinaires  eux-mêmes  nous  sont  inspirés ,  enseignés ,  et  pour  ainsi 
dire  recommandés  par  d'autres  motifs  encore  que  ceux  de  l'éthique 
spéculative.  Des  sentimens  naturels,  des  sympathies,  des  penchans, 
des  intérêts  légitimes  viennent  fortifier  l'autorité  théorique  de  la 
morale.  La  religion  en  est  comme  la  sanction,  et  la  religion  elle- 
même  pourrait  bien,  tout  comme  la  morale  (elles  ont  toutes  deux 
la  même  origine),  avoir  besoin  pour  régner,  pour  agir  sur  les 
hommes,  d'être  autre  chose  qu'un  théorème  démontré.  Observez 
bien  qu'il  ne  s'agit  pas  ici  de  pures  vérités  abstraites  qui  n'intéres- 
sent que  l'intelligence;  il  s'agit  de  lois  qui  doivent  être  obéies,  car 
il  y  a  des  devoirs  envers  Dieu.  Gela  étant,  ne  se  pourrait-il  pas,  ne 
rentrerait-il  pas  dans  l'ordonnance  générale  que  l'auteur  des  choses 
eut  accordé  aux  vérités  religieuses  de  certains  moyens  de  persua- 
sion et  d'action,  sans  lesquels  elles  seraient  restées  des  abstrac- 
tions impuissantes?  Pourquoi  ne  serait-il  pas  dans  les  voies  de  la 
Providence  d'entretenir,  de  ranimer,  d'accroître  par  intervalle  la 
connaissance  naturelle  dû  divin,  dont  à  l'origine  des  choses  elle  a 
mis  le  germe  dans  l'homme?  et  ce  complément  nécessaire  de  l'in- 
spiration primitive,  que  serait-ce  autre  chose  qu'une  révélation?  Il 
est  certain  que,  sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  les  hommes  ont 


28  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

toujours  cru  que  Dieu  se  rappelait  à  eux  par  des  signes  actuels  et, 
si  je  puis  ainsi  parler,  par  de  célestes  mémento,  qui  confirment  et 
fécondent  les  notions  propres  et  nécessaires  de  la  raison.  Cette 
croyance  est  au  fond  de  toutes  les  religions;  elle  en  fait  la  force, 
elle  en  motive  l'existence;  elle  leur  prête  même  une  valeur  propor- 
tionnée à  ce  qu'elles  contiennent  de  vérité.  Ceci,  j'en  conviens,  ne 
donne  pas  encore  la  preuve  de  la  divinité  d'origine  et  de  la  vérité 
intégrale  de  telle  ou  telle  tradition  tenue  pour  révélée,  encore  moins 
la  notion  d'une  certaine  infaillibilité  dans  les  auteurs  de  telle  ou 
telle  doctrine  ou  de  tel  ou  tel  livre.  11  y  a  encore  pour  en  venir  jusque- 
là,  et  en  particulier  pour  appliquer  ces  idées  à  l'auguste  croyance 
qui  depuis  dix-huit  cents  ans  guide  toutes  les  nations  de  l'Occident, 
plus  d'une  difliculté  à  vaincre,  plus  d'un  abîme  à  franchir.  INous  en 
laissons  le  soin 'à  l'auteur  encore  inconnu  de  l'habile  apologétique 
qui  conviendrait  à  notre  siècle  et  qu'appelleraient  tous  nos  vœux. 
En  nous  mettant  au  point  de  vue  plus  modeste  de  Fliistorien  et 
du  publiciste,  voici  ce  qu'en  rentrant  dans  les  réalités  nous  con- 
statons sans  une  longue  enquête.  La  société  dont  nous  sommes  mem- 
bres, la  portion  de  l'humanité  dans  laquelle  nous  sommes  nés  tous, 
professe  généralement  que  les  manifestations  spéciales  par  les- 
quelles la  Providence  a  donné  la  force  et  la  vie  à  nos  primitives 
dispositions  religieuses  sont  celles  que  rapporte  un  testament  tenu 
pour  sacré  parmi  nous,  celles  que  décrivent  et  commentent  toutes  les 
chaires  élevées  par  la  piété,  d'Archangel  à  Cadix  et  de  l'Attique  en 
Islande.  Voilà  en  fait  la  religion  parmi  nous.  La  philosophie  a  certes 
le  droit  de  rechercher  la  religion  abstraite  comme  le  gouvernement 
abstrait;  n'a-t-elle  pas  pour  mission  de  contempler  l'idéal?  Seule- 
ment l'idéal  n'est  pas  le  réel;  la  religion  abstraite  n'est  pas  plus  une 
religion  que  le  gouvernement  abstrait  n'est  un  gouvernement.  Cha- 
cun sait  bien  quel  est,  sur  la  terre  où  il  réside,  le  gouvernement; 
il  n'est  pas  plus  difficile  de  savoir  quelle  est  la  religion.  Maintenant, 
de  môme  que  tout  n'est  pas  dit  parce  que  l'on  connaît  en  gros  son 
gouvernement  et  qu'on  s'y  soumet,  de  même  qu'il  reste  encore  à  en 
étudier  l'esprit,  les   règles,  les  principes,  les  formes,  que  c'est 
l'œuvre  et  le  devoir  de  la  raison  et  du  patriotisme  de  le  délivrer  de 
tout  ce  qui  le  dépare  et  l'altère,  de  le  faire  profiter  de  tous  les  pro- 
grès tant  de  l'esprit  humain  que  de  la  moralité  humaine,  il  reste 
«icore,  la  religion  d'un  pays  étant  donnée,  beaucoup  à  faire  à  l'ac- 
tivité consciencieuse  de  l'intelligence  pour  la  connaître  dans  son 
fond,  dans  son  essence,  dégagée  de  fictions  additionnelles  et  d'ac- 
cessoires abusifo,  pour  la  maintenir  ou  la  ramener  à  l'état  le  plus 
exempt  d'erreur,  au  plus  haut  degré  possible  de  vérité  et  de  sain- 
teté. Mais  si  l'on  ne  se  cantonne  pas  dans  l'idéal  comme  le  meta- 


CONTROVERSES    RELIGIEUSES    EN   ANGLETERRE.  29 

physicien,  ou  si  l'on  n'est  point  tenté  comme  Mahomet  du  rôle  de 
fondateur  de  religion,  on  doit  accepter  la  révélation  que  l'on  trouve 
acceptée  dans  son  pays,  la  révélation  et  le  révélateur.  On  a  vu  plus 
haut  que  cette  adhésion  peut  n'être  pas  un  simple  acquiescement  à 
une  convention  sociale.  Non,  nous  avons  indiqué  comment  et  par 
quelle  suite  d'idées  la  naissance  d'une  religion  déterminée  pouvait 
être  tenue  pour  providentielle.  Ce  qui  est  providentiel  est  divin  ap- 
paremment; ce  qui  est  providentiel  et  divin,  on  l'appellera,  si  l'on 
veut,  surnaturel,  et  ainsi  nous  nous  approchons  de  plus  en  plus  de 
Tordre  miraculeux.  Ce  sont  ici  de  ces  questions  éternellement 
livrées  à  la  méditation  de  la  foi  et  de  la  raison ,  et  que  tous  les 
efforts  des  églises  n'empêcheront  jamais,  depuis  que  le  bras  de  l'in- 
quisition est  brisé,  les  esprits  les  plus  faits  pour  la  piété  d'examiner 
incessamment,  et  de  résoudre  par  des  solutions  diversement  chré- 
tiennes, car  il  est  impossible  de  ne  pas  croire,  comme  tout  le  monde, 
Milton  chrétien  aussi  bien  que  Dante,  et  Grotius  autant  que  Bel- 
larmin.  Une  large  carrière  reste  donc  ouverte  à  l'examen,  à  la  ré- 
flexion, au  progrès,  pourvu  que  la  force  n'intervienne  pas,  pourvu 
que  le  schisme,  ainsi  que  le  pouvoir,  respecte  la  liberté  de  toutes  les 
consciences.  Cependant,  en  se  plaçant  dans  l'ordre  d'idées  que  nous 
avons  indiqué,  on  conçoit  comment  toutes  les  diversités,  toutes  les 
variations  peuvent  s'accorder  avec  la  reconnaissance  unanime  de 
ce  point  fondamental  :  la  religion  est  la  religion  chrétienne,  et  le 
Christ  en  est  le  révélateur.  C'est  de  ce  christianisme  raisonnable, 
c'est  de  cette  liberté  franche,  mais  qui  se  limite  elle-même,  c'est  de 
cet  ordre  enfin,  si  comparable  en  religion  à  ce  qu'est  en  Angleterre 
l'ordre  politique,  que  Locke  donnait  en  termes  théologiques  la  sage 
formule,  lorsqu'il  disait  :  «  La  foi  qui  sauve  consiste  à  croire  seule- 
ment que  Jésus  de  Nazareth  est  le  Messie.  »  Qu'on  y  réfléchisse,  les 
termes  sainement  entendus,  que  de  foi  et  de  liberté  peuvent  encore 
s'abriter  sous  la  protection  de  cette  idée! 

Nous  permettra- t-on  une  comparaison  que  peut-être  l'exemple  de 
l'Écriture  ennoblit?  La  religion  naturelle  est  la  source  limpide  qui, 
formée  par  les  eaux  du  ciel,  jaillit  du  rocher  dans  la  plaine  et  va 
désaltérer  les  troupeaux  et  les  bergers.  La  révélation  est  le  vin  nou- 
veau que  le  maître  de  la  vigne  veut  verser  dans  les  vaisseaux  neufs,' 
et  qui  sera  comme  le  sang  de  la  nouvelle  alliance.  Mêler  l'eau  et 
le  vin,  c'est  unir  la  raison  et  la  foi.  Il  manque  quelque  chose  à  celui 
que  l'eau  seule  abreuve.  Est-on  bien  certain  que  le  vin  tout  pur 
soit  sans  danger?  On  se  divise  sur  les  proportions  du  mélange;  mais 
tout  le  monde  en  fait  un,  et  l'humanité  n'a  point  trouvé  de  règle 
universelle.  Ne  se  pourrait-il  pas  qu'il  fût  vain  d'en  chercher  une 
sur  la  terre,  et  que,  pour  l'eau  et  le  vin  spirituels  comme  pour  tant 


ZO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  choses  qu'il  faut  unir,  pour  l'ordre  et  la  liberté  par  exemple, 
pour  le  droit  et  le  fait,  pour  la  justice  et  l' amour,  la  variation  entre 
des  limites  fût  la  loi  de  ce  monde  ?  La  variation  est  la  condition  du 
progrès.  L'unité  absolue  et  immobile  n'est  point  évidemment  la 
nature  des  choses,  et  prétendre  la  réaliser,  c'est  entreprendre  de 
réformer  la  création. 

En  généralisant  ainsi,  nous  ne  faisons  que  traduire  en  une  seule 
idée  l'état  général  des  âmes  et  des  croyances  des  pays  où,  comme 
eu  Angleterre  et  encore  plus  en  Amérique,  la  grande  diversité  des 
sectes  est  une  chose  admise,  non  moins  admise  que  la  domination 
de  la  religion  chrétienne.  Qu'on  aime  ou  qu'on  n'aime  pas  cet  état 
de  choses,  il  existe,  et  s'il  existe,  il  faut  en  donner  le  sens. 

Nous  voudrions  que  l'ouvrage  remarquable  de  M.  Greg  donnât 
des  conclusions  plus  conformes  à  cette  opinion,  qui,  nous  le  croyons, 
n'est  pas  éloignée  d'être  la  sienne.  Sur  des  sujets  si  délicats,  ce 
n'est  qu'avec  timidité  qu'on  peut  hasarder  sa  pensée;  nous  lui  sou- 
mettons la  nôtre,  et  si  quelqu'un  s'étonne  de  la  liberté  avec  laquelle 
nous  avons  exprimé  des  idées  qui  sont  loin  d'avoir  cours  parmi 
nous,  nous  prierons  de  remarquer  que  nous  nous  sommes  la  plu- 
part du  temps  borné  à  raconter.  Que  croit-on,  que  pense-t-on,  que 
dit-on  en 'Angleterre?  Nous  avons  cherché  à  le  savoir,  et  nous  le 
répétons.  Voulant  retracer  une  partie  des  opinions  et  des  contro- 
verses qui  occupent  un  peuple  renommé  après  tout  par  ses  mœurs 
et  ses  croyances,  par  ses  sentimens  religieux  et  politiques,  il  a  bien 
fallu  nous  placer  par  hypothèse  dans  le  même  milieu  que  lui,  em- 
prunter ses  idées  et  son  langage,  ne  pas  trouver  scandaleux  ce  qui 
nous  était  nouveau,  impossible  ce  qui  était  réel,  et  entrer  dans  l'es- 
prit que  nous  essayions  de  faire  connaître.  D'ailleurs  c'est  à  d'au- 
tres que  nous  qu'il  appartiendrait  de  plaindre  l'Angleterre. 

V. 

Nous  venons  de  toucher  à  quelques-uns  des  points  extrêmes  où 
la  réflexion  et  la  critique,  enhardies  par  le  principe  du  jugement 
individuel,  peuvent  conduire  des  hommes  sincères  et  distingués 
qui  cependant  ne  se  sont  nullement  proposé  de  rompre  avec  le 
christianisme.  Quelques-uns  ont  bien  pu  dériver  jusqu'à  la  pure 
philosophie;  mais  ce  n'est  point  à  nous  de  leur  en  faire  un  crime. 
Sous  ce  rapport,  les  intentions  et  les  sentimens  nous  paraissent 
beaucoup  plus  importans  que  les  doctrines,  et  ici,  aux  sentimens 
comme  aux  inUîntions,  nous  ne  pouvons  rendre  que  l'hommage  le 
plus  sincère;  mais,  comme  nous  ne  sommes  pas  de  ceux,  on  se  le 
rappellera  peut-être,  qui  prétendent  que  la  réformation,  au  lieu  de 


CONTROVERSES    RELIGIEUSES    EN   ANGLETERRE.  31 

fonder  une  religion,  s'est  réduite  à  ouvrir  une  école  de  discussions 
illimitées,  nous  ne  voudrions  pas  n'avoir  présenté  ici  que  des  spé- 
cimen des  diverses  interprétations  de  l'Écriture  auxquelles  elle  a 
donné  naissance,  car  ce  serait  risquer  de  la  montrer  précisément 
sous  cet  aspect  de  division  et  de  variation  qui  n'est  pas  celui  sous 
lequel  nous  aimons  le  mieux  à  la  considérer.  Des  interprétations 
diverses,  des  systèmes,  des  dissidences,  il  en  vient  partout.  Toute 
hérésie  naît  d'une  orthodoxie  quelconque.  Tant  que  la  raison  hu- 
maine existera,  elle  multipliera  ses  points  de  vue,  et  si  l'Angle- 
terre produit  tant  de  sectes,  ce  n'est  pas  parce  qu'elle  est  protes- 
tante, c'est  parce  qu'elle  est  libre.  Aussi,  bien  loin  que  l'existence 
de  ces  sectes  soit  une  source  d'indifférence  religieuse,  elle  peut  être 
et  elle  est  souvent  la  cause  d'une  sainte  émulation.  Que  n'a  pas  dû, 
sous  le  rapport  de  la  foi  et  des  œuvres,  l'église  établie  aux  évan- 
géliques?  que  n'ont  pas  dû  les  évangéliques  aux  méthodistes?  Mais 
de  même  que  les  nuances  engendrent  la  controverse,  on  pourrait 
craindre  que  l'émulation,  tournant  à  la  jalousie,  n'enfantât  que 
luttes  et  discordes.  Ces  effets  sont  à  redouter  sans  doute,  et  nier 
qu'ils  se  soient  réalisés  plus  d'une  fois  serait  donner  un  démenti  à 
l'histoire.  Heureusement  la  liberté  qui  les  laisse  se  produire  en  di- 
minue bien  les  périls,  et  ce  serait  d'ailleurs  méconnaître  les  faits 
que  de  supposer  que  d'un  libre  et  sincère  débat  résulte  toujours 
l'antagonisme,  jamais  le  rapprochement.  Après  s'être  épuisées  sur 
des  différences  dogmatiques,  les  sectes  qui  ont  tout  dit  finissent  par 
s'apercevoir  que  le  même  sentiment  les  anime,  que  le  même  livre 
les  instruit,  que  la  même  espérance  les  soutient,  qu'elles  servent 
le  même  maître  et  se  confient  au  même  sauveur.  C'est  alors  que 
leur  diversité  même  sert  à  faire  éclater  davantage  l'unité  qui  les  lie 
et  à  marquer  d'un  caractère  plus  frappant  de  spontanéité  leur  sou- 
mission commune  à  la  parole  de  Dieu. 

Pour  montrer  comment,  à  côté  de  cette  liberté  de  croire,  de  rai- 
sonner et  de  parler,  subsiste  une  communauté  de  loi,  de  principes 
et  de  sentimens  qui  reproduit  l'unité,  j'ai  envie  d'esquisser  l'his- 
toire d'une  œuvre  d'association  et  de  fraternité  chrétienne  qui,  dans 
ces  derniers  temps,  a  pris  naissance  au  cœur  même  des  dissidences 
religieuses  de  la  Grande-Bretagne  ;  on  verra  si  cette  Babel  ne  sait 
pas,  quand  elle  veut,  parler  la  même  langue. 

Plus  d'une  fois  depuis  vingt  ans,  du  sein  des  congrégations  qui 
ne  sont  pas  appuyées  ou  compromises  par  un  établissement  poli- 
tique, s'était  élevé  le  vœu  d'une  réunion  spirituelle  qui,  fondée  sur 
une  foi  commune,  ne  pût  être  confondue  avec  l'étroite  association 
des  croyances  particulières  d'une  secte  ou  l'agglomération  fortuite 
des  opinions  flottantes  d'indifférens  de  toute  origine.  En  Suisse 


S2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

M.  Gaussen,  en  Prusse  le  docteur  Kniewel,  en  Amérique  le  doc- 
teur Schmucker,  en  France  MM.  les  pasteurs  Fisch  et  Frossard 
avaient  propagé  cette  idée  dans  le  cercle  de  leur  influence,  tandis 
qu'en  Angleterre  elle  produisait  d'assez  nombreuses  conférences  où 
presbytériens,  wesleyens,  indépendans,  épiscopaux  même,  cher- 
chaient ensemble  les  moyens  de  rallier  les  disciples  de  l'Évangile. 
Ces  efforts  n'avaient  encore  abouti  qu'à  des  entretiens  et  à  des  dis- 
cours édifians,  lorsqu'à  Edimbourg,  après  de  nouvelles  réflexions 
sur  un  verset  un  peu  elliptique  de  saint  Paul,  que  Sacy  paraphrase 
ainsi  :  «  Pour  les,  points  à  l'égard  desquels  nous  sommes  parvenus 
à  être  dans  les  mêmes  sentimens,  demeurons  tous  dans  la  même 
règle;  »  un  comité  composé  de  chrétiens  de  sept  dénominations 
différentes  adressa  aux  principales  communions  protestantes  des 
trois  royaumes  un  appel  formel  à  l'union.  Dans  ce  comité,  on  remar- 
quait les  noms  de  Thomas  Chalmers,  qui  vivait  alors,  et  du  savant 
sir  David  Brewster.  L'église  établie  d'Ecosse  y  avait,  ce  qui  lui  ar- 
rive souvent,  cédé  la  place  à  l'église  libre,  qui  ne  faisait  que  de  naître, 
et  celle-ci  était  suivie  de  six  autres  églises  qui  ne  sont  pas  fort  con- 
nues en  France,  l'église  de  la  sécession  unie,  celle  du  secours  [relief), 
l'église  presbytérienne  réformée,  l'église  de  la  sécession  originelle, 
celle  des  baplisles,  celle  des  congrégoiionalistes.  Vue  circulaire 
souscrite  par  des  noms  recommandables  proposait  une  réunion  gé- 
nérale à  Liverpool  pour  le  1"  octobre  18/15.  Venant  d'Ecosse,  de 
cette  patrie  de  l'esprit  de  secte,  de  celte  Bretagne  du  nord,  séparée 
du  reste  de  la  grande  presque  autant  que  celle-ci  l'est  du  reste  du 
monde,  le  conseil  était  déjà  un  fait  remarquable.  Il  est  vrai  que, 
dans  un  mémoire  joint  à  la  circulaire,  où  les  motifs  d'un  concert  fra- 
ternel étaient  déduits  avec  force  et  talent,  on  trouvait  bien  encore 
quelques  traces  de  l'humeur  guerroyante  des  anciens  covenantaires, 
et  les  prétentions  envahissantes  du  pusey  isme  et  du  papisme  y  étaient 
alléguées  comme  une  raison  actuelle  et  pressante  de  se  liguer  pour 
combattre.  Néanmoins  une  véritable  ferveur  religieuse  respirait  dans 
cette  composition,  œuvre  assez  remarquable  du  révérend  King,  de 
la  sécession  unie,  et  l'exhortation  fut  entendue  par  le  zèle  de  la 
charité  plus  que  par  le  zèle  de  la  controverse.  Plus  de  deux  cents 
personnes  appartenant  à  vingt  congrégations  différentes  se  réu- 
nirent à  Liverpool  pour  délibérer  sur  les  moyens  de  donner  un  corps 
à  une  pensée  qui  n'était  pas  encore  sortie  du  vague.  Dans  cette  as- 
semblée, l'église  anglicane  fit  beaucoup  moins  défaut  que  l'église 
établie  d'Ecosse.  Quoique  peu  encouragés  ou  même  positivement 
défta[)prouvé8  par  leurs  évoques,  plusieurs  ministres  de  la  première 
prirent  une  part  imporUnte  aux  délibérations,  et  parmi  eux  se  si- 
gnala rboDorable  et  révérend  Baptiste  Noël,  ministre  de  Saint-John 


CONTROVERSES    RELIGIEUSES    EN  ANGLETERRE.  33 

à  Londres,  qui  montra  de  la  chaleur  et  de  l'éloquence.  D'une  dis- 
cussion qui  peut  se  lire  encore  avec  quelque  intérêt  sortit  la  ré- 
solution de  former  une  société  cosmopolite  pour  la  promotion  de 
l'union  chrétienne,  laquelle  se  réunirait  l'année  suivante  à  Londres 
sous  le  nom  de  V Alliance  évangéltque. 

Plus  d'un  doute  et  d'une  critique  s'étaient  d'abord  fait  entendre. 
Plusieurs  de  ceux  même  qui  étaient  venus  à  Liverpôol  y  avaient  ap- 
porté de  l'incertitude  et  des  scrupules  sur  le  but  qu'on  se  proposait 
d'atteindre.  Je  ne  parle  pas  des  ombrages  et  des  défiances  que  l'es- 
prit de  corps  dans  les  clergés  constitués  et  l'esprit  de  secte  dans  les 
congrégations  libres  peuvent  suggérer  à  des  consciences  inquiètes 
dès  qu'on  parle  de  principes  du  christianisme  communs  à  tous  les 
chrétiens.  Je  parle  des  sérieuses  objections  qu'encourait  l'idée,  si 
plausible  d'ailleurs,  de  les  engager  à  faire  de  cette  communauté  de 
principes  la  base  d'une  action  commune.  Rien  de  plus  facile  en  eÛet 
que  de  recommander  la  charité  et  la  fraternité,  et  il  ne  faut  pas  un 
grand  effort  pour  prêcher  dans  une  assemblée  de  fidèles,  même  dis- 
sidens,  l'union  en  Jésus-Christ;  mais  peut-on  fonder  sur  ces  généra- 
lités édifiantes  une  association  réelle,  active,  utile?  Que  lui  donner  à 
faire  ^  Pour  une  œuvre  particulière  de  bienfaisance  ou  de  réforme, 
on  a  pu  voir  se  concerter  des  croyans  divisés  par  les  articles  de  leurs 
symboles.  Un  épiscopal  a  pu  s'asseoir  auprès  d'un  quaker,  Wilber- 
force  s'entendre  avec  Clarkson,  pour  travailler  ensemble  à  l'abolition 
de  la  traite  ou  de  l'esclavage  :  des  philosophes  seront  accueillis  par 
des  saints,  quand  il  s'agit  de  soulager  des  maux,  de  supprimer  des 
abus,  de  réparer  des  iniquités;  mais  la  société  dont  on  projetait  la 
formation  semblait  avoir  pour  objet  la  religion  même  :  son  lien  de- 
vait être  la  foi,  son  but  une  certaine  unité.  Or  une  société  aussi 
essentiellement  religieuse  peut-elle  s'empêcher  d'être  dogmatique? 
Comment  fera-t-elle  pour  ne  pas  l'être,  à  moins  qu'elle  n'obtienne 
la  paix  par  le  silence,  ou  parle  le  langage  d'un  christianisme  telle- 
ment vague  qu'il  ne  soit  plus  que  la  religion  naturelle  en  style 
biblique?  Atténuer  le  dogme,  c'est  affaiblir  la  foi.  Dans  un  pays 
où  la  liberté  religieuse  existe,  n'est-ce  pas  le  droit  de  prêcher,  de 
professer,  de  propager  sa  croyance,  la  liberté  de  prophétiser, 
comme  l'appelait  Jeremy  Taylor,  qui  est  la  source  et  la  preuve  de 
la  sincérité  et  de  la  ferveur  chrétienne?  Qu'est-ce  que  des  sectes  qui 
transigent  sur  ce  qui  les  distingue,  qui  font  abstraction  de  ce  qui 
les  constitue?  Ce  ne  sontj)lus  des  sectes,  et  si  elles  cessent  de  l'être, 
c'est  qu'elles  s'effaceront  dans  une  commune  indifférence,  ou  bien 
c'est  qu'elles  réaliseront  cette  fusion  des  églises  protestantes  si  vai- 
nement cherchée,  et  dont  on  n'a  jamais  cru  s'approcher  que  dans  les 
jours  de  décadence  pour  la  foi.  Le  réveil  religieux  ne  date  que  du 

TOME  XIX.  3 


k 


S4  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

réveil  de  Tesprit  de  secte.  Le  droit  de  lire  et  de  comprendre  la  Bible 
suivant  son  jugement  individuel,  d'y  chercher  librement  la  parole 
divine,  n*est-il  pas  incompatible  avec  1*  uniformité  de  symbole  et  de 
liturgie  qui  devrait  accompagner  le  protestantisme  réduit  à  l'unité? 
En  un  mot,  ce  que  se  proposait  la  nouvelle  alliance  n'était-il  pas 
chimérique  ou  dangereux,  et  pouvait-elle  éviter  l'un  et  l'autre  écueil 
autrement  qu'en  tombant  dans  l'insignifiance  ou  la  nullité? 

On  ne  saurait  dire  que  rien  absolument  ne  subsiste  de  toutes  ces 
objections,  et  qu'il  ne  puisse  plus  s'élever  aucun  doute  sur  la  con- 
sistance et  la  durée  de  la  mission  que  s'est  donnée  l'Alliance  évan- 
gélique.  Cependant,  depuis  quelques  années  qu'elle  existe,  elle  n'a 
point  en  général  justifié  les  craintes  tant  de  ses  amis  que  de  ses  ad- 
versaires; elle  a  même  dépassé  les  espérances  des  premiers,  et  dès 
la  conférence  de  Liverpool,  elle  s'est  posé  toutes  les  objections,  et 
elle  y  a  répondu  avec  assez  de  bonheur.  Ainsi  elle  a  été  unanime 
pour  déclarer  que  ses  membres,  en  se  liant,  n'entendaient  entrer  en 
compromis  sur  aucune  de  leurs  croyances  ou  de  leurs  règles  parti- 
culières, qu'ils  gardaient  le  droit  de  les  soutenir  et  de  les  professer, 
qu'ils  s'engageaient  seulement  à  tempérer  le  zèle  par  la  charité,  à 
fuir  les  emportemens  d'une  polémique  contentieuse.  Elle  a  reconnu 
que,  réserve  faite  de  toutes  les  opinions  distinctives,  il  restait  à 
mettre  dans  la  communauté  la  meilleure  et  la  plus  forte  part  de  la 
foi.  Elle  a  trouvé  qu'en  faisant  abstraction  des  dissidences  secon- 
daires, elle  pouvait  demeurer  essentiellement  chrétienne,  et,  reve^ 
nant  à  la  distinction  sans  cesse  attaquée  et  sans  cesse  reprise  des 
points  principaux  et  des  points  accessoires,  elle  a  adopté,  non  pas 
un  symbole,  mais  une  énumération  des  articles  qui  lui  paraissent 
former  l'essence  du  christianisme.  Ces  articles,  portés  plus  tard  au 
nombre  de  neuf,  résument  en  effet  assez  heureusement  les  dogmes 
auxquels  se  rallient  aujourd'hui  les  principales  églises  réformées. 
Ils  ne  laisseraient  guère  en  dehors  que  les  puseyistes,  les  unitairiens, 
et  peut-être  les  quakers.  Le  reproche  de  relâchement  ou  d'indif- 
férence en  matière  de  dogme  ne  saurait  donc  être  sans  injustice 
adressé  à  l'Alliance  évangélique;  mais  peut-être  répondrait -elle 
moins  bien  à  celui  d'avoir  trop  limité  sa  charité  par  sa  foi. 

Reste  la  question  :  que  pourront  faire,  en  s' associant,  des  fidèles 
aussi  attachés  au  dogme,  du  moment  que,  maintenant  leurs  dissi- 
dences, ib  ne  songent  pas  à  former  une  église  unique?  A  cette 
questioo,  leur  réponse  pourra  sembler  encore  un  peu  vague,  mais 
non  pas  vaine  pourtant,  si  l'on  en  juge  par  l'expérience.  La  société 
parait  ne  s'être  proposé  qu'une  action  toute  morale;  elle  a  cru,  et 
rien  ne  prouve  qu'elle  ait  été  dans  l'erreur,  que  par  ses  sessions 
publique»,  par  les  discours  qui  y  seraient  prononcés,  par  les  rap- 
porta qui  y  seraient  entendus,  elle  pourrait  éclairer,  échauffer,  chez 


CONTROVERSES   RELIGIEUSES  EN  ANGLETERRE.  35 

tous  ceux  qui  pensent  comme  elle,  le  sentiment  de  la  fraternité 
chrétienne,  inspirer  dans  les  divers  pays,  tant  aux  congrégations 
qu'aux  individus,  un  plus  grand  zèle  pour  toutes  les  œuvres  spiri- 
tuelles ou  morales  qui  préparent  le  règne  du  Christ.  Et  au  premier 
rang  de  ces  intérêts  sacrés,  elle  a,  très  honorablement  pour  elle- 
même,  placé  jusqu'ici  la  liberté  religieuse. 

Ces  idées  avaient  pu  paraître  trop  exclusivement  spéculatives, 
lorsqu'elles  furent  exprimées  à  Liverpool.  Il  a  bien  fallu  leur  recon- 
naître une  certaine  consistance,  lorsqu'en  1846  elles  ont  rassemblé 
dans  Londres  neuf  cent  vingt  personnes  venues  de  divers  points  de 
la  Grande-Bretagne,  de  l'Amérique  et  de  l'Europe.  Cette  réunion, 
confirmant  toutes  les  résolutions  de  la  précédente,  a  organisé,  dans 
la  forme  ordinaire  de  ces  institutions  en  Angleterre,  une  association 
qui  subsiste  depuis  douze  ans,  et  dont  l'ardeur  ne  s'est  nullement 
refroidie.  Sous  la  présidence  de  sir  Culling  Eardley,  la  société,  qui 
doit  beaucoup  à  son  zèle  éclairé  et  à  son  caractère  bienveillant,  a 
continué  de  travailler,  comme  elle  l'entend,  à  établir,  non  l'unifor- 
mité des  symboles  et  des  cultes,  mais  l'unité  de  l'esprit  et  l'union 
des  sentimens,  qui  lui  paraissent  essentielles  à  la  fraternité  chré- 
tienne. Son  moyen  d'action  le  plus  puissant,  c'est  la  tenue  d'une 
session  annuelle  de  quelques  jours  dans  une  ville  de  l'Angleterre 
ou  du  continent.  La  publicité  de  ses  actes  a  pour  principal  instru- 
ment un  recueil  périodique  imprimé  par  les  soins  de  la  branche  an- 
glaise de  l'alliance,  sous  le  titre  de  Evangelical  Christendom.  Elle  a 
aussi  trouvé  des  organes  dans  quelques-uns  des  journaux  protestans 
qui  paraissent  en  France.  M.  L.  Bonnet  a  publié  des  lettres  instruc- 
tives sur  la  première  conférence  tenue  à  Londres  (1) ,  et  M.  Jean 
Monod  a  fait  connaître  tout  ce  qui  s'est  passé  à  la  cinquième,  ou- 
verte dans  la  même  ville  l'année  de  l'exposition  universelle.  Son 
récit  mérite  assurément  d'être  lu;  mais  le  plus  intéressant  pour 
nous  est  sans  contredit  le  volume  de  M.  Guillaume  Monod,  qui  a  été 
chargé  de  rédiger  le  compte-rendu  des  séances  tenues  à  Paris  au 
mois  d'août  1855.  Dans  ces  diverses  sessions,  on  a  entendu  des 
hommes  comme  MM.  Grandpierre  et  de  Pressensé  s'expliquer  sur 
l'état  religieux  de  la  France,  comme  les  docteurs  Tholuck  et  Krum- 
macher  sur  l'état  religieux  de  l'Allemagne.  Le  révérend  T.-R.  Birks 
a  décrit  avec  une  grande  franchise  l'Angleterre  sous  le  même  rap- 
poï;t.  C'est  dire  que  les  deux  publications  de  MM.  Monod  offrent  un 
véritable  intérêt.  La  philosophie  elle-même  pourra  recueillir  les 
jugemens  qui  ont  été  là  prononcés  sur  son  rôle  en-deçà  comme  au- 
delà  du  Rhin. 

(i)  Lettres  sur  l'Alliance  évangélique,  par  L.  Bonnet,  Paris  1857.  M.  Bonnet,  pasteur 
à  Francfort-sur-le-Mein ,  ne  doit  pas  être  confondu  avec  M.  J.  Bonnet,  auteur  d'une  nou- 
Yelle  collection  des  Lettres  de  Calvin  et  de  la  Vie  d'Olympia  Morata. 


36  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

Mais  ce  même  Rhin  restait  à  passer.  L* alliance  avait  encore  à  aller 
dresser  ses  tentes  dans  le  pays  de  la  théologie  scientifique  :  elle  devait 
rendre  sur  leur  propre  sol  aux  délégués  de  l'Allemagne  les  visites 
qu'elle  avait  reçues  d'eux.  Berlin  a  donc  été  choisi  pour  le  rendez- 
vous  annuel  en  1857.  On  sait  que  dans  cette  ville,  où  la  philoso- 
phie rationaliste  a  pris,  il  y  a  près  d'un  siècle,  un  si  grand  essor,  où 
par  ses  conséquences  elle  domine  encore  dans  le  public,  quoiqu'elle 
brille  d'un  moindre  éclat  dans  le  monde  savant,  une  réaction  luthé- 
rienne a  pris  naissance,  qui,  semblable  à  l'anglo-catholicisme,  a  dé- 
passé les  bornes  de  l'ancien  et  véritable  protestantisme,  et  tenté  de 
faire  prévaloir  l'empire  des  formulaires  sur  l'empire  de  la  con- 
science. L'autorité  n'a  point  de  champions  plus  résolus  que  les 
Stahl  et  les  Hengstenberg.  Les  troubles  de  I8Z18  et  les  écarts  de 
l'extrême  gauche  hégélienne  ont,  en  Prusse  comme  ailleurs,  com- 
promis la  science  et  la  liberté,  et  fait  les  affaires  de  tous  les  parti- 
sans d'un  absolutisme  quelconque.  Aussi  les  organes  de  cette  école 
se  sont-ils  élevés  contre  la  présence  à  Berlin  des  états-généraux  de 
l'Alliance  évangélique.  Il  semblait  qu'une  bande  de  libies  penseurs 
français,  ayant  pour  chefs  MM.  Grandpierre  et  Merle  d'Aubigné, 
allait  pénétrer  dans  le  sanctuaire.  En  vain  les  membres  anglais  et 
écossais  de  l'alliance  arrivaient- ils  protégés  par  de  nouvelles  ad- 
hésions qui  avaient  longtemps  manqué  à  leur  entreprise,  car  de 
grands  personnages  connus  par  leur  sollicitude  pour  les  intérêts 
religieux  de  l'humanité,  tels  que  le  comte  de  Shaftesbury,  avaient 
enfin  publiquement  donné  des  témoignages  de  sympathie  aux  tra- 
vaux de  la  société,  et  l'archevêque  de  Gantorbéry,  d'accord  avec 
Tévêque  de  Londres  et  onze  autres  prélats,  avait  approuvé  les  sen- 
timens  et  les  pensées  au  nom  desquels  le  comité  de  l'alliance, 
dans  une  sorte  de  manifeste,  convoquait  à  Berlin  les  chrétiens  évan- 
géliques  de  tous  les  pays.  La  Gazelle  ecclésiastique  de  Prusse  n'en 
lançait  pas  moins  les  foudres  de  l'ultra-luthéranisme.  Heureuse- 
ment le  roi,  qui  s'était  toujours  piqué  d'être  réellement  le  chef  de 
l'église  et  le  défenseur  de  l'orthodoxie,  a  étendu  sa  protection  sur 
une  société  recommandée  par  son  prédicateur  ordinaire,  le  docteur 
Knimmacher,  et  par  les  successeurs  de  Neander.  Il  a  voulu  assister 
lui-même  avec  la  reine  à  quelques-unes  de  ses  séances,  et  il  a  invité 
SCH  députations  de  toute  nationalité  à  une  collation  dans  le  nouveau 
palais  de  Potsdam.  Cette  royale  bienveillance  n'est  pas  une  partie 
de  rhérilage  que  le  prince-régent  ait  répudiée  :  il  en  a  renouvelé 
oflicielleriient  l'expression  dans  un  récent  document  adressé  à  ses 
itiinislres.  Décidément  les  champions  de  l'autorité  ont  l'autorité 
conlre  eux.  L'Alliance  évangélique  met  avec  raison  beaucoup  de  prix 
à  sa  campagne  de  Beriin.  11  va  sans  dire  que  ses  conférences,  qui 
avaient  attiré,  dit-on,  dans  cette  ville  douze  ou  quinze  cents  per- 


I 


CONTROVERSES   RELIGIEUSES   EN  ANGLETERRE.  37 

sonnes,  ont  pris,  sous  l'influence  des  professeurs  et  des  théologiens 
de  l'Allemagne,  un  caractère  chrétiennement  philosophique  qui  a 
donné  une  certaine  nouveauté  à  des  idées  jusqu'à  présent  plus 
louables  qu'originales. 

Nous  avons  applaudi  à  la  largeur  des  vues  exprimées  souvent  dans 
les  délibérations  de  l'alliance.  Malgré  la  sincérité  de  ses  vœux  de 
concorde  et  d'harmonie,  nous  doutons  cependant  qu'elle  ouvre  ja- 
mais les  bras  à  toute  la  famille  chrétienne.  On  peut  renoncer  à  cette 
impraticable  universalité;  mais  il  ne  faut  pas  se  l'interdire  d'avance 
par  des  réminiscences  de  la  guerre  au  milieu  de  la  paix.  En  Angle- 
terre surtout,  on  aurait  à  se  préserver  de  ces  formes  hostiles  de  lan- 
gage qui  démentent  les  sentimens  de  la  charité  au  moment  où  l'on 
vient  de  les  exprimer.  Ainsi,  dans  la  grande  conférence  de  Londres 
de  1851,  le  révérend  William  Guningham,  bien  connu  pour  la. part 
qu'il  a  prise  à  l'établissement  de  l'église  libre  d'Ecosse,  celui  même 
qui  avait,  six  ans  auparavant,  ému  toute  l'assemblée  en  se  repro- 
chant la  vivacité  de  ses  luttes  antérieures  avec  le  révérend  John 
Brown,  pasteur  de  l'église  établie,  a  soutenu  didactiquement  que 
l'église  romaine  ne  devait  pas  être  regardée  simplement  comme  une 
des  sections  du  christianisme,  et  que  le  papisme  était  un  grand  sys- 
tème clairement  produit  dans  le  monde  de  Dieu  comme  l'œuvre  spé- 
ciale de  Satan.  Ce  langage  est  du  temps  des  puritains,  il  est  étrange 
dans  la  bouche  d'un  professeur  d'un  de  ces  collèges  où  l'on  en- 
seigne la  philosophie  du  sens  commun;  mais  telle  est  l'Ecosse.  Elle 
croit  volontiers  que  la  nature  humaine  est  faite  pour  la  vérité  en 
tout,  excepté  en  religion,  que  le  signe  de  la  vérité,  qui  est  en  tout 
l'universalité,  est  en  religion  la  singularité,  et  que  tandis  que  le 
christianisme  vient  de  Dieu,  la  majeure  partie  de  l'établissement 
chrétien  dans  le  monde  vient  du  diable.  Assurément  ce  n'est  pas 
ainsi  que  s'exprimerait  le  révérend  John  Cairns,  chrétien  et  phi- 
losophe tout  ensemble,  qui  est  entré  dans  le  conseil  exécutif  de 
l'Alliance  évangélique  (1),  et  les  orateurs  habituels  de  ses  confé- 
rences sentent  et  parlent  autrement.  Cependant  on  ne  peut  se  dissi- 
muler que  la  branche  anglaise  de  l'association  a  été  constituée  avec 
l'intention  formelle  d'exclure  les  catholiques  romains,  car  des  neuf 
articles  qui  lui  tiennent  lieu  de  symbole  il  y  en  a  tout  au  plus  cinq 
que  notre  église  pût  accepter. 

Il  est  vrai  que  sur  le  continent  on  a  d'autres  idées.  Ainsi,  dans 
la  réunion  de  Paris,  ces  conditions  dogm.atiques  de  l'alliance  ont 
été  modifiées.  La  branche  française  s'est  officiellement  déclarée 
prête  à  admettre  tous  ceux  qui  «  confesseraient  avec  elle,  conformé- 

(1)  M.  Cairns  est  l'auteur  d'une  excellente  défense  de  la  philosophie  écossaise,  d'un 
examen  de  la  doctrine  du  professeur  Ferrier  sur  la  connaissance,  et  d'une  édition  nou- 
Telle  de  l'ouvrage  curieux  de  Math.  Culverwell  sur  la  Lumière  naturelle. 


38  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  aux  écritures  inspirées  de  Dieu,  leur  foi  commune  au  Dieu 
sauveur,  au  Père,  qui  les  a  aimés,  et  qui  les  justifie  par  grâce,  par 
la  foi  en  son  Fils;  au  Fils,  qui  les  a  rachetés  par  son  sacrifice  expia- 
toire, et  au  Saint-Esprit,  l'auteur  de  leur  régénération  et  de  leur 
sanctification,  —  un  seul  Dieu  béni  éternellement.  »  Cette  rédaction, 
dans  un  style  un  peu  embarrassé,  exprime  le  fond  commun  du 
christianisme  d'une  manière  suffisamment  correcte,  et  comme  elle 
n'interdit  pas  tout  ce  qu'elle  omet,  pas  même  de  croire  que  les  œu- 
vres soient  une  condition  nécessaire  de  la  justification  par  la  foi, 
elle  pourrait  à  la  rigueur  être  admise  par  un  catholique,  et  le  senti- 
ment qui  l'a  dictée  est  louable.  Mais  quoiqu'on  eût  tort  d'exclure 
les  catholiques  de  propos  délibéré,  on  ne  doit  pas  espérer  qu'au- 
cun d'eux  accède  à  l'alliance;  ils  sauront  à  peine  qu'elle  existe.  Des 
membres  du  clergé  parfaitement  orthodoxe  ont  pu  consentir  à  se 
mêler  à  des  hérétiques,  à  bien  pis  que  des  hérétiques,  pour  coopé- 
rer à  des  œuvres  morales,  entre  autres  à  la  direction  de  l'éducation 
publique.  L'œuvre  de  l'alliance  pourtant  leur  paraîtra  toujours,  et 
avec  raison,  exclusivement  protestante.  Bien  plus,  il  est  douteux 
qu'elle  convienne  jamais  complètement  à  une  église  politiquement 
constituée,  et  celle  d'Angleterre  même,  comme  celle  d'Ecosse,  ne 
lui  enverra  que  des  membres  isolés  qui  ne  stipuleront  que  pour 
eux-mêmes.  Ils  viendront  principalement  de  l'ancien  parti  évangé- 
lique  ou  du  large  sein  de  la  broad  church.  Quelques  évêques  pour- 
ront voir  l'institution  avec  bienveillance,  aucun  ne  s'y  associera.  A 
plus  forte  raison,  la  high  church,  le  puseyisme,  tout  ce  qui  con- 
fine à  l'église  romaine  continuera,  comme  elle,  à  se  tenir  à  l'écart. 
C'est  parmi  les  presbytériens  et  dans  les  nombreuses  variétés  du 
dissent,  c'est  dans  le  protestantisme  de  l'Europe  et  de  l'Amérique, 
généralement  plus  rapproché  du  christianisme  synodique  que  de 
l'église  épiscopale,  que  l'alliance  trouvera  le  plus  d'adhérens.  Et 
comme  c'est  aussi  là  qu'avec  plus  de  ferveur  et  de  zèle  il  s'est  ma- 
nifesté longtemps  plus  de  penchant  à  restreindre  la  largeur  de  l'es- 
prit par  Vétroitesse  de  la  lettre,  c'est  là  que  l'alliance  peut  faire  le 
plus  de  bien,  et  son  existence  est  déjà  un  heureux  signe  des  temps, 
dûtrelle  être  passagère  comme  tant  d'autres  bons  signes. 

Mais  de  ce  côté  même,  du  côté  des  communions  chrétiennes  in- 
dépendantes, ou  qui  aimeraient  à  l'être,  jusqu'où  peut  aller  la  con- 
ciliation? A  quelles  limites  s'arrêtera  le  ralliement  dont  on  fait  la 
tentative?  Nous  avons  vu  avec  quelle  sollicitude  on  s'est  mis  en 
garde^  contre  le  vague  des  formules.  On  a  craint  l'invasion  d'un 
cbnstlanbme  purement  nominal.  11  ne  faudrait  pourtant  pas  qu'une 
défiance  excessive  parût  mettre  hors  de  l'Évangile  les  Milton  et  les 
Newton,  et  des  apologistes  tels  que  Grotius  et  Lardner.  Déjà  les 
aentlmens  de  respectueuse  sympathie  témoignés  à  M.  Bunsen  dans 


CONTROVERSES   RELIGIEUSES   EN  ANGLETERRE.  39 

une  des  séances  de  Berlin  semblent  prouver  que  la  société  com- 
prend qu'une  alliance  libre  est  possible  entre  la  science  et  la  foi, 
entre  la  philosophie  et  la  religion.  Il  est  douteux  que  l'on  se  relâche 
des  précautions  prises  expressément  contre  ceux  que  l'on  confond 
sous  le  nom  d'unitairiens.  N'y  aurait-il  pas  cependant  à  faire  quel- 
que distinction  dans  leurs  rangs?  Il  existe  une  opinion  qui  soutient, 
à  l'honneur  du  christianisme,  qu'il  a,  par  la  grâce  divine,  été  la 
plus  puissante  et  la  plus  populaire  révélation  des  plus  grandes  et 
des  plus  pures  vérités  religieuses,  et  que  son  auguste  fondateur  a 
été  ainsi  le  sauveur  de  l'humanité.  Ce  peut  être  là  le  pur  socinia- 
nisme,  et  l'on  conçoit  qu'un  dogmatisme  plus  strictement  fidèle  au 
texte  de  l'Écriture,  plus  pénétré  du  caractère  surnaturel  de  celui 
qui  parle  dans  le  Nouveau  Testament,  se  tienne  soigneusement  à 
distance  de  cette  opinion  plus  philosophique  qu'évangélique,  bien 
que  nous  ayons  vu  le  temps  où  des  églises  très  croyantes  accueil- 
laient avec  beaucoup  de  reconnaissance  une  doctrine  qui  les  relevait 
au  moins  des  dérisions  d'une  autre  époque.  Mais  en  présence  de  ce 
christianisme  rationaliste  qui  ne  voit  rien  en  ce  monde  de  surnatu- 
rel que  la  Providence,  il  existe  un  autre  unitairianisme,  dont  il  est 
plus  facile  de  proscrire  le  nom  que  la  chose,  si  l'on  ne  veut  dépeu- 
pler bien  des  églises. 

«  Nous  croyons  fermement,  dit  Ghanning,  dans  la  divinité  de  la  mission 
et  du  ministère  du  Christ;  il  a  parlé  avec  une  autorité  divine;  il  a  été  l'image 
éclatante  des  divines  perfections.  Nous  croyons  que  Dieu  a  habité  en  lui, 
s'est  par  lui  manifesté,  a  par  lui  enseigné  les  hommes,  lui  a  communiqué 
son  esprit  par-delà  toute  mesure.  Nous  croyons  que  Jésus-Christ  était  la 
plus  glorieuse  manifestation,  l'expression,  la  représentation  de  Dieu  pour 
l'humanité,  et  qu'en  le  voyant  et  le  connaissant,  nous  voyons  et  connais- 
sons le  père  invisible,  en  sorte  que  lorsque  le  Christ  est  venu,  Dieu  a  visité 
le  monde  et  a  demeuré  parmi  les  hommes  plus  manifestement  qu'à  aucune 
époque  antérieure.  Dans  les  paroles  du  Christ,  nous  entendons  Dieu  parler; 
dans  ses  miracles,  nous  voyons  Dieu  agir  ;  dans  son  caractère  et  dans  sa  vie, 
nous  voyons  une  image  immaculée  de  la  pureté  et  de  l'amour  de  Dieu.  Nous 
croyons  donc  en  la  divinité  du  Christ  au  sens  où  cette  expression  est  sou- 
vent et  proprement  employée.  Comment  donc,  peut-on  demander,  dififérons- 
nous  des  autres  chrétiens?  Nous  différons  en  un  point  important.  Tandis 
que  nous  honorons  le  Christ  comme  le  fils,  le  représentant  et  l'image  du 
Dieu  suprême,  nous  ne  croyons  pas  qu'il  soit  le  Dieu  suprême  lui-même... 
Nous  disons  que  le  fils  ne  peut  être  le  même  être  que  son  père,  que  celui 
qui  a  été  envoyé  dans  le  monde  pour  le  sauver  ne  peut  être  le  Dieu  vivant 
qui  l'a  envoyé.  » 

«  La  dénomination  d'unitairien,  dit  le  révérend  F.  D.  Huntingdon  dans  un 
recueil  périodique  de  Boston,  rédigé  dans  l'esprit  de  cette  croyance  (1857), 
comprend  ceux  qui  acceptent  le  christianisme  comme  une  dispensation  de 
la  grâce  divine,  et  non  comme  un  développement  de  l'humaine  raison» 


^0  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

comme  ayant  pour  puissance  spécifique  et  particulière  la  rédemption  sur- 
naturelle du  péché  dans  le  christ  Jésus,  et  non  pas  uniquement  dans  une 
proportion  extraordinaire  de  sagesse  et  d'amour.  Ils  croient  en  Christ  comme 
littéralement  et  véritablement  «  Dieu  manifesté  dans  la  chair,  »  tout  pouvoir 
lui  étant  donné  au  ciel  et  sur  la  terre;  comme  le  fils  de  Dieu  éternellement 
engendré,  le  mode  de  son  unité  avec  le  père  demeurant  un  mystère  de  gloire 
et  de  grâce  qui  surpasse  toute  connaissance  par  les  conditions  mêmes  du 
fait,  comme  le  chef  toujours  présent  et  vivant  de  l'église,  et  l'intercesseur 
personnel  pour  ses  disciples.  Ils  croient  en  l'universalité  du  besoin  d'un  re- 
nouvellement spirituel  dans  le  cœur  des  hommes  par  le  repentir,  la  grâce 
de  pardon,  et  le  salut  en  Christ.  Ils  tiennent  que  la  croix  du  Rédempteur  est 
l'unique  espérance  du  monde,  tous  ceux  qui  sont  sauvés,  en  quelque  lieu 
que  ce  soit,  étant  sauvés  par  l'administration  spirituelle  et  la  domination 
du  fils  de  Dieu  sur  la  race  entière,  que  l'homme  ait  ou  n'ait  pas  conscience 
de  son  opération.  Ils  croient  en  la  prière,  comme  acte  de  demander  à  Dieu 
et  de  recevoir  de  lui,  et  non  comme  acte  d'excitation  et  de  réaction  de 
l'homme  sur  lui-même.  Sous  ces  rapports,  ils  diffèrent  probablement  en  doc- 
trine des  autres  qui  portent  la  même  dénomination.  Us  s'accordent  en  beau- 
coup d'autres  points.  » 

Il  ne  nous  appartient  pas  de  discuter  le  fond  des  croyances.  Seu- 
lement il  nous  semble  difficile  pour  des  protestans  anglais  de  dé- 
clarer celle-ci  anti-chrétienne,  sans  rejeter  du  même  coup  des  doc- 
teurs et  des  ministres  qui  ont  été  la  force  et  la  parure  de  la  religion, 
et  même  de  l'église  en  Angleterre.  En  France,  malgré  des  différences 
dogmatiques  qui  ne  se  cachent  pas,  la  distinction,  très  sérieuse  au 
fond  des  consciences,  n'a  pas  éclaté  en  de  mutuelles  exclusions.  On 
sait  que  le  protestantisme  français  a  aussi  ses  églises  officielles  et 
quelques  églises  libres.  Or  dans  les  premières  la  chaire  est  simul- 
tanément ouverte  à  des  doctrines  entre  lesquelles  une  dillérence 
fondamentale  sur  la  nature  du  Sauveur  se  laisse  assez  facilement 
apercevoir.  Dans  l'église  indépendante,  il  nous  semble  que  le  plus 
éminent  défenseur  de  la  foi  personnelle,  issue  librement  de  l'Écri- 
ture et  de  la  conscience,  est  M.  Edmond  de  Pressensé.  Comme  écri- 
vain et  prédicateur,  il  se  distingue  de  l'orthodoxie  des  formulaires, 
mais  il  nen  est  pas  pour  cela  l'adversaire,  et  personne  assurément 
n'a  songé  à  le  reléguer  hors  du  cercle  de  l'Évangile.  Il  y  aurait 
plus  que  de  la  témérité  à  le  ranger  même  avec  Channing,  qu'il  res- 
pecta, mais  qu'il  ne  suit  pas.  Or  nous  doutons  qu'il  repoussât  ri- 
goureusement ceux  dont  Terreur  ne  lui  paraîtrait  rien  ôter  au  chris- 
tianisme du  cœur.  Sa  Revue  chrétienne  nous  semble  l'expression  la 
plus  avancée  d'une  doctrine  évangélique  avec  indépendance,  mais 
toujours  profondément  chrétienne.  La  Bévue  de  Théologie,  publiée 
à  Strasbourg,  inspirée  par  une  philosophie  plus  hardie,  nous  repré- 
senterait mieux  la  foi  de  ceux  qui  se  glorifient  d'être  encore  chré- 
tiens en  repoussant  toute  orthodoxie  littérale  et  décrétée.  11  ne 


CONTROVERSES    RELIGIEUSES   EN  ANGLETERRE.  H 

semble  pas  cependant  que  la  cause  de  la  religion  protestante  eût 
beaucoup  à  gagner  à  ce  qu'une  barrière  infranchissable  s'élevât 
entre  les  consistoires  et  un  homme  d'une  aussi  haute  valeur  que 
M.  Golani.  Ce  sont  là  des  questions  fort  délicates,  les  plus  déli- 
cates de  toutes,  et  c'est  pour  cela  que  nous  formerons  toujours  le 
vœu  de  les  voir  résolues  dans  la  pratique  tout  autrement  que  dans 
la  controverse.  La  dialectique  théologique  doit  être  inexorable  sur 
les  différences  ;  la  piété  doit  mettre  sa  gloire  à  les  oublier. 

En  résumé,  quel  que  puisse  être  le  rapprochement  entre  toutes 
les  âmes  religieuses,  elles  se  répartiront  toujours  entre  ces  trois 
classes  de  croyans,  les  philosophes  théistes,  les  sectes  protestantes, 
l'église  catholique.  Les  sectes  toucheront  à  la  philosophie  par  les 
dissidens  ariens  de  diverses  nuances,  au  catholicisme  par  les  églises 
constituées  comme  celles  d'Angleterre  ou  de  Suède.  La  liberté  reli- 
.gieuse,  le  jour  où  elfe  sera  universellement  établie,  pourra  effacer  à 
la  longue  entre  les  trois  grands  partis  tous  les  sentimens  hostiles 
qui  leur  restent  des  temps  de  guerre  et  d'oppression.  Avant  cette 
époque  si  désirée,  la  tolérance,  l'équité,  la  charité,  surtout  la  raison, 
devront  rendre  parfois  leurs  rapports  bienveillans  et  doux.  Enfin 
dans  certains  cas  une  heureuse  inspiration  du  cœur,  un  grand  intérêt 
d'humanité  pourra  les  rallier,  et  mcme  coaliser  leurs  vœux  et  leurs 
efforts;  mais  ce  bon  accord  ne  sera  jamais  tel  qu'il  annule  sur  tous 
les  points  et  pour  tous  les  temps  les  différences  et  les  différends  qui 
les  séparent.  Il  y  a  dans  la  nature  humaine  des  données  primitives, 
des  raisons  permanentes,  qui  rendent  presque  nécessaire  la  triple 
division  qui  vient  d'être  rappelée.  C'est  une  question  que  de  savoir 
s'il  serait  possible  ou  désirable  qu'elle  disparût  à  jamais.  Pour 
nous,  la  prenant  comme  un  fait  évident  et  sérieux,  il  nous  suffit  de 
le  décrire  dans  plusieurs  de  ses  détails  et  de  ses  variétés.  Comme 
l'Angleterre  est  un  pays  singulièrement  dépourvu  d'uniformité, 
c'est  chez  elle  qu'on  peut  les  chercher  et  les  étudier  avec  le  plus 
d'assurance  de  ne  point  perdre  sa  peine.  Jusqu'ici  nous  avons  mon- 
tré quelques-uns  des  rameaux  où  va  se  divisant  et  s' affaiblissant  la 
notion  d'une  orthodoxie  impérative  pour  la  raison,  notion  dont  le 
type  le  plus  absolu  réside  dans  l'église  catholique.  Le  christianisme 
a  ainsi  été  conduit  jusque  sur  les  frontières  de  la  philosophie.  Main- 
tenant, revenant  sur  nos  pas,  nous  aimerions  à  diriger  nos  recher- 
ches dans  un  autre  sens,  et  à  recueillir  dans  la  mêlée  des  sectes  et 
des  doctrines  britanniques  d'autres  exemples  de  foi  réfléchie  qui 
nous  montrent  moins  comme  on  sort  des  églises  constituées  que 
comme  on  y  rentre  ou  l'on  y  reste,  en  essayant,  ainsi  qu'Arnold, 
de  les  transformer. 

Charles  de  Rémusat. 


M^^^  DE  HALTINGEN 


SOUVENIRS  DE  LA  COUR  DE  DRESDE. 


I. 


Je  me  rappelle  encore  avec  plaisir  les  années  que  j*ai  passées  à 
Dresde  dans  ma  jeunesse.  Frédéric-Auguste  IV,  qui  régnait  alors, 
était  un  prince  allemand  dans  toute  la  force  du  terme.  Bien  qu'il 
fût  naturellement  simple,  il  tenait  prodigieusement  à  Tétiquette, 
dont  le  maréchal  de  Reitzenstein  était  le  conservateur  vigilant,  et  je 
ne  Tai  jamais  vue  nulle  part  aussi  rigoureusement  observée,  même 
à  Vienne  et  à  Pétersbourg.  Quelques  personnes  attachaient  donc  un 
grand  prix  à  se  voir  reçues  dans  une  cour  aussi  fidèle  aux  pures 
traditions  féodales.  Les  nombreuses  familles  étrangères  que  Dresde 
a  le  secret  d'attirer  y  étaient  fort  bien  accueillies,  quand  leur  an- 
cienneté ou  leur  importance  politique  leur  ouvrait  les  portes  du 
palais.  Ces  présentations  donnaient  une  certaine  animation  à  la  cour 
de  Saxe,  qui  certainement  aurait  paru  moins  agréable,  si  la  noblesse 
indigène  y  avait  eu  seule  accès. 

Parmi  les  personnes  qui  furent  présentées  pendant  l'hiver  de  18/1 /i , 
M"*  ÉléoDora  de  Haltingen  attira  immédiatement  l'attention  géné- 
rale. Sa  mère  l'avait  trouvée  trop  jeune  pour  l'amener  à  la  cour; 
mais  la  reine,  qui  avait  entendu  parler  de  M"'  de  Haltingen  dans  les 
meUleurt»  termes,  avait  insisté  pour  qu'elle  accompagnât  ses  parens. 
D'ailleurs  les  bab  qui  avaient  lieu  le  mercredi  de  chaque  semaine, 
et  qui  étaient  en  quelque  sorte  intimes,  ne  se  prolongeaient  pas  dans 


i 


ÉLÉONORA   DE   HALTINGEN.  A3 

la  nuit,  et  finissaient  au  plus  tard  à  deux  heures.  Quand  Éléonora 
parut  à  la  cour,  beaucoup  de  personnes  la  voyaient  pour  la  première 
fois.  Aussi  tous  les  regards  se  portèrent-ils  sur  elle  lorsque  le  roi  la 
choisit  pour  la  première  valse  :  elle  portait  une  simple  robe  de  crêpe 
blanc,  et  sur  son  beau  front  une  légère  couronne  d'épines-vinettes. 

Le  vieux  baron  de  ***,  qui  connaissait  toutes  les  généalogies  de 
l'Allemagne,  voulut  bien  me  donner,  le  soir  même,  de  longs  détails 
sur  la  maison  de  Haltingen,  avec  laquelle  je  n'avais  pas  encore  de 
relations.  Cette  famille  ne  brillait  ni  par  la  richesse,  ni  par  une 
grande  position.  Le  baron  de  Haltingen  descendait,  il  est  vrai,  d'un 
compagnon  de  Hermann,  qui  avait  contribué  par  sa  bravoure  à  la 
défaite  des  légions  de  Varus  :  il  faisait  donc  remonter  sa  noblesse 
jusqu'à  la  glorieuse  journée  de  Teutobourg;  mais  il  est  si  commun 
en  Allemagne  de  trouver  des  gentilshommes  dont  l'arbre  généalo- 
gique a  pris  racine  à  côté  de  l'arche  de  Noé,  que  les  prétentions  du 
baron,  prétentions  que  l'opulence  ne  relevait  pas  de  son  prestige, 
n'eussent  assurément  intéressé  que  ses  vassaux.  Cette  famille  de 
Haltingen  avait  un  avantage  beaucoup  moins  contestable  que  tous 
les  parchemins  du  monde;  elle  était  naturellement  aristocratique. 
Aristote  parle  d'hommes  qui  naissent  rois;  on  peut  dire,  sans  crainte 
d'être  démenti,  qu'il  en  existe  qui  naissent  gentilshommes,  c'est-à- 
dire  dont  la  personne,  l'attitude,  les  idées,  le  caractère,  sont  essen- 
tiellement distingués.  Dans  les  pays  latins  ou  dans  les  pays  helléni- 
ques, ce  caractère,  qui  ne  prend  point  sa  source  en  une  convention 
sociale,  se  rencontre  au  sein  des  plus  modestes  conditions.  Il  n'en 
est  point  de  môme  chez  les  Allemands.  La  puissante  race  germani- 
que, qui  a  hérité  du  génie  philosophique  et  poétique  des  anciens 
Hellènes,  n'a  pas,  comme  eux,  l'instinct  inné  de  la  grâce.  Un  paysan 
roumain,  un  montagnard  de  l'Arcadie,  un  laboureur  de  la  campagne 
de  Rome,  rappellent  souvent  mieux  à  l'esprit  cet  idéal  de  l'homme 
illustré  par  l'art  grec  qu'un  prince  bavarois  ou  un  baron  saxon.  Ce 
n'est  pas  seulement  dans  les  derniers  rangs  de  la  société  que  se  re- 
trouvent la  lourdeur  et  la  gaucherie;  là  même  où  l'éducation  et  les 
privilèges  sociaux  n'ont  rien  épargné  pour  constituer  le  véritable 
type  aristocratique,  on  est  surpris  de  ne  trouver  qu*un  air  vul- 
gaire et  une  tournure  d'esprit  très  peu  chevaleresque. 

Un  pareil  reproche  ne  pouvait  être  adressé  aux  Haltingen.  Tout 
était  naturel  dans  leurs  mouvemens  et  dans  leurs  paroles;  ils  n'a- 
vaient besoin  de  faire  aucun  effort  pour  s'élever  au-dessus  de  la 
foule.  Le  sentiment  de  leur  supériorité  leur  donnait  la  même  aisance 
dans  un  palais  que  dans  une  chaumière.  Partout  ils  devenaient  po- 
pulaires, parce  qu'ils  étaient  bons  avec  le  peuple  et  indépendans 
avec  les  princes.  Le  baron  de  Haltingen  était  né  pour  être  un  pair 


ili^  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

d* Angleterre.  Au  temps  de  Charles  I",  il  eût  combattu  avec  lord 
Thomas  Fairfax  contre  la  royauté,  qui  visait  à  devenir  absolue;  sous 
Cromwell,  il  eût,  comme  lui,  repoussé  la  dictature  de  mylord  protec- 
teur. H  détestait  instinctivement  tout  régime  arbitraire,  quelle  que 
fût  la  couleur  du  drapeau.  Porté  à  croire  que  tout  gentilhomme 
devait  penser  comme  lui,  il  ne  comprenait  pas  l'antipathie  que  la 
noblesse  avait  inspirée  aux  Français  de  1789,  l'aristocratie  lui  pa- 
raissant la  protectrice  naturelle  des  libertés  de  la  nation.  Peu  ca- 
pable de  distinctions  et  de  recherches  éru dites,  il  s'imaginait  assez 
naïvement  que  la  cour  de  Louis  XVI  était  peuplée  d'hommes  qui 
lui  ressemblaient.  Aucune  intelligence  n'était  moins  apte  à  com- 
prendre le  génie  spontané  de  la  vieille  Gaule,  exposée  à  toutes  les 
défaillances,  mais  capable  de  toutes  les  grandeurs.  Un  peuple  qui 
â  produit  dans  le  même  siècle  les  roués  de  la  régence,  les  Marceau, 
les  Hoche  et  les  Desaix,  sera  toujours  pour  un  véritable  Allemand 
le  plus  étonnant  des  prodiges. 

La  baronne  de  Haltingen  ne  se  préoccupait  d'aucune  des  théories 
qu'elle  entendait  souvent  exposera  son  mari.  La  loyauté,  l'indépen- 
dance, la  générosité  cordiale  du  baron,  avaient  exercé  sur  elle  une 
telle  influence  qu  elle  s'était,  après  son  mariage,  habituée  à  le  con- 
sidérer comme  une  espèce  d'incarnation  de  la  justice  et  delà  raison. 
Elle  trouvait  en  lui  la  règle  de  toutes  ses  actions  et  de  toutes  ses 
pensées,  et  elle  avait  inspiré  à  Éléonora  l'espèce  de  culte  qu'elle 
pratiquait  elle-même.  La  jeune  fille  avait  entendu  dès  l'enfance 
parler  avec  tant  d'enthousiasme  des  vertus  de  son  père,  qu'elle 
le  regardait  comme  l'idéal  auquel  elle  devait  s'efforcer  d'atteindre. 
M""  de  Haltingen  n'avait  jamais  songé  à  expliquer  à  sa  fille  que  la 
perfection  doit  avoir  dans  la  femme  un  autre  caractère  que  dans 
l'homme.  11  en  résulta  que  le  stoïcisme  chrétien  du  baron,  —  stoï- 
cisme qu'il  regardait  comme  le  simple  accomplissement  des  devoirs 
d'un  gentilhomme,  —  devint  la  règle  rigoureuse  à  laquelle  Éléonora 
conforma  toutes  ses  pensées  et  tous  ses  actes.  Comme  il  est  impos- 
sible de  vivre  dans  l'Allemagne  du  nord  sans  acquérir  quelques 
notions  de  la  philosophie  de  Kant,  je  lui  disais  quelquefois  en  plai- 
santant qu'elle  serait  toute  sa  vie  une  esclave  dévouée  de  «  l'impé- 
ratif catégorique.  »  Aussi  était-elle  incapable  de  comprendre  par 
quels  artifices  le  vulgaire  trouve  le  secret  d'endormir  les  réclama- 
tions les  plus  impérieuses  de  la  conscience.  Tout  faisait  prévoir 'que 
la  misanthropie  prendrait  un  jour  la  place  de  ces  illusions,  car  le 
plus  souvent  les  misanthropes  incurables  ont  commencé  par  être 
convaincus  que  l'homme  est  essentiellement  bon.  Le  jour  où  ils  le 
voient  tel  qu'il  est,  c'est-à-dire  comme  un  être  imparfait  que  se  dis- 
putent les  pencbans  les  plus  opposés,  ils  prennent  pour  lui  une  an- 


I 


ÉLÉONORA   DE    HALTINGEN.  A5 

tipathie  qui  souvent  n'est  pas  plus  raisonnable  que  l'enthousiasme 
de  la  jeunesse. 

Éléonora  ne  tarda  pas  à  être  soumise  à  une  épreuve  qui  devait 
exercer  une  influence  décisive  sur  ses  idées  et  sur  son  avenir.  Un 
mois  environ  après  sa  présentation  à  la  cour  arrivait  à  Dresde  le 
prince  Adalbert  de  ***.  Ce  jeune  homme  était  héritier  présomptif 
de  la  principauté  de  ***,  et  allié  à  la  famille  royale  de  Saxe.  Élevé 
par  un  père  égoïste  et  impérieux,  Adalbert  était  timide  et  taciturne. 
Le  roi  Frédéric-Auguste,  qui,  malgré  sa  taille  épaisse,  aimait  pas- 
sionnément la  danse  et  se  mêlait  volontiers  à  nos  conversations  de 
jeunes  filles,  nous  disait  le  plus  grand  bien  de  son  jeune  paient  :  il 
avait,  selon  lui,  un  excellent  cœur,  une  nature  sympathique,  un 
esprit  cultivé,  et  il  devait  certainement,  quand  il  serait  prince  ré- 
gnant, faire  renaître  dans  ses  états  les  beaux  jours  où  Charles- Au- 
guste, l'ami  de  Schiller  et  de  Goethe,  faisait  de  Weimar  l'Athènes  de 
l'Allemagne.  Un  tel  éloge  devait  attirer  tous  les  regards  sur  Adal- 
bert. D'ailleurs,  en  Allemagne,  quand  un  jeune  homme  occupe  une 
haute  position  sociale ,  il  n'est  pas  nécessaire  qu'il  possède  une 
vaste  intelligence  et  un  grand  cœur  pour  s'emparer  de  l'imagi- 
nation des  jeunes  filles.  Sur  les  bords  de  l'Elbe  et  de  la  Sprée, 
l'amour  n'est  pas  aveugle  comme  il  l'était  aux  rives  du  Céphise  et 
de  l'Eurotas;  il  ôte  son  bandeau  pour  feuilleter  les  généalogistes,  et 
se  sert  de  son  flambeau  pour  déchiffrer,  dans  les  vieilles  tourelles 
féodales,  les  parchemins  poudreux.  Une  Allemande  n'a  jamais  l'é- 
tourderie  gauloise,  ni  la  pétulance  latine.  Aussi,  dans  ses  rêves  les 
plus  platoniques  et  les  plus  métaphysiques,  voit-elle  briller  toujours 
au  premier  plan  les  verts  gazons  et  les  rians  bosquets  d'un  manoir 
seigneurial.  L'idéalisme  allemand  n'est  pas  aussi  naïf  qu'on  se  le 
figure  généralement,  et  tel  peuple  que  les  Germains  accusent  de  ma- 
térialisme, —  la  nation  française  par  exemple,  —  est  au  fond  bien 
plus  idéaliste  que  les  Prussiens  et  les  Saxons.  Éléonora  était  une 
exception  parmi  les  jeunes  Allemandes  qui  figuraient  à  la  cour  de 
Saxe.  Dans  toutes  les  races,  les  natures  d'élite  parviennent  à  se 
soustraire  à  cette  loi  mystérieuse  que  je  nommerais  volontiers,  en 
me  servant  d'un  mot  biblique,  «  la  chair  et  le  sang.  »  Les  organisa- 
tions qui  échappent  à  ces  influences  sont  prédestinées  à  la  souffrance, 
et  tel  devait  être  le  sort  d'Éléonora. 

Si  le  prince  Adalbert  n'avait  eu  pour  lui  que  les  avantages  de  son 
rang,  il  est  presque  certain  que  M"^  de  Haltingen  lui  eût  accordé 
peu  d'attention;  mais  Adalbert  avait,  pour  une  nature  à  la  fois 
tendre  et  hautaine  comme  celle  d'Éléonora,  un  attrait  tout  parti- 
culier. Sa  timidité  mélancolique,  dont  on  connaissait  les  causes, 
le  rendait  intéressant;  son  silence  rêveur  était  attribué,  non  à  la 


^5  BETUE   DES   DEUX   MONDES* 

disette  des  idées,  mais  à  un  goût  prononcé  pour  la  méditation. 
Quelle  plus  belle  tâche  pour  une  âme  chevaleresque  que  de  rendre 
à  cette  nature  abattue  le  sentiment  de  sa  force?  Quelle  entreprise 
plus  digne  d'un  cœur  sensible  que  de  consoler  cette  noble  intel- 
ligence des  souffrances  que  lui  avait  imposées  prématurément  Té- 
goîsme  paternel?  Ce  rêve,  qui  avait  d'abord  flotté  vaguement  dans 
Tesprit  d'Éléonora,  prit  chaque  jour  une  forme  plus  précise,  à 
mesure  que  le  jeune  prince  se  montrait  plus  empressé,  il  n'est 
peut-être  pas  très  exact  d'employer  cette  expression  quand  il  s'agit 
d'un  caractère  comme  celui  d'Adalbert;  pour  parler  plus  claire- 
ment, il  faudrait  dire  que  le  prince,  qui  ne  faisait  rien  pour  plaire 
à  aucune  autre  jeune  fille,  semblait  ne  s'épanouir  un  peu  que 
dans  la  famille  d'Éléonora,  où  il  passait  sa  vie.  Quoique  Éléonora 
agît  envers  lui  avec  la  plus  grande  réserve,  il  est  toujours  assez  diffi- 
cile, surtout  à  un  certain  âge,  de  ne  pas  laisser  deviner  ses  sympa- 
thies. Adalbert  s'était-il  aperçu  du  secret  penchant  de  la  jeune  fille? 
Ou  plutôt  sentait-il  instinctivement,  comme  les  âmes  faibles,  la  né- 
cessité de  s'appuyer  sur  un  caractère  inébranlable?  Il  est  probable 
que  ces  deux  causes  agissaient  à  la  fois  sur  son  cœur  et  le  dispo- 
saient à  voir  dans  Éléonora  l'ange  que  la  Providence  destinait  au 
bonheur  de  sa  vie.  Insensiblement  il  perdit  avec  elle  quelque  chose 
de  son  extrême  timidité  ;  il  commença  à  laisser  entrevoir  les  mé- 
comptes et  les  épreuves  de  sa  jeunesse,  à  parler  de  ses  projets  d'a- 
venir. Il  avait  appris,  disait-il,  en  vivant  avec  son  père,  à  comprendre 
la  stérilité  et  la  misère  d'une  politique  égoïste  et  bornée.  Si  un  jour 
la  Providence  l'appelait  à  succéder  à  Eberhard  LTI,  il  se  proposait 
de  gouverner  non  en  vassal  de  l'Autriche,  mais  en  prince  allemand, 
qui  regarde  comme  un  devoir  de  tenir  haut  et  ferme  le  drapeau  de 
la  commune  patrie.  Il  voulait,  au  lieu  de  contribuer  à  étouffer  le 
génie  scientifique  de  la  Germanie,  maintenir  les  droits  imprescrip- 
tibles du  libre  examen,  conquis  par  la  réformation.  L'exemple  du 
grand-duc  Charles-Auguste  prouve,  ajoutait-il,  qu'un  prince  pa- 
triote peut  opérer  en  Allemagne  de  véritables  miracles  sans  avoir  de 
vastes  états.  Adalbert  disait  encore  que  les  femmes  pouvaient  contri- 
buer efficacement  à  faire  renaître  les  beaux  jours  du  «  printemps  de 
l'Allemagne.  »  Il  rappelait  que  la  grande -duchesse  Anne-Amélie 
mvail,  comme  régente,  préparé  les  merveilles  du  règne  de  Charles- 
Auguste.  11  insinuait  que,  si  par  hasard  il  ne  trouvait  pas  dans 
les  familles  régnantes  une  personne  qui  voulût  ou  qui  pût  com- 
prendre ses  plans,  il  saurait,  malgré  toutes  les  résistances,  la  cher- 
cher dans  les  rangs  respectés  de  la  noblesse  germanique.  Lors- 
qu'oo  opposait  à  ses  idées  des  objections  plus  ou  moins  fortes,  il 
répétait  fermement  qu'il  était  autant  que  personne  partisan  de  la 


ÉLÉONORA   DE   HALTINGEN.  kl 

distinction  des  classes,  mais  que  les  princes  n'étaient,  après  tout, 
que  les  premiers  des  gentilshommes ,  et  que  la  distance  qui  les  sé- 
•parait  de  leurs  pairs  avait  son  principe  non  dans  l'inégalité  des  mé- 
rites, mais  dans  les  nécessités  de  la  hiérarchie  et  de  l'ordre  social. 

Le  baron  de  Haltingen,  sans  être  dirigé  par  aucune  arrière-pensée, 
applaudissait  chaleureusement  à  toutes  ces  idées,  conformes  pour  la 
plupart  à  ses  convictions  féodales.  Aux  yeux  du  baron,  le  descen- 
dant d'un  compagnon  de  Hermann  était  même  supérieur  à  tel  prince 
allemand  dont  la  noblesse  ne  remontait  qu'au  siècle  de  Witikind. 
M.  de  Haltingen  parlait  d'ailleurs  d'un  ton  assez  dégagé  des  familles 
qui  régnaient  dans  la  plupart  des  grands  états.  Il  faisait  remarquer 
avec  affectation  leur  origine  relativement  nouvelle,  car,  disait-il, 
les  Habsbourg  se  sont  éteints  avec  Marie-Thérèse,  les  Roman  of  avec 
Elisabeth  Pétrovna,  les  Stuarts  ont  cessé  de  régner  avec  Anne,  et  ce 
n'est  qu'en  1701  que  le  margrave  de  Brandebourg  est  devenu  roi 
de  Prusse.  En  d'autres  circonstances,  il  est  probable  que  les  théo- 
ries du  baron  eussent  semblé  assez  insignifiantes  à  l'héritier  de  la 
principauté  de*^*;  mais  lorsqu'il  voyait  Éléonora  paraître  à  la  cour 
avec  la  grâce  et  la  majesté  d'une  reine,  quand  il  s'apercevait  que  le 
roi  lui-même  lui  adressait  la  parole  avec  une  sorte  de  déférence, 
que  la  reine  la  traitait  comme  une  fille,  que  tout  semblait  obéir  à 
ses  regards  souverains,  pouvait-il  avoir  envie  de  contester  la  philo- 
sophie féodale  de  M.  de  Haltingen? 

Gomme  tous  les  amoureux,  le  jeune  prince  ne  pensait  qu'au  pré- 
sent. L'hiver  qu'il  allait  passer  à  Dresde  lui  paraissait  devoir  durer 
un  siècle.  Quoique  plus  prévoyante,  Éléonora,  il  faut  l'avouer,  s'a- 
bandonna quelque  temps  aux  mêmes  illusions;  mais  ces  illusions 
s'affaiblissaient  à  mesure  qu'elle  apprenait  à  mieux  connaître  et  le 
prince  et  sa  famille.  Adalbert  l'aimait  réellement.  S'il  eût  été  libre 
de  suivre  les  mouvemens  de  son  cœur,  il  n'eût  pas  hésité  un  mo- 
ment à  sacrifier  à  son  amour  toutes  les  considérations  mondaines; 
malheureusement  il  était  incapable  de  défendre  contre  l'absolutisme 
paternel  aucune  de  ses  idées,  aucun  de  ses  sentimens.  Il  aurait  fallu 
d'ailleurs  jine  volonté  singulièrement  ferme  pour  résister  au  vieux 
prince  Eberhard.  Cet  homme,  d'une  énergie  vraiment  extraordinaire, 
avait  tenu  tête  à  Napoléon  lui-même,  quand  toute  l'Europe  s'incli- 
nait devant  lui.  Il  avait  su  faire  respecter  ses  petits  états,  lorsque 
des  puissances  de  premier  ordre  regardaient  toute  résistance  comme 
impossible.  On  l'avait  vu  à  Lutzen,  àBautzen,  à  Leipzig,  la  «  bataille 
des  nations,  »  combattre  en  héros  contre  des  soldats  qui  avaient  vaincu 
le  monde.  A  Leipzig,  blessé  au  bras,  les  vêtemens  déchirés,  couvert 
de  poussière  et  de  sang,  il  avait  entonné  le  chant  des  hussards  de  la 
mort  et  décidé  la  victoire  par  une  charge  irrésistible.  Depuis  la 


|g  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

chute  de  Tempire,  il  avait  lutté  avec  la  même  vigueur  contre  le 
progrès  des  idées  libérales.  La  révolution  de  1830  n'avait  en  rien 
modifié  ses  idées,  et  il  ne  laissait  échapper  aucune  occasion  d'ap-* 
peler  le  roi  Louis-Philippe  un  jacobin. 

Lorsque  le  prince  Eberhard  vint  avec  la  princesse  rejoindre  son 
fils  à  Dresde,  Éléonora  l'eut  à  peine  entrevu  qu'elle  fut  saisie  de 
tristesse  et  d'épouvante.  C'était  un  homme  d'une  taille  colossale, 
d'un  aspect  formidable.  Sa  voix  retentissait  dans  les  salons  avec  la 
même  force  qu'aux  champs  de  Leipzig.  Il  semblait  dédaigner  la 
politesse  la  plus  vulgaire,  et  traitait  de  manie  française  tout  usage 
contraire  aux  vieilles  habitudes  germaniques.  Sous  prétexte  que 
l'Allemagne  devait  appartenir  uniquement  aux  Germains,  il  eût  vo-. 
lontiers  bâti  le  long  du  Rhin  une  muraille  de  la  Chine.  Tout  Fran- 
çais qui  essayait  de  franchir  le  fleuve  allemand  était  un  émissaire 
des  sociétés  secrètes,  et  le  touriste  anglais  le  plus  inoffensif  un 
agent  des  récolutionnaires  de  la  Grande-Bretagne.  Malgré  ces  furi- 
bondes tirades,  le  prince  Eberhard  se  croyait  un  «  bon  homme,  »  et 
il  l'était  à  sa  manière.  Il  menait  dans  ses  états  une  vie  modeste  et 
même  rustique.  Il  aimait  autant  la  bière,  la  choucroute  et  le  tabac 
que  le  dernier  des  paysans,  et  traitait  les  gentilshommes  aussi  du- 
rement que  les  bourgeois,  u  Ministre  de  Dieu  »  pour  représenter 
l'Éternel  dans  la  principauté  de  ***,  il  gouvernait  ses  sujets  avec 
une  certaine  impartialité,  c'est-à-dire  que  les  richesses  de  la  no- 
blesse  excitaient  autant  son  avidité  que  l'argent  des  «  manans.  »  Il 
avait,  pour  remplir  ses  coffres,  inventé  une  multitude  de  monopoles 
et  d'expédiens.  C'est  ainsi  qu'il  s'était,  si  je  ne  me  trompe,  réservé 
le  droit  exclusif  de  louer  des  ânes  aux  ladies  qui  fréquentaient  les 
eaux  de  ***.  Les  passeports  lui  rapportaient  chaque  année  des  bé- 
néfices considérables.  En  un  mot,  il  exploitait  sa  principauté  comme 
une  ferme  dont  il  fallait  tirer  le  meilleur  parti  possible.  Trop  sagace 
pour  ne  pas  craindre  les  révolutions,  il  plaçait  ses  fonds  dans  les 
pays  libres,  les  seuls  qui  lui  semblassent,  paraît-il,  à  l'abri  des  bou- 
leversemens  politiques.  Quand  il  s'agissait  de  ses  intérêts,  ce  petit 
despote  rendait  justice  à  la  liberté  !  % 

A  peine  arrivé  à  Dresde ,  le  prince  Eberhard  fut  informé  par  ses 
intimes  de  l'ascendant  qu' Éléonora  exerçait  sur  son  fils.  U  attacha 
d'abord  très  peu  d'importance  aux  projets  d'un  jeune  homme  qui 
■'avait  jamais  su,  disait-il,  avoir  une  volonté;  mais  la  princesse 
Krnestioe,  sa  femme,  ne  partagea  point  cette  sécurité  :  elle  savait 
que  les  caractères  faibles  sont  capables  d'une  résistance  passive 
4oot  U  est  souvent  fort  diffîcile  de  triompher.  Or  la  pensée  d'une 
iUiaoce  avec  les  Haliingen  la  mettait  en  fureur  ou  au  désespoir. 
Eberhard  personnifiait  le  régime  aristocratique  avec  autant  de  té- 


ÉLÉONORA    DE    HALTINGEN.  AO 

nacité  que  s'il  fût  né  dans  la  société  brahmanique;  la  princesse  eût 
fait  pour  l'or  tout  ce  que  son  mari  eût  entrepris  pour  défendre  la 
hiérarchie  féodale.  La  pauvre  Éléonora  avait  donc  contre  elle  non- 
seulement  l'irrésolution  de  celui  qu'elle  aimait  à  considérer  comme 
son  fiancé,  mais  encore  les  penchans  les  plus  impérieux  de  la  race 
à  laquelle  elle  appartenait.  Elle  s'avançait  au  milieu  d'une  mer  se- 
mée d'écueils,  sans  autre  protection  que  sa  naïve  bonté  et  l'appui 
de  parens  presque  aussi  candides  et  aussi  inexpérimentés  que  leur 
'fille. 

Adalbert  essayait  de  rassurer  M'^**  de  Haîtingen  avec  ces  sophismes 
dont  les  amans  sont  prodigues.  Il  lui  disait  que  s'il  s'était  jusqu'a- 
lors montré  timide  envers  le  prince  Eberhard,  c'est  que,  n'ayant 
aucun  intérêt  sérieux  à  défendre,  il  avait  cru  devoir  se  réserver  pour 
des  luttes  où  il  faudrait  protéger  ses  affections.  11  ajoutait  qu'après 
avoir  fait  tant  de  concessions  au  despotisme  de  son  père  et  à  l'ava- 
rice de  sa  mère,  il  était  convaincu  qu'ils  ne  voudraient  pas  le  ré- 
duire au  désespoir,  quand  il  s'agirait  d'une  alliance  avec  une  des 
plus  vieilles  familles  de  l'Allemagne.  Il  lui  renouvela  toutes  ces  as- 
surances un  soir  de  printemps  qu'ils  s'étaient  rencontrés  dans  le 
jardin  où  le  prince  Jean,  aujourd'hui  roi  de  Saxe,  travaillait  à  ses 
doctes  commentaires  sur  Dante.  Ce  jardin,  dont  l'entrée  était  in- 
terdite au  public,  était  situé  derrière  la  maison  où  demeurait  Éléo- 
nora. Les  rossignols,  cachés  dans  des  bosquets  de  roses,  mêlaient 
leurs  notes  harmonieuses  à  ces  protestations  d'Adalbert,  et  la  séré- 
nité du  ciel  d'azur  qui  brillait  sur  la  tête  des  deux  amans  semblait 
les  convier  aux  douces  espérances  de  la  jeunesse.  Le  futur  succes- 
seur d'Eberhard  parlait  cependant  de  ses  projets  de  résistance  avec 
un  ton  si  calme  et  de  ses  plans  héroïques  en  termes  si  froids,  que 
la  jeune  fille  frémit  involontairement  à  la  pensée  d'une  lutte  entre 
ce  paisible  jeune  homme  et  le  rude  général  de  Leipzig.  Trop  fière 
pour  s'imposer  aune  famille  incapable  de  rendre  justice  à  ses  grandes 
qualités,  elle  ne  fit  rien  pour  encourager  Adalbert  à  défendre  son 
amour. 

Au  moment  où  toute  la  ville  parlait  du  prochain  mariage  du 
prince  héréditaire  de  ***  avec  M"*  de  Haîtingen,  se  trouvait  à  Dresde 
un  gentilhomme  français,  qui  ne  tarda  pas  à  se  lier  étroitement  avec 
Eberhard.  Adalbert  de  son  côté  prêta  bientôt  aux  boutades  du  mar- 
quis de  G...,  grand  ennemi  de  la  révolution  et  surtout  des  mésal- 
liances, une  oreille  trop  complaisante.  Malgré  le  dédain  affecté  des 
Allemands  pour  «  l'esprit  superficiel  »  des  Gaulois,  ils  en  subissent 
involontairement  finfluence.  Quoiqu'ils  soient  bien  décidés  en  théo- 
rie à  mépriser  tout  ce  qui  leur  rappelle  les  traditions  de  Voltaire, 
leur  candeur  est  trop  grande  pour  qu'ils  ne  soient  pas  à  chaque  in- 

TOME  XIX.  1 


M  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

stant  éblouis  et  comme  fascinés  par  les  éclairs  de  l'intarissable  verve 
des  Français.  Adalbert  parlait  bien  devant  nous  du  peu  de  cas  qu'il 
faisait  des  plaisanteries  de  son  ami  ;  mais  le  marquis  n'en  exerçait 
pas  moins  une  action  chaque  jour  plus  considérable  sur  ses  idées  et 
sur  ses  habitudes.  A  force  de  l'entendre  parler  avec  une  incroyable 
légèreté  des  femmes  les  plus  dignes  d'amour»  à  force  de  l'entendre 
dire  que  la  plus  belle  et  la  meilleure  ne  méritait  nullement  ce  dé- 
vouement chevaleresque  préconisé  par  les  romans  du  moyen  âge, 
et  qu'un  grand  seigneur  devait  se  préoccuper  bien  autrement  des 
exigences  de  sa  position  que  de  ses  affections  (il  se  servait,  je  crois, 
du  mot  fantaisies),  Adalbert  se  sentait  ébranlé.  —  Son  expérience, 
disait  le  marquis  avec  affectation ,  lui  avait  appris  que  le  bonheur 
de  cette  vie  consistait,  non  point  à  se  livrer  aux  aberrations  de 
son  imagination,  mais  à  respecter  toutes  les  convenances  sociales, 
même  celles  dont  la  nécessité  ne  paraissait  pas  absolument  démon- 
trée. Il  trouvait  en  faveur  de  sa  théorie  des  raisonnemens  philoso- 
phiques, raisonnemens  absolument  nécessaires  pour  convaincre  un 
Allemand.  —  La  société,  ajoutait-il  en  prenant  un  air  grave,  assure 
à  l'aristocratie  de  très  grands  privilèges,  à  la  condition  qu'elle  saura 
au  besoin  sacrifier  ses  inclinations  aux  lois  fondamentales  de  son 
exbtence.  Or  la  plus  essentielle  de  ces  lois  proscrit  les  mésalliances 
à  tous  les  degrés,  même  celles  qui  peuvent  se  justifier  par  des  mo- 
tifs spécieux.  Les  devoirs  d'un  grand  seigneur  envers  la  classe  dont 
il  est  un  des  chefs  naturels  sont  trop  impérieux  pour  qu'on  ne  les 
préfère  pas  à  ces  puériles  satisfactions  qu'on  appelle  a  satisfactions 
de  cœur.  » 

Lord  Edward  ***  était  peut-être  le  seul  parmi  les  amis  du  prince 
Adalbert  qui  fût  en  état  de  combattre  les  théories  qu'on  reprodui- 
sait autour  de  lui  sous  toutes  les  formes.  L'aristocratie  anglaise, 
la  plus  fière  des  aristocraties,  est  aussi  la  plus  chevaleresque  et  la 
plus  susceptible  de  passions  sincères  et  profondes.  Elle  a  reçu  des 
«rois  de  la  mer»  qui  gouvernèrent  l'Angleterre  sous  la  dynastie 
danoise  et  plus  tard  des  Normands  un  esprit  de  résolution  et  d'in- 
dépendance qu'on  ne  trouve  jamais  dans  la  nature  allemande.  Aussi 
un  mariage  d'inclination  n'effraie  point  un  pair  d'Angleterre  comme 
le  descendant  d'une  grande  famille  française.  Plus  d'une  fois  le  noble 
ami  d' Adalbert  me  fit  entendre  que  le  jeune  prince  était  peu  digne 
d'une  femme  aussi  heureusement  douée  qu'Éléonora,  et  que  ses  in- 
décisioiis  seules  prouvaient  combien  étaient  étranges  les  illusions 
dont  on  se  berçait  en  fondant  sur  lui  de  si  grandes  espérances.  Pour 
lord  Edward,  qui  avait  toute  l'énergie  anglo-saxonne,  l'irrésolution 
était  chez  un  homme  le  signe  le  moins  équivoque  d'un  caractère 
esMOtiellement  médiocre.  H  était  donc  fermement  convaincu  que 


ÉLÉONOKA   DE   HALTINGEN.  51 

tôt  OU  tard  Adalbert  céderait  aux  conseils  du  marquis  et  aux  vœux 
de  sa  famille,  et  qu'il  serait  finalement  un  prince  allemand  pareil  à 
tant  d'autres. 

Il  suffisait  par  malheur  qu' Adalbert  eût  laissé  entrevoir  ses  plans 
pour  que  M""  de  Haltingen  se  trouvât  exposée  à  tous  les  traits  de 
la  calomnie  et  de  la  jalousie  la  plus  basse.  Je  remarquai  bientôt 
avec  stupéfaction  que  l'animosité  de  ses  compagnes  croissait  cha- 
que jour.  Les  mères,  non  moins  jalouses  que  leurs  filles,  s'indi- 
gnaient ouvertement  de  ce  qu'elles  nommaient  ses  prétentions.  Ces 
manœuvres  étaient  d'autant  plus  perfides  qu'elles  décourageaient 
Adalbert  même  avant  le  combat.  Une  personne  qui  lui  semblait  pa- 
rée de  tous  les  charmes  et  de  toutes  les  vertus  déplaisait  à  la  cour 
presque  entière,  aux  hommes  comme  aux  femmes,  aux  jeunes  ainsi 
qu'aux  vieux.  Il  s'étonna  d'abord  de  cette  hostilité  générale  dont 
un  esprit  plus  pénétrant  n'aurait  pas  tardé  à  comprendre  les  mo- 
tifs. Au  lieu  d'en  chercher  les  causes,  le  jeune  prince  commença 
à  supposer  qu'il  s'était  peut-être  trompé  dans  ses  appréciations. 
Gomme  Éléonora  devenait  de  plus  en  plus  mélancolique,  il  ne  lui 
fut  pas  difficile  de  lui  trouver  des  caprices  et  des  torts.  La  noble 
fille  avait  juré  au  fond  du  cœur  qu'elle  ne  donnerait  jamais  sa  main 
à  un  esclave  des  préjugés  du  monde  :  loin  de  rien  faire  pour  triom- 
pher des  irrésolutions  de  ce  cœur  timide,  elle  n'essaya  même  pas 
de  lutter  contre  des  adversaires  qu'elle  apprit  à  mépriser  en  les 
voyant  agir.  En  quelques  mois,  cette  âme  naïve  acquit  du  monde 
une  expérience  consommée.  La  hauteur  brutale  d'Eberhard,  la  ra- 
pacité mal  déguisée  de  la  princesse,  la  versatilité  de  ses  meilleures 
amies,  la  lâche  complicité  des  indifierens,  les  tergiversations  d' Adal- 
bert, lui  inspirèrent  un  inexprimable  dégoût.  Dans  nos  fréquens 
entretiens,  au  lieu  de  me  parler,  comme  autrefois,  des  nobles  in- 
stincts de  l'humanité,  elle  répétait  avec  affectation  les  axiomes  mé- 
lancoliques de  la  Bible.  «  Tout  homme  est  menteur,  »  disait-elle, 
ou  bien  :  «  Personne  n'est  bon,  si  ce  n'est  Dieu!  »  Disposée  par  de 
cruelles  déceptions  à  considérer  la  vie  sous  un  autre  point  de  vue, 
elle  affectionnait  ce  refrain  d'une  vieille  chanson  suédoise  : 

Ne  croyez  pas  à  la  vie, 
Ne  croyez  pas  au  bonheur. 

Je  n'épargnais  ni  les  raisonnemens,  ni  les  preuves  d'amitié  pour 
distraire  la  charmante  Éléonora.  Je  m'épuisais  en  considérations 
philosophiques  sur  les  inconvéniens  d'un  découragement  exagéré, 
sur  les  dangers  de  la  misanthropie.  M"®  de  Haltingen  me  serrait  la 
main  avec  un  doux  et  triste  sourire.  Je  lisais  dans  ses  beaux  yeux,  à 


52  BEVUE   DES    DEUX   MONDES. 

défaut  de  la  conviction,  le  sentiment  de  la  reconnaissance;  mais  il 
est  des  blessures  qui  ne  guérissent  pas. 

En  1852,  plusieurs  années  après  mon  départ  de  Dresde,  qu*Éléo- 
nora  avait  quitté  en  même  temps  que  moi,  j'assistais  à  Pétersbourg 
à  une  soirée  chez  le  comte  ***,  ancien  ambassadeur  de  Russie  au- 
près de  la  confédération  germanique.  Le  comte,  diplomate  très  spi- 
rituel, me  racontait  avec  sa  verve  ordinaire  quelques  incidens  de 
son  dernier  séjour  à  Francfort.  Malgré  l'intérêt  que  je  trouvais  à  son 
récit,  je  relevai  brusquement  la  tête  en  entendant  annoncer  leurs 
altesses  le  prince  et  la  princesse  de  ***.  Adalbert,  dont  j'avais,  appris 
le  mariage  avec  Ja  fille  unique  du  grand-duc  ***,  avait  un  air  d'ennui 
et  de  contrainte  qu'il  ne  se  donnait  même  pas  la  peine  de  dissimu- 
ler. La  princesse,  malgré  les  diamans  dentelle  était  couverte,  offrait 
une  attitude  plutôt  hautaine  que  vraiment  noble.  Le  prinèe,  après 
m' avoir  parlé  avec  indifférence  de  la  mort  de  sa  mère,  me  dit  que  le 
vieux  Eberhard,  cloué  dans  son  fauteuil  par  la  goutte,  était  devenu 
inabordable  depuis  les  événemens  de  18Â8,  qui  l'avaient  momenta- 
nément chassé  de  sa  capitale.  Quoique  les  médecins  augurassent 
fort  mal  de  sa  situation,  il  avait  exigé  que  le  prince  héréditaire  partît 
pour  Pétersbourg,  afin  de  resserrer  les  liens  qui  l'unissaient  à  l'em- 
pereur Nicolas,  dont  il  exaltait  perpétuellement  la  politique.  Sans 
être  aussi  absolu  dans  ses  idées,  Adalbert  s'était,  disait-il,  complè- 
tement dégoûté  de  ses  «  rêves.  )>  Sa  femme  était  catholique,  et  il 
répétait  que  l'église  romaine  était  la  seule  dont  les  dogmes  fussent 
complètement  d'accord  avec  les  besoins  de  l'ordre  social. 


H. 

Lorsque  j'arrivai  au  printemps  de  1857  dans  le  pays  de  Vaud,  je 
n'en  vis  point  d'abord  toute  la  beauté  tant  de  fois  célébrée  par  les 
poètes  et  par  les  voyageurs.  En  relisant  Byron  et  Jean -Jacques 
Rousseau,  je  me  disais  qu'ils  avaient  été  obligés  de  recourir,  pour 
le  vanter,  à  des  descriptions  complètement  fantastiques.  Byron, 
dont  le  style  est  admirable,  est  un  peintre  assez  vulgaire  des  splen- 
deurs de  la  nature.  Il  se  contente  de  traits  vagues,  et  ce  qu'il  dit 
du  lac  de  Genève  s'appliquerait  aussi  bien  au  lac  des  Quatre-Gan- 
tons  ou  au  lac  de  Zurich.  Rousseau  lui-même  semble  avoir  trouvé 
le  sujet  médiocrement  poétique,  car  il  s'épuise  à  décrire  le  ver- 
ger imaginaire  de  Julie,  qui  serait  beaucoup  mieux  placé  dans  l'Em- 
menthal que  sur  les  pentes  couvertes  de  vignes  qui  s'inclinent  vers 
le  Uman.  En  contemplant  ces  coteaux  hérissés  de  ceps  raides  et 
rougeâtres,  je  croyais  comprendre  le  motif  qui  avait  obligé  l'au- 


ÉLÉONORA   DE    HALTINGEN.  53 

teur  de  la  Nouvelle  Héloïse  à  préférer  un  tableau  idéal  à  la  réa- 
lité. Lorsqu'on  quitte  la  plaine  au  mois  d'avril,  on  a  déjà  joui  des 
sourires  du  printemps.  Le  gazon  renaissant  couvre  la  terre  d'un 
tapis  couleur  d'émeraude.  Les  saules  balancent  au  bord  des  ruis- 
seaux leurs  chatons  argentés,  et  sur  la  lisière  des  forêts  rayonne  le 
calice  d'argent  de  l'anémone  des  bois.  Les  vignes  sont  plus  tar- 
dives, les  noyers  ne  sont  pas  pressés  d'entr'ouvrir  leurs  larges  bou- 
tons, et  comme  les  bords  du  lac  de  Genève  n'ont  guère  d'autre  vé- 
gétation que  des  noyers  et  des  vignes,  cette  contrée  présente  aux 
premiers  beaux  jours  un  aspect  qui  ne  séduit  point  les  regards  et 
ne  parle  nullement  à  l'imagination.  On  s'en  ferait  donc  une  idée  fort 
inexacte,  si  on  ne  la  visitait  qu'en  cette  saison  de  l'année. 

Le  lendemain  de  mon  arrivée,  je  me  promenais  dans  le  village 
de  Veytaux,  où  je  m'étais  établie.  J'entrai  dans  la  maison  d'une 
vieille  femme  qui  excitait  l'intérêt  de  tous  les  étrangers  par  la  pa- 
tience avec  laquelle  elle  supportait  ses  souffrances  et  les  épreuves 
de  sa  condition.  Catherine  était  une  personnification  intéressante 
de  cette  race  gauloise  qui  oppose  aux  coups  du  sort  une  gaieté  in- 
trépide. Ses  yeux  brillaient  par  momens  d'un  feu  singulier.  Maigre 
et  sèche,  sa  peau  avait  été  tannée  par  le  brûlant  soleil  qui  dévore 
les  coteaux  de  ce  pays.  Sa  taille  était  courbée  par  le  travail,  dans  le- 
quel les  Vaudois  déploient  une  indomptable  ardeur.  Sur  sa  coiffe  de 
soie  noire,  garnie  de  dentelles,  elle  plaçait,  en  l'inclinant  un  peu, 
un  chapeau  de  paille  d'une  forme  bizarre,  que  j'ai  vu  seulement 
dans  cette  contrée,  et  dont  le  bord  complètement  horizontal  est  sur- 
monté d'une  coupole  terminée  par  une  pointe.  Elle  me  reçut  avec 
cette  politesse  qu'on  trouve  dans  toutes  les  classes  chez  les  peuples 
de  civilisation  latine,  et  qui  fait  un  contraste  si  frappant  avec  la  ru- 
desse germanique.  A  côté  d'elle  était  assise  une  jeune  personne  qui 
se  leva  précipitamment  et  se  jeta  dans  mes  bras. 

Éléonora  de  Haltingen  s'était  fixée  à  Veytaux,  au  commencement 
de  novembre  1856,  avec  sa  mère  et  une  vieille  dame  de  compagnie. 
Elle  avait  conservé  tous  ses  charmes.  On  pouvait  la  regarder  comme 
le  type  achevé  d'une  beauté  allemande,  type  qu'on  retrouve,  chose 
remarquable,  admirablement  peint  dans  nos  ballades  roumaines. 
C'était  bien  cette  belle  Hélène  aux  cheveux  dorés ,  qui  inspire  au 
soleil,  son  divin  frère,  une  passion  si  violente  qu'il  veut  renoncer 
pour  elle  à  son  trône  éblouissant.  Seulement,  sous  le  beau  ciel  de 
la  Roumanie,  tout  respire  la  vie  et  la  vigueur;  les  filles  de  la  Dacie, 
même  quand  elles  sont  blondes,  ont  une  apparence  de  force  qui  fait 
songer  aux  robustes  prisonniers  de  la  colonne  trajane.  Il  n'en  est 
pas  ainsi  sur  les  rives  brumeuses  du  Rhin.  M"®  de  Haltingen  était, 
il  est  vrai,  ravissante  :  son  front  d'albâtre  était  couronné  d'une  che- 


5A  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

velure  opulente,  ses  yeux,  dont  Tazur  rivalisait  avec  les  eaux  du 
lac,  rayonnaient  d*un  doux  éclat ,  sa  bouche,  un  peu  grande,  lais- 
sait apercevoir  des  dents  admirables;  mais  chacun  de  ses  mouve- 
mens  accusait  une  nonchalance  voisine  de  la  fatigue.  Le  sourire 
s*eflaçait  rapidement  sur  ses  lèvres,  un  commencement  de  maigreur 
altérait  déjà  l'admirable  pureté  de  ses  formes.  Elle  ressemblait  à  ces 
belles  journées  d'automne  qui,  dans  le  pays  de  Yaud,  brillent  en- 
core des  feux  de  Tété,  mais  qu'attristent  vers  le  soir  les  sombres 
vapeurs  descendues  des  montagnes.  On  aurait  pu  la  comparer  aussi 
à  ces  pervenches  que  j'ai  cueillies  sur  les  coteaux  vaudois  à  l'appro- 
che des  hivers,  et  qui  ont  été  légèrement  atteintes  par  le  souffle 
glacial  de  la  nuit. 

Éléonora  se  retira  après  quelques  momens  d'entj'etien.  Quoiqu'elle 
ne  parût  pas  sauvage,  on  la  trouvait  taciturne.  Autant  les  Latins  et 
les  Grecs  sont  pressés  d'exprimer  leurs  sentimens,  autant  les  Alle- 
mands semblent  redouter  toute  expansion.  Le  moi  est  tellement  dé- 
veloppé parmi  eux  que  chacun  comprend  d'instinct  combien  il  lui 
sera  difficile  d'intéresser  un  autre  à  ses  douleurs  et  à  ses  joies. 
Habitués  à  considérer  le  silence  comme  une  nécessité,  les  Germains 
restent  fidèles  à  cette  réserve,  même  dans  les  circonstances  où  l'uti- 
lité n'en  est  nullement  démontrée.  Aussi  les  peuples  de  race  latine, 
pour  lesquels  une  pareille  contrainte  est  le  plus  cruel  des  sup- 
plices, préféreront  toujours  le  séjour  de  Paris  ou  de  Venise  à  celui 
de  Berlin  ou  de  Dresde. 

M***  de  Haltingen  avait  perdu  son  père,  qui  s'était  tué  en  chassant 
le  chevreuil  dans  la  Forêt-Noire.  Un  soir  d'automne,  on  rapporta  le 
baron  au  château;  son  cheval  l'avait  jeté  à  terre  et  lui  avait  fracassé 
la  tête.  Éléonora  avait  gardé  de  cette  catastrophe  une  impression 
profonde.  Depuis  le  jour  oii  ses  yeux  s'arrêtèrent  sur  le  cadavre  en- 
sanglanté de  M.  de  Haltingen,  sa  santé,  déjà  fort  délicate,  déclina 
visiblement.  Cette  âme,  singulièrement  sensible,  parut  renoncer 
dès  lors  à  toutes  les  joies  de  la  vie.  Profondément  dévouée  à  son 
excellente  mère,  elle  donna  à  tous  ses  sentimens  les  apparences 
d'une  pieuse  résignation.  La  baronne  fut  trompée  jusqu'à  un  certain 
point  par  cette  dissimulation  qu'inspirait  la  piété  filiale.  Gomme  le 
climat  brumeux  des  bords  du  Rhin  devenait  contraire  à  la  poitrine 
d'Kléonora,  comme,  d'un  autre  côté,  le  château  de  Haltingen  ne 
réveillait  en  elle  que  de  lugubres  souvenirs ,  elle  décida  sa  fille  à 
s'éUbUr  aux  bords  du  Léman,  dans  le  hameau  de  Veytaux,  moins 
exposé  que  les  autres  villages  qui  forment  la  grande  paroisse  de 
Montreux  à  l'oisive  et  fatigante  activité  des  touristes. 

Vivant  moi-même  dans  une  profonde  solitude  et  plus  occupée 
des  chroniques  chevalefresques  de  ma  chère  Roumanie  que  des  aven- 


ÉLÉONORA   DE   HALTINGEN  .  55 

tures  de  mes  voisins,  je  respectai  scrupuleusement  le  goût  que  les 
Haltingen  montraient  pour  la  retraite.  Cependant,  vers  les  pre- 
miers jours  du  mois  de  juin,  une  violente  chaleur  se  fit  sentir  dans 
tout  le  pays  de  Vaud.  Cette  chaleur,  qui  me  rappelait  ma  terre 
natale,  ne  me  causait  aucune  impression  pénible;  mais  Catherine, 
dont  la  maison  était  très  étroite,  que  la  maladie  et  l'inaction  ne 
disposaient  pas  à  l'optimisme,  n'en  parlait  point  avec  la  même  rési- 
gnation. Je  multipliai  mes  visites  pour  la  consoler.  Je  rencontrais 
souvent  ainsi  Éléonora,  qui  aimait  les  pauvres  et  les  malades,  et  qui 
leur  prodiguait  des  soins  véritablement  fraternels. 

Catherine,  tout  en  parlant  avec  admiration  de  sa  charité,  s'éton- 
nait de  son  silence,  qu'elle  paraissait  attribuer  à  la  hauteur.  Cette 
supposition  ne  manquait  pas  de  vraisemblance.  Catherine  était 
pleine  de  finesse,  et  n'oubliait  jamais  de  dire  avec  une  légère  affec- 
tation ((  mademoiselle  la  baronne,  »  tandis  qu'elle  m'appelait  sou- 
vent «  madame  »  sans  aucune  espèce  de  remords.  Elle  avait  remar- 
qué, disait-elle,  que  les  Allemands  tiennent  au  cérémonial  bien 
plus  que  les  autres  nations,  et  que  les  meilleurs  n'ont  aucun  goût 
pour  la  familiarité.  Il  est  vrai  que  la  race  germanique  se  distingue, 
parmi  toutes  celles  qui  habitent  l'Europe,  par  ses  instincts  aristo- 
cratiques. Presque  tous  les  Anglais  sont  libéraux  ;  beaucoup  d'Alle- 
mands sont  philosophes,  mais  ils  conservent  toujours  un  sentiment 
profondément  enraciné  de  la  hiérarchie  sociale.  Éléonora  était  de 
ce  côté  essentiellement  Allemande.  Je  comprenais  au  léger  fronce- 
ment des  sourcils  fins  et  réguliers  de  M"*  de  Haltingen  que  l'esprit 
démocratique  des  Gaulois  et  le  sans-gêne  de  leurs  façons  lui  cau- 
saient quelque  surprise.  Catherine,  qui  était  fort  prudente,  n'allait 
jamais  trop  loin.  Il  n'en  était  pas  de  même  de  ses  voisines,  et  sur- 
tout de  leurs  enfans,  qui  sautaient  lestement  sur  les  genoux  de  la 
fîère  jeune  fille,  s'emparaient  de  ses  mains  sans  cérémonie,  et  lui 
adressaient  une  multitude  de  questions  avec  une  turbulence  comi- 
que. M""  de  Haltingen,  dont  la  loyauté  était  presque  excessive,  ne 
cachait  pas  ses  impressions.  Quelques  réflexions  brèves,  mais  signi- 
ficatives, qu'elle  murmurait  en  allemand,  m'apprenaient  ce  qu'elle 
pensait  des  habitudes  gallo-latines. 

Si  la  familiarité  des  Yaudois  n'était  pas  toujours  de  son  goût,  elle 
professait  pour  leur  pays  une  admiration  qu'elle  me  fit  aisément 
partager.  Comme  elle  était  depuis  plusieurs  mois  dans  le  canton, 
et  qu'elle  s'y  était  beaucoup  promenée,  elle  devint  pour  moi,  lors- 
qu'elle se  fut  de  nouveau  habituée  à  m'ouvrir  son  cœur,  le  plus 
intelligent  des  guides.  Elle  se  plaisait  surtout  à  visiter  la  terrasse 
de  l'église.  Nous  ne  suivions  jamais  le  chemin  destiné  8iux  chars, 
qui  va  de  Veytaux  au  village  des  Planches,  plus  connu  sous  le  nom 


56  ÉETUE   DES   DEUX   MONDES. 

de  Montreux.  Un  sentier  tracé  dans  les  vignes  nous  conduisait  vers 
la  grotte  que  la  terrasse  surmonte.  Ce  sentier  étant  impraticable 
aux  voitures  et  fort  incommode  aux  crinolines,  nous  n'y  trouvions  ni 
poussière,  ni  misses  efflanquées  aux  voiles  bleus,  ni  touristes  aux 
airs  vainqueurs,  ni  marmots  tapageurs,  toutes  choses  qui  gâtent 
les  plus  délicieux  paysages.  Nous  pouvions  à  notre  aise  admirer  la 
luxuriante  végétation  de  la  vigne,  les  grappes  naissantes,  les  feuilles 
flexibles  et  luisantes  du  maïs,  qui  grandit  au  milieu  des  vignobles. 
Les  vignes  rappelaient  à  Éléonora  les  coteaux  du  Rhin,  le  maïs  me 
faisait  penser  aux  plaines  fertiles  de  la  t'era  romanesca ,  les  plus 
riches  de  TEurope,  terre  inépuisable  qui  étale  le  long  des  Karpathes 
les  trésors  que  tant  de  fois  d'impitoyables  vainqueurs  ont  foulés  aux 
pied^.  Nous  admirions  le  magnifique  spectacle  qui  se  déployait  sous 
nos  yeux,  tout  en  cueillant  des  bouquets  de  silène,  qui  formaient  de 
grosses  toufles  roses  dans  les  vieux  murs  destinés  à  soutenir  les  vi- 
gnes. Ces  murs  servent  de  retraite  à  une  multitude  d'agiles  lézards 
qui  s'y  endorment  l'hiver,  et  dont  la  physionomie  intelligente  et  l'in- 
fatigable curiosité  faisaient  notre  joie.  Dès  que  nous  passions  à  peu 
de  distance  de  leur  retraite,  on  les  voyait  sortir  de  leur  trou,  dresser 
la  tête,  la  tourner  vivement,  tantôt  à  droite,  tantôt  à  gauche,  écar- 
quiller  leurs  yeux  brillans,  et  ne  s'éloigner  que  lorsque  résonnait  sur 
le  sentier  l'épaisse  chaussure  dont  se  servent  les  Vaudoises,  car  on 
dit  que  leur  oreille  musicale  n'aime  que  les  bruits  harmonieux.  Cette 
curiosité  doit  coûter  cher  aux  pauvres  petits  sauriens.  Les  balbuzards 
qui  tournoyaient  dans  l'azur  au-dessus  de  nos  têtes  ne  semblaient 
nullement  indiflérens  à  leurs  mouvemens.  Aussi  en  trouvions-nous 
à  chaque  instant  qui  portaient  les  traces  d'une  existence  fort  diffi- 
cile à  préserver.  Aux  uns  il  manquait  une  patte,  aux  autres  la  queue. 
Enfin  quelques-uns,  couverts  de  poussière,  la  peau  terne  et  le  re- 
gard éteint,  s'enfuyaient  précipitamment  pour  laisser  le  sentier  libre 
à  des  frères  dont  le  vêtement  doré  et  brillant  faisait  contraste  avec 
leur  air  de  misère  et  de  souffrance,  tant  l'infortune  modifie  profon- 
dément le  caractère  le  plus  sociable.  Éléonora  me  faisai'  remarquer 
avec  quelque  dédain  ce  qu'elle  nommait  la  «plèbe  des  lézards,  »  et 
je  ne  pouvais  m'empôcher  de  sourire  du  soin  qu'elle  mettait  à  créer 
partout  des  classes,  en  digne  fille  de  l'Allemagne.  Les  papillons 
donnaient  lieu  à  des  observations  analogues.  Elle  avait  peu  de  bien- 
veillance pour  les  tortues  et  pour  les  vulcains,  malgré  leur  incon- 
testable beauté;  les  paons  de  jour,  qui  sont  nombreux  sur  ces 
coteaux,  avaient  toutes  ses  préférences.  Elle  ne  se  lassait  pas  d'ad- 
mirer le  velours  de  leurs  ailes  ni  ces  beaux  grands  yeux  dont  elles 
sont  marquées,  et  auxquels  ces  charmans  insectes  doivent  leur 
nom. 


ÉLÉONORA   DE    HALTINGEN.  57 

Quoiqu'on  puisse  aller  en  un  quart  d'heure  de  Veytaux  à  la 
grotte,  nous  avions  trouvé  le  secret  de  faire  de  cette  course  une 
assez  longue  promenade.  Éléonora  marchait  lentement.  Autant  elle 
s'intéressait  peu  aux  humains  qu'elle  rencontrait,  autant  elle  s'oc- 
cupait, avec  une  persévérance  infatigable,  des  merveilles  du  règne 
végétal.  Elle  connaissait  personnellement  les  plus  beaux  châtai- 
gniers, les  noyers  les  plus  vieux,  les  jasmins  au  doux  parfum,  les 
seringats  dont  l'odeur  est  aussi  pénétrante  que  celle  de  l'oranger; 
elle  s'informait  soigneusement  des  endroits  où  venaient  la  rose  des 
Alpes  et  les  cytises  aux  fleurs  d'or.  Je  ne  l'ai  vue  fâchée  qu'une  fois. 
Ce  jour-là,  on  avait  abattu  un  des  noyers  dont  les  branches  majes- 
tueuses couvraient  la  Veraye,  torrent  qui  tombe  de  la  montagne  et  se 
perd  dans  le  lac.  Elle  se  figura  qu'on  allait  détruire  le  groupe  impo- 
sant dont  l'arbre  faisait  partie.  Son  œil  bleu  lançait  des  éclairs;  elle 
avait  l'angélique  courroux  d'un  saint  Michel  foulant  Satan  sous  ses 
pieds  victorieux.  En  revanche,  quand  elle  suivait  attentivement  les 
mouvemens  des  vignerons,  qui  soignent  avec  une  sorte  d'amour  les 
pampres  féconds  de  leurs  coteaux,  sa  physionomie  s'épanouissait. 
Elle  me  faisait  remarquer  presque  joyeusement  leur  ardeur  à  purger 
le  sol  de  toutes  les  plantes  nuisibles,  à  donner  aux  vignes  l'appui  de 
solides  tuteurs,  à  les  préserver  ainsi  des  coups  de  la  bise,  qui  sont 
parfois  violons,  et  qui  transforment  le  lac  en  une  mer  agitée. 

La  grotte  était  tantôt  le  but  de  notre  promenade,  tantôt  notre 
première  station  quand  nous  allions  à  la  capitale,  c'est  le  nom  que 
nous  donnions  au  principal  des  vingt  et  un  villages  qui  composent 
l'opulente  paroisse  de  Montreux.  Abritée  par  d'énormes  noyers,  cette 
grotte,  qui  s'ouvre  dans  un  rocher  tapissé  de  lierres,  donne  passage 
à  un  ruisseau  qui  tombe  avec  un  doux  murmure  auprès  d'un  éta- 
blissement de  bains,  rustique  chalet  à  trois  étages  dont  l'aspect  est 
charmant.  Des  jasmins  et  des  rosiers -banks  tapissent  le  rez-de- 
chaussée  et  le  premier  étage  de  leurs  flexibles  rameaux,  et  lui  don- 
nent l'apparence  d'un  massif  de  verdure  et  de  fleurs.  Un  sentier 
tracé  sous  les  noyers,  le  long  de  la  montagne,  permet  d'atteindre  le 
chemin  de  l'église  et  de  gagner  la  terrasse,  qui  s'étend  au  midi  de 
l'édifice,  et  d'où  l'on  contemple  une  des  plus  belles  vues  du  pays  de 
Yaud.  En  été,  c'est  le  matin,  vers  neuf  heures,  qu'on  peut  y  admirer 
le  lac  paré  des  plus  merveilleuses  teintes.  Sur  un  fond  d'azur  fris- 
sonnant se  dessinent  des  méandres  d'argent.  Le  saphir  lui-même 
semble  privé  d'éclat  à  côté  de  ces  eaux.  Le  rayonnement  métallique 
de  l'aile  azurée  du  martin-pêcheur  peut  donner  une  idée  de  cette 
nuance  presque  fantastique,  qui  semble  appartenir  à  un  autre  uni- 
vers. 

Nous  ne  nous  lassions  pas  d'admirer  ce  spectacle,  dont  la  physio- 


58  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

• 

Domie  change  avec  la  couleur  du  ciel.  Quelquefois  un  nuage,  en  pas- 
sant près  des  montagnes  de  la  Savoie,  jetait  sur  leur  front  chauve 
ou  sur  leurs  flancs  verdoyans  une  ombre  gigantesque  comme  celle 
d'un  «m^Otf(l);  d'autres  fois  un  bateau  à  vapeur  fièrement  paré  d*un 
drapeau  de  gueule  à  la  croix  d'argent  (2)  secouait  dans  les  airs  un 
sombre  panache  et  traçait  sur  les  ondes  un  brillant  sillon  d'écume. 
En  face  de  la  terrasse  de  Montreux ,  on  aperçoit  les  villages  de  la 
rive  catholique,  Boveret  et  Saint-Gin golph  (3),  que  sépare  une  large 
montagne,  la  Chaumény,  coupée  par  une  immense  ravine.  Cette 
rive  contraste  par  son  aspect  sévère  avec  la  côte  vaudoise,  mais 
ce  contraste  lui-même  ajoute  à  l'originalité  et  à  la  grandeur  du 
paysage.  La  vieille  forteresse  qui  servit  de  prison  à  Bonnivard  sort, 
à  gauche,  du  sein  des  flots,  qui  s'arrondissent  sous  ses  murs  en  un 
golfe  gracieux.  Vis  à  vis  de  Ghillon,  un  bouquet  de  verdure,  en- 
touré d'un  mur  solide,  forme  au  milieu  du  lac  cet  îlot  sur  lequel 
s'arrêtaient  les  regards  du  captif  inconnu  dont  Byron  a  chanté  les 
douleurs.  Au  milieu  de  ce  riant  paysage,  les  tours  de  Ghillon  attris- 
taient, je  l'avoue,  mon  imagination  plus  que  celle  d'Éléonora.  Lors- 
que je  lui  racontais  sur  la  terrasse  la  longue  captivité  de  Bonnivard, 
qui  a  laissé  sur  les  dalles  de  pierre  la  trace  de  ses  pas  en  tournant 
comme  une  bête  fauve  autour  de  son  pilier,  quand  je  lui  parlais 
avec  animation  des  instrumens  de  torture  et  des  oubliettes  qui  attes- 
tent, dans  le  sinistre  manoir,  les  violences  et  les  iniquités  de  la 
société  féodale,  je  m'apercevais  sans  peine  qu'elle  n'accordait  à 
toutes  ces  questions  qu'une  attention  distraite.  Il  semblait  qu'elle 
s'était  assez  détachée  de  la  terre  pour  ne  parler  de  nos  idées  et  de 
mes  préoccupations  qu'avec  une  souveraine  indifférence.  Elle  ché- 
rissait la  justice  et  la  vérité,  mais  elle  répétait  sans  cesse  que  leur 
triomphe  était  impossible  dans  cette  «  vallée  de  larmes.  »  Victime 
d'un  destin  funeste,  le  malheur  lui  semblait  notre  condition  natu- 
relle, et  si  elle  aimait  encore  les  splendeurs  de  la  création,  c'est 
qu'elle  y  voyait  un  pâle  reflet  de  la  splendeur  des  mondes  invisi- 
bles. Le  désordre  qui  régnait  au  sein  de  l'humanité  ne  produisait 
dans  son  âme  que  des  impressions  douloureuses.  Pour  mon  compte, 
j'avais  une  meilleure  opinion  du  genre  humain. 

«  Contemplez,  lui  disais-je,  ce  sol  fertile  et  ces  heureux  coteaux. 
Ils  ont  été  autrefois  inondés  de  sang;  la  flamme  a  consumé  jus- 
qu'aux misérables  cabanes  suspendues  sur  les  lacs.  Romains,  Ma- 
gyars, Bourguignons  se  sont  rués  sur  ces  contrées.  Aujourd'hui  ce 
peuple,  la  main  appuyée  sur  la  charrue,  est  un  témoin  paisible  des 

(I)  MoBttiv  tni  graodM  ailet,  célèbre  dans  les  légendes  roumaines. 

(t)  Ct  MBt  IM  eottlffin  do  U  coDfédéraUon  suisse. 

(5)  U  firoatièra  qui  lépire  de  la  Savoie  le  canton  suisse  du  Valais  traverse  ce  village. 


I 


ÉLÉONORA   DE    HALTINGEN.  59 

guerres  qui  ébranlent  le  continent  ;  il  ne  se  décide  à  prendre  les 
armes  que  lorsque  son  indépendance  est  menacée.  Pourquoi  l'esprit 
pacifique,  si  conforme  aux  intérêts  de  tous  et  aux  conseils  de  l'Évan- 
gile, ne  serait-il  pas  contagieux  avec  le  temps?  Pourquoi  cette  paix, 
que  vous  croyez  n'appartenir  qu'au  ciel,  ne  deviendrait-elle  pas  la  loi 
de  notre  terre?  Dieu  me  garde  de  détourner  vos  regards  de  ce  repos 
sans  fin  que  le  Père  céleste  promet  à  ses  enfans  ;  mais  sa  volonté 
n'est-elle  pas  que  les  hommes  s'aiment  et  s' entr' aident?  Or  l'amour 
ne  règne  pas  au  milieu  des  ruines  et  des  funérailles.  Le  temps  où 
nous  vivons  a  certainement  plus  de  respect  pour  les  droits  de  l'hu- 
manité que  les  âges  sanguinaires  qui  nous  ont  précédés.  Je  crois, 
je  veux  croire  que  ce  ne  sera  pas  la  dernière  victoire  de  la  justice  et 
du  bon  sens.  » 

Éléonora  prêtait  à  ces  paroles  une  oreille  bienveillante,  et  son 
âme,  naturellement  évangélique,  était  presque  tentée  de  s'ouvrir  à 
l'espérance.  Malheureusement  son  cœur  était  brisé,  et  la  vie  finissait 
par  reprendre  à  ses  yeux  une  physionomie  sinistre.  Les  beaux  jours 
de  l'été  semblaient  pourtant  exercer  sur  elle  une  salutaire  iniluence. 
Ce  ciel  rayonnant,  cette  nature  parée,  amenaient  par  momens  sur 
ses  lèvres  un  sourire  fugitif.  L'activité  de  tous,  la  vie  fortifiante  des 
champs,  l'air  pur  de  la  montagne,  semblaient  répandre  dans  son 
âme  un  calme  qui  nous  remplissait  de  confiance.  Je  profitai  de  ces 
heureuses  dispositions  pour  lui  proposer  quelques  promenades  loin- 
taines. 

Quand  on  veut  aller  à  Glarens  sans  s'éloigner  du  lac,  on  passe 
à  quelque  distance  du  principal  village  de  la  paroisse  de  Montreux. 
Nous  nous  arrêtions  presque  toujours  à  l'extrémité  d'un  large  et 
pittoresque  ravin,  arrosé  par  un  torrent  qu'on  appelle  la  baye  de 
Montreux,  où  la  vue  est  fort  belle.  Si  l'on  dirige  ses  regards  du 
côté  du  lac,  on  aperçoit  à  droite  Yeytaux,  caché  comme  un  nid  de 
colombes  entre  le  mont  Cau  et  le  mont  Sonchaud;  au-delà  de  Yey- 
taux, Chillon  enfonce  dans  les  eaux  ses  murs  massifs.  A  droite,  le 
manoir  quadran  gui  aire  du  Ghàtelard,  aux  murs  épais,  aux  fenêtres 
étroites,  se  dresse  isolé  sur  une  colline.  Quand  on  se  retourne  vers 
l'église  de  Montreux,  on  est  étonné  du  peu  d'espace  qu'occupe  le 
principal  groupe  de  cette  paroisse,  formé  par  les  maisons  des  Plan- 
ches et  du  Ghàtelard,  et  dont  le  nom  est  connu  dans  toute  l'Europe. 
Cachées  dans  les  noyers  épais  et  dans  les  peupliers  de  Virginie,  ces 
maisons  sont  bâties  entre  deux  mamelons  dont  l'un ,  qu'on  nomme 
le  Righi  vaudois,  porte  un  grand  chalet  en  bois  rouge.  Derrière  les 
habitations  apparaît  dans  le  lointain  une  montagne  aux  cimes  dé- 
chirées, que  l'hiver  blanchit  de  neige  et  que  l'été  couvre  d'une  pâle 
verdure  tachetée  de  quelques  sapin?. 


60  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  espérances  que  nous  avait  données  la  santé  d'Eléonora  se  sou- 
tinrent en  automne.  L'automne  est  la  saison  privilégiée  des  con- 
trées où  l'on  cultive  la  vigne.  Dans  le  pays  de  Vaud,  les  vendanges 
ont  été  souvent  célébrées  par  des  fêtes  populaires  que  je  regrette 
de  n'avoir  pas  vues  moi-même;  mais  un  paysan  nous  raconta  en 
fort  bons  termes  les  scènes  les  plus  curieuses  de  la  dernièie  fête 
des  vignerons,  célébrée  à  Vevey  le  8  et  le  9  août  1851.  «  L'abbaye 
des  vignerons,  »  dont  la  devise  est  ora  et  Inhora,  est  une  société  qui 
a  pour  but  d'améliorer  la  culture  de  la  vigne.  Cette  société  organise 
cinq  ou  six  fois  par  siècle  une  solennité  curieuse,  mélange  de  sou- 
venirs païens  et  de  traditions  chrétiennes.  Éléonora  témoignant  sa 
surprise  de  ce  mélange,  je  lui  fis  remarquer  qu'il  existait  dans  tous 
les  pays  de  civilisation  romaine,  et  spécialement  sur  les  bords  du 
Danube.  Les  ballades  roumaines  ne  mettent-elles  pas  les  dieux  du 
paganisme  en  présence  du  Jéhovah  biblique?  ]N' avons-nous  pas  des 
saintes  Joë,  Venere,  Mercuri,  divinités  qui  n'ont  évité  l'exil  qu'en 
se  réfugiant  dans  le  paradis?  Les  naïades  «blanches,  belles  et  at- 
trayantes, aux  cheveux  dorés,  »  ne  trouvent-elles  pas  encore  un 
abri  dans  nos  rochers  (1)?  Les  fées,  déités  celtiques,  ont  ici,  comme 
chez  nous,  rencontré  un  poétique  asile.  Toutefois  l'instruction  est 
tellement  générale  parmi  les  paysans  vaudois,  que  la  mythologie 
exerce  très  peu  d'influence  sur  leur  imagination.  Les  êtres  fantasti- 
ques et  les  souvenirs  légendaires  ont  cherché  un  refuge  à  Fribourg 
et  dans  le  Valais,  où  les  croyances  du  moyen  âge  sont  restées  vi- 
vantes sous  la  protection  de  la  théocratie.  Aussi  les  vendanges  de 
1857  se  passèrent-elles  dans  le  pays  de  Yaud  sans  aucune  appari- 
tion de  cei  divinités  capricieuses  que  nous  autres  Roumains  nous 
appelons  babele.  Depuis  les  conquêtes  du  méthodisme,  la  Suisse 
française  a  certainement  changé  d'aspect  sur  quelques  points,  et  la 
résurrection  triomphante  des  rigides  doctrines  de  saint  Augustin  et 
de  Calvin  donne  à  beaucoup  de  familles  un  air  de  gravité  qui  n'exis- 
tait nullement  au  xviii*  siècle.  Néanmoins,  en  temps  de  vendange, 
la  pétulance  gauloise  oublie  assez  volontiers  les  préoccupations  dog- 
matiques. L'église  libre  (méthodiste)  et  l'église  nationale  fraterni- 
sent sur  les  coteaux  fertiles.  Toutes  les  dissidences  disparaissent 
dans  un  sentiment  de  reconnaissance  pour  l'auteur  de  tant  de  biens, 
qui  préserve  cette  heureuse  terre  de  la  guerre  et  des  autres  fléaux 
destructeurs  auxquels  presque  toute  l'Europe  est  encore  exposée. 

Tout  en  souriant  parfois  d'une  vivacité  qu  elle  nommait  furia 
francese,  Eléonora  ne  semblait  pas  aussi  étrangère  que  d'habitude 

(I)  Vajfw  lA  bdlade  iuUUilée  Brculean  (Hercule)  dans  les  Ballades  et  Chants  popu- 
'^—  ^  la  Houman^e,  riMruoiUU  et  tHMluits  par  le  poèto  moldave  Alexandri,  Paris  1855. 


ÉLÉONORA    DE    HALTINGEN.  61 

aux  impressions  de  ceux  qui  l'environnaient.  Je  la  menais  parmi 
les  travailleurs  qui,  à  l'aide  du  refouloir,  écrasaient  le  raisin  dans 
les  hottes  de  bois  destinées  à  le  transporter  au  pressoir,  où  l'on 
achève  de  le  broyer.  Un  peu  étonnée  de  l'attention  avec  laquelle  je 
suivais  tous  les  détails  de  la  vendange,  M*^^  de  Haltingen  me  de- 
mandait si  je  voulais  perfectionner  la  culture  de  la  vigne  sur  les 
coteaux  de  Dragachani  (1).  Ce  n'est  point'  sans  dessein  que  j'es- 
sayais par  les  tableaux  variés  de  la  vie  animée  des  champs  de  dis- 
traire Éléonora  de  ses  préoccupations  favorites.  J'avais  remarqué 
que  son  esprit  s'écartait  difficilement  d'un  certain  cercle  d'idées. 
Quand  nous  descendions  l'étroite  rue  du  village,  pavée  de  petits 
cailloux,  qui  mène  au  lac  en  suivant  la  rive  de  la  Yeraye,  nous  pas- 
sions devant  le  cimetière,  sur  lequel  ses  regards  s'arrêtaient  avec 
une  inquiétante  fixité.  Plus  d'une  fois  elle  me  vanta  ce  site,  abrité 
parles  noyers  voisins  contre  les  ardeurs  du  soleil,  orné  de  quel- 
ques cyprès  élancés,  et  dont  les  tombes,  suivant  le  poétique  usage 
de  la  Suisse,  sont  entourées  ou  couvertes  de  belles  fleurs  soigneu- 
sement entretenues.  J'avais  toujours  vu  les  hommes,  même  les  plus 
résolus,  n'envisager  la  mort  qu'avec  une  terreur  puérile  et  fuir 
toutes  les  images  qui  pouvaient  les  y  faire  penser.  Éléonora  était 
bien  différente  :  la  vie  avait  évidemment  perdu  toute  valeur  à  ses 
yeux.  L'expérience,  la  religion,  la  philosophie,  fortifiaient  chaque 
jour  son  détachement.  Elle  avait  peine,  malgré  sa  tendresse  pour 
une  mère  adorée,  à  dissimuler  tout  à  fait  ses  sentimens.  u  Ce  sont 
nos  préjugés,  disait-elle,  qui  donnent  à  la  mort  une  physionomie 
sinistre.  Les  soldats  seuls  savent  se  préserver  de  ces  honteuses 
terreurs.  Ils  regardent  le  trépas  comme  un  accident  presque  vul- 
gaire, et  marchent  en  souriant  à  travers  la  mitraille.  N'est-il  pas 
étrange  que  les  païens  aient  été  en  cela  si  supérieurs  à  la  foule  des 
chrétiens?  Sans  parler  d'un  Socrate  ou  d'un  Gaton  d'Utique,  les 
sectateurs  du  brahmanisme  hindou,  les  Chinois  disciples  de  Con- 
fucius  ou  de  Fô ,  se  résignent  à  la  mort  avec  un  calme  bien  rare 
parmi  nous.  Pourtant  un  disciple  de  l'Évangile,  qui  est  la  religion 
de  l'immortalité  par  excellence,  ne  devrait  pas  accepter  la  vie  éter- 
nelle comme  un  pis-aller,  ni  se  cramponner  à  la  terre  avec  une  ar- 
deur misérable.  Par  combien  d'études  plus  ou  moins  insignifiantes 
nous  laissons-nous  attirer,  tandis  que  personne  n'apprend  à  mou- 
rir! L'histoire  prouve  cependant  que  les  peuples  les  plus  attachés 
à  la  vie  présente  peuvent  avec  de  l'énergie  dompter  les  révoltes  de 
la  sensibilité.  A  la  fin  du  xviii*  siècle,  quel  Français  ne  savait  pas 
mourir?  Les  femmes  les  plus  délicates  marchaient  aussi  résolu 

(1)  C'est  là  qu'on  récolte  le  meilleur  vin  de  la  Roumanie. 


<)2  RSnJE    DES   DEUX   MONDES. 

ment  à  Téchafaud  que  les  orateurs  de  la  Gironde  et  les  indomptables 
montagnards.  » 

En  écoutant  Éléonora  professer  ces  doctrines  stoïciennes,  il  me 
semblait  entendre  M"'  de  Condorcet  ou  M"*  Roland.  Quoique  ses 
idées  politiques  (si  toutefois  on  peut  appeler  ainsi  des  théories  fort 
étrangères  aux  luttes  de  ce  monde)  fussent  loin  de  ressembler  aux 
opinions  de  ces  fières  républicaines,  elle  manifestait  une  intrépidité 
qui  eût  fait  honneur  à  une  époque  plus  héroïque  que  la  nôtre.  Cette 
charmante  jeune  fille  cachait  sous  une  enveloppe  gracieuse  une 
àme  vigoureusement  trempée.  Elle  était  simple  et  courageuse  comme 
Jeanne  Darc,  née,  ainsi  qu'elle,  sur  une  terre  germanique. 


III. 


A  la  fin  des  vendanges  de  1857,  lord  Edward,  que  j'avais  ren- 
contré deux  ans  auparavant  à  Interlaken,  apprit  à  Genève  que  les 
Haltingen  et  moi  nous  étions  établis  aux  bords  du  lac  Léman.  De- 
puis qu'il  avait  quitté  Dresde,  le  noble  pair  avait  consacré  à  de  per- 
pétuels voyages  tout  l'intervalle  des  sessions  parlementaires.  Une 
dame  saxonne  de  mes  amies  m'avait  écrit  à  Pétersbourg  que,  déses- 
pérant d'obtenir  la  main  d'Éléonora,  dont  je  savais  qu'il  était  secrè- 
tement épris,  il  avait  renoncé  à  se  marier,  et  qu'il  s'était  décidé  à 
laisser  la  pairie  passer  dans  la  branche  cadette  de  sa  maison.  Les 
conversations  que  nous  avions  eues  dans  l'Oberland,  sur  les  bords  de 
TAar  aux  flots  d'azur,  m'avaient  prouvé  que  lord  Edward  avait  con- 
servé pour  la  jeune  Allemande  tout  l'enthousiasme  de  sa  jeunesse. 
Un  jour,  en  admirant  cette  cascade  du  Staubbach  qui  se  déroule 
sur  les  flancs  de  la  montagne  comme  une  gaze  argentée  flottant  au 
gré  des  vents,  j'avais  été  frappée  de  la  distraction  avec  laquelle  il 
écoutait  les  paroles  de  ravissement  que  m'arrachait  ce  merveilleux 
spectacle.  Le  glacier  de  Rosenlaui,  presque  aussi  bleu  qu'un  ciel 
d'été,  les  sentiers  fleuris  du  Hassli,  les  rives  délicieuses  des  lacs  de 
Thun  et  de  Brienz  n'avaient  point  paru  faire  sur  son  esprit  une  im- 
pression beaucoup  plus  profonde.  Tout  en  répondant  à  mes  ques- 
tions avec  courtoisie,  il  ne  parvenait  pas  à  me  dissimuler  ses  pré- 
occupations. Gomme  tous  les  hommes  sincèrement  passionnés,  un 
seul  sujet  avait  le  privilège  de  l'intéresser.  En  visitant  Grindelwald 
ou  la  cascade  de  Giessbach,  c'était  de  Dresde  qu'il  me  parlait  tou- 
jours. 

L'arrivée  de  lord  Edward  à  Veytaux  ne  changea  guère  nos  habi- 
tudes. Lord  Edward  était  la  discrétion  personniliée,  et  il  avait  bien 
vite  remarqué  que  M"*  de  Haltingen  ne  se  souciait  pas  beaucoup 


ÉLÉONORA    DE    HALTINGEN.  63 

d'admettre  un  tiers  dans  notre  intimité.  Nous  rencontrions  rarement 
le  gentilhomme  anglais  dans  nos  promenades.  Ainsi  que  ses  compa- 
triotes, il  aimait  à  gravir  les  montagnes  les  plus  escarpées.  Tantôt 
il  s'enfonçait  dans  la  chaîne  des  Alpes  vaudoises,  tantôt,  franchis- 
sant le  lac,  même  par  les  plus  mauvais  temps,  il  pénétrait  dans  les 
montagnes  de  la  Savoie.  Souvent  même,  fatigué  d'excursions  qui 
lui  semblaient  trop  faciles,  il  allait  dans  le  Valais,  qui  touche  au  pays 
de  Vaud,  avec  son  fidèle  et  intrépide  James,  entreprendre  des  chasses 
plus  ou  moins  périlleuses.  Son  existence  était  un  mouvement  perpé- 
tuel, sans  que  la  culture  de  son  intelligence  souffrît  le  moins  du 
monde  de  cette  prodigieuse  activité.  Il  passait  une  partie  de  ses 
nuits  à  lire  et  n'entreprenait  pas  une  course  sans  emporter  avec  lui 
quelque  ouvrage  nouveau.  Cette  vie  essentiellement  active  lui  lais- 
sant peu  de  loisirs,  nous  étions  les  seules  personnes  du  pays  qu'il 
eût  visitées  depuis  son  arrivée  dans  le  canton  de  Yaud.  Toutes  les 
fois  qu'il  venait  chez  M"'*  de  Haltingen,  il  s'informait  avec  la  sollici- 
tude la  plus  touchante  de  la  santé  d'Éléonora.  11  suffisait  que  celle-ci 
laissât  entrevoir  un  désir  pour  qu'il  fût  aussitôt  réalisé. 

Éléonora  n'avait  pas  deviné  à  Dresde  les  sentimens  qu'elle  avait 
inspirés  au  chevaleresque  gentilhomme.  Elle  le  regardait  comme 
un  ami  dévoué;  mais  elle  se  figurait  qu'il  avait  renoncé  au  mariage 
pour  se  livrer  sans  contrainte  à  l'étude  et  à  la  politique.  Un  jour 
que  lord  Edward  était  venu  passer  la  soirée  chez  M'""  de  Haltingen, 
cette  illusion  se  dissipa  complètement.  La  conversation  s'était  enga- 
gée sur  les  écrits  de  M"""  de  Staël,  qui  était  Yaudoise  par  sa  mère, 
M""  Gurchod,  fille  d'un  ministre  de  ce  canton.  Un  professeur  de 
l'université  de  Freyburg,  compatriote  de  M""*  de  Haltingen,  se  dé- 
clara l'adversaire  de  l'auteur  de  Corinne,  et  lui  refusa  toute  sensi- 
bilité. Edward  prit  sans  répondre  un  volume  de  l'Allemagne,  et  se 
mit  à  lire  avec  animation  le  pathétique  chapitre  :  De  l'Amour  dans 
le  Mariage.  Arrivé  à  ces  mots  «  deux  amis  du  même  âge,  »  sa  voix 
s'altéra,  quelques  larmes  brillèrent  dans  ses  yeux,  et  il  eut  beau- 
coup de  peine  à  maîtriser  son  émotion.  —  Mylord,  lui  dis-je  en  le 
quittant,  vous  avez  trop  oublié  ces  beaux  vers  de  Bérénice  : 

De  peur  qu'en  la  voyant  quelque  trouble  indiscret 
Ne  fasse  avec  mes  pleurs  échapper  mon  secret. 

Après  cet  incident,  si  contraire  aux  habitudes  du  fier  gentilhomme, 
je  me  crus  d'autant  moins  obligée  à  une  discrétion  exagérée  que 
j'avais  toujours  considéré  comme  un  aveuglement  fatal  l'attache- 
ment de  M"*  de  Haltingen  pour  le  prince  Adalbert.  Lord  Edward 
m'avait  semblé,  au  contraire,  l'homme  le  plus  capable  d'assurer  le 


6A  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bonheur  de  ma  jeune  amie,  et  depuis  que  je  l'avais  revu  aux  bords 
du  Léman,  cette  manière  de  penser  était  devenue  une  conviction 
inébranlable. 

Éléonora,  qui  à  Dresde  avait,  je  crois,  jugé  lord  Edward  un  peu 
comme  tout  le  monde,  m'avoua  franchement  qu'elle  s'était  trompée 
sur  son  compte.  Avec  elle,  il  faut  le  dire,  le  raide  et  froid  Anglais 
devenait  un  autre  homme.  Lui  qui  ne  semblait  pas  croire  à  l'exis- 
tence de  la  douleur,  et  qui  avait  l'air  de  considérer  la  lutte  contre 
les  forces  indomptées  de  la  nature  comme  la  plus  douce  des  distrac- 
tions, il  pâlissait  visiblement  au  moindre  accès  de  toux  dont  souf- 
frait Éléonora.  Dès  qu'elle  paraissait  un  peu  plus  fatiguée  qu'à 
l'ordinaire,  il  m'accablait  de  questions  sur  sa  santé.  Lors  même  que 
j'étais  complètement  rassurée,  lord  Edward  conservait  une  partie 
de  ses  inquiétudes.  Il  étudiait  avec  acharnement  les  meilleurs  traités 
de  physiologie,  afin  de  savoir  de  la  manière  la  plus  précise  toutes 
les  précautions  nécessaires  pour  mettre  des  poumons  délicats  à 
l'abri  des  variations  de  la  saison.  Sa  sollicitude  était  vraiment  tou- 
chante. Elle  se  trahissait  de  toutes  les  façons  avec  une  ardeur  bri- 
tannique. Le  moindre  souffle  d'air  irritait  ses  nerfs;  il  regardait  avec 
anxiété  chaque  nuage  qui  s'élevait  à  l'horizon.  Quelque  eflbrt  qu'il 
fît  pour  dissimuler  son  agitation,  elle  n'échappait  pas  à  Éléonora, 
et  quand  elle  le  remerciait  par  un  charmant  sourire,  l'émotion  de 
lord  Edward  devenait  tellement  visible  qu'il  était  impossible  de  n'en 
être  point  attendri. 

Ces  inquiétudes  n'étaient  malheureusement  que  trop  fondées.  Tan- 
dis que  la  sève  se  glaçait  dans  les  veines  de  la  nature,  tandis  que 
le  feuillage  noirci  des  noyers  tombait  en  tourbillonnant  sur  les  co- 
teaux assombris,  il  semblait  que  l'action  de  la  vie  s'affaiblissait  chez 
ma  jeune  amie.  Le  mois  de  décembre,  quoique  fort  doux,  annonçait 
pourtant  l'approche  de  l'hiver.  Les  goélands  avaient  reparu  sur  les 
rives  du  lac.  Les  vignes  étaient  complètement  dépouillées.  Une  brume 
épaisse  envahissait  tout  le  paysage,  cachait  parfois  les  monts,  et 
donnait  ainsi  au  Léman  l'aspect  d'une  mer.  Au  commencement  de 
décembre,  le  soleil  luttait  encore  contrôle  brouillard;  souvent  les 
inontagnes  semblaient  coupées  par  une  bande  lumineuse  qui  s' épais- 
sirait sur  le  lac,  et  se  prolongeait  jusqu'à  Yevey  en.  volutes  téné- 
breuses. Au-dessus  des  pics  de  la  Savoie,  dont  la  cime,  marquée 
de  taches  de  neige,  étincelait  au  soleil,  rayonnait  encore  le  ciel  de 
l'Italie,  comme  une  consolation  ou  comme  une  espérance.  Le  lac  lui- 
roéme  perdait  ses  belles  teintes  d'azur.  Je  me  souviens  d'un  jour  où 
nous  étions  assises  sur  la  route  qui  mène  de  Veytaux  à  l'église,  der- 
rière une  petite  haie  de  rosiers  du  Bengale.  Le  Léman  était  encore 
bleu  par  endroits,  mais  ailleurs  se  reflétaient  dans  ses  eaux  attristées 


ÉLÉONORA   DE   HALTINGEN.  65 

des  nuages  sombres  frangés  d'argent.  Le  golfe  de  Chilien  était  rem- 
pli par  un  triangle  ténébreux,  ombre  des  monts  prochains.  A.  droite, 
le  golfe  de  Vernex  resplendissait  dans  la  lumière,  lumière  dont 
nous  aimions  à  saluer  avec  amour  toutes  les  apparitions,  et  dont 
la  lutte  avec  les  ténèbres  nous  intéressait  autant  que  les  adorateurs 
d'Ormuzd. 

Quand  le  paysage  semblait  complètement  endormi  dans  la  brume, 
tout  à  coup  un  rayon  de  soleil  lui  rendait  l'éclat  et  la  vie.  Une  après- 
midi,  comme  je  revenais  avec  Éléonora  de  la  terrasse  de  l'église,  le 
soleil  apparut  sur  la  crête  du  mont  Sonchaud.  Les  sapins  qui  surgis- 
saient de  la  neige  revêtirent  alors  les  plus  belles  teintes.  Des  masses 
entières  de  ces  arbres  restaient  dans  l'obscurité;  quelques-uns  étaient 
d'un  jaune  vert,  d'autres  portaient  à  la  pointe  comme  une  auréole  fan- 
tastique. En  arrivant  à  Yeytaux  par  le  sentier  qui  traverse  les  vignes 
le  long  d'un  ruisseau  murmurant,  nous  trouvâmes  une  vue  encore 
plus  belle.  Entre  les  deux  montagnes  qui  abritent  le  village  s'élè- 
vent à  quelque  distance  deux  pics  de  forme  inégale,  qui,  dans  cette 
saison,  sont  souvent  seuls  couverts  de  neige.  Ces  deux  pics,  dont  le 
sommet  d'albâtre  se  dégageait  d'un  brouillard  léger,  resplendis- 
saient comme  si  un  de  ces  olympiens  chantés  par  le  divin  Homère 
avait  touché  la  cime  de  son  pied  immortel. 

Mais  c'était  surtout  au  coucher  du  soleil  que  nous  nous  plaisions 
à  admirer  l'aspect  magnifique  du  lac,  qu'on  apercevait  d'une  de 
mes  fenêtres  dans  toute  son  étendue.  Une  lueur  orangée  colorait 
alors  l'occident  à  l'endroit  où  les  montagnes  de  la  Savoie  s'abais- 
sent dans  le  lac.  Ces  montagnes  se  détachaient  vigoureusement  sur 
l'horizon  embrasé,  A  droite,  une  zone  pourpre  couronnait  les  co- 
teaux et  s'affaiblissait  dans  la  direction  de  Vevey;  au  milieu  du 
lac  flamboyait  un  foyer  merveilleux,  tandis  que  les  eaux  étaient 
sombres  sous  Villeneuve,  d'un  azur  pâle  sous  Yeytaux,  et  d'une  cou- 
leur gris  de  perle  coupée  de  bandes  rouges  le  long  de  la  rive  savoi- 
sienne.  Un  soir,  ce  spectacle,  toujours  admirable,  avait  quelque 
chose  d'attristant.  Les  monts  de  la  Savoie  étaient  enveloppés  d'un 
voile  épais  surmonté  d'un  dais  d'azur  pâle  qu'illuminait  un  soleil 
mourant.  Le  voile  grandissait  vers  Lausanne,  et  formait  comme  une 
chaîne  de  vapeurs  amoncelées  qui  s'élevait  dans  l'espace.  Quelques 
lignes  couleur  de  sang  sillonnaient  ces  masses  lugubres.  Telle  dut 
être  la  terre  après  les  déluges  des  temps  primitifs,  quand  un  rayon 
lumineux  commençait  à  sourire  à  travers  les  ténèbres  à  l'univers 
désolé. 

Dans  la  dernière  semaine  de  décembre,  la  neige,  qui  s'amassa  sur 
les  montagnes,  nous  interdit  toute  promenade.  Rien  n'est  triste 
comme  un  lac  quand  les  frimas  l'environnent.  L'éblouissante  blan- 

TOME  XIX.  5 


66  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

cheur  des  neiges  étend  sur  ces  eaux,  qui  rivalisaient  autrefois  avec 
le  saphir,  une  teinte  de  plomb  plus  funèbre  que  celle  des  maré- 
cages croupissans.  De  place  en  place,  les  roches  les  plus  escarpées 
percent  le  linceul  dont  elles  sont  couvertes,  et  se  dressent  comme 
de  lugubres  sentinelles.  D'un  ciel  grisâtre  tombe  une  lumière  avare. 
On  n'entend  autour  de  soi  que  les  cris  rauques  des  goélands  et  les 
croassemens  répétés  des  corbeaux,  qui  volent  par  bandes  sur  les 
bords  du  lac,  et  qui  semblent  se  complaire  à  ce  spectacle  de  mort. 
J'ai  vécu  trop  longtemps  dans  les  marais  glacés  de  l'Ingrie  pour 
aimer  ces  pompes  mélancoliques  de  l'hiver  qui  charment  certaines 
imaginations.  Quoique  née  sur  les  rives  brumeuses  du  Rhin,  Éléo- 
nora  chérissait,  comme  moi,  l'éclat  du  jour.  Elle  aurait  dit  volon- 
tiers avec  le  grand  Goethe  mourant  ;  «Plus  de  lumière  1  plus  de 
lumière  !  » 

Ces  débuts  de  la  mauvaise  saison  exercèrent  une  funeste  influence 
sur  une  organisation  déjà  très  maladive.  Chaque  jour,  l'œil  de  M"*  de 
Haltingen  semblait  s'enfoncer  dans  son  orbite.  Ses  belles  mains  de- 
venaient transparentes,  son  visage  pâle  et  amaigri  brillait  par  mo- 
mens  des  couleurs  de  la  fièvre,  ses  nuits  n'étaient  plus  qu'une 
longue  insomnie;  mais  son  énergie  était  plus  grande  que  ses  souf- 
frances. Comme  les  vieux  héros  Scandinaves,  elle  regardait  la  mort 
en  face.  Sa  mère,  la  voyant  si  résolue,  conservait  dies  illusions  que 
l'énergique  jeune  fille  s'efforçait  d'entretenir.  A  mesure  que  sa  ma- 
ladie faisait  des  progrès,  Éléonora  me  témoignait  une  plus  grande  con- 
fiance. Elle  revenait  volontiers  sur  le  passé,  dont  elle  parlait  avec 
animation,  mais  sans  amertume.  Le  temps  où  nous  avions  vécu  à 
Dresde  dans  une  intimité  si  complète  était  surtout  le  sujet  favori  de 
nos  entretiens.  Parfois  elle  semblait  se  repentir  de  n'avoir  pas  sou- 
tenu le  prince  Adalbert  dans  une  lutte  qui  intéressait  leur  commun 
avenir;  elle  me  parlait,  les  larmes  aux  yeux  et  avec  une  voix  émue, 
de  sa  douceur,  de  ses  généreux  instincts,  de  ses  nobles  projets.  «J'a- 
vais, disaitrclle,  assez  d'énergie  pour  donner  à  son  âme  la  vigueur 
qui  lui  manquait.  J'ai  poussé  trop  loin  la  fierté  en  refusant  de  des- 
cendre dans  l'arène  souillée  où  s'agitaient  les  honteuses  passions 
qui  me  le  disputaient.  Un  amour  aussi  sincère  que  le  mien  devait 
surmonter  ces  puériles  répugnances.  La  vie  est  un  champ  de  ba- 
taille, et  ce  n'est  pas  savoir  aimer  que  de  se  refuser  aux  conditions 
du  combat  imposé  à  tous  par  la  providence  de  Dieu.  »  C'est  ainsi 
que  cette  âme  magnanime  trouvait  encore  jusque  dans  les  angoisses 
de  la  mort  d'ingénieuses  raisons  pour  justifier  la  faiblesse  d' Adal- 
bert. Elle  se  plaisait  à  exagérer  l'égoïsme  impérieux  de  ses  parens, 
la  funeste  influence  des  préjugés  d'une  détestable  éducation.  Ces 
appréciations  indulgentes  troublaient  seules  son  admirable  sérénité. 


ÉLÉONORA   DE   HALTINGEN.  67 

Il  est  difficile  de  mourir  si  jeune  sans  jeter  un  regard  sur  cette  terre 
et  sans  s'attendrir  à' la  pensée  des  félicités  entrevues.  Plus  d'une 
fois,  tandis  que  j'appuyais,  dans  les  crises  cruelles  qui  l'accablaient, 
sa  tête  défaillante  sur  mon  cœur,  j'ai  vu  quelques  larmes  descendre 
silencieusement  sur  ses  joues.  Ces  larmes  assurément  ne  lui  étaient 
pas  arrachées  par  la  douleur,  car  je  n'ai  vu  personne  la  supporter 
avec  une  plus  touchante  résignation.  Elles  étaient  à  mes  yeux  l'ex- 
pression d'une  souffrance  bien  plus  intime  et  bien  plus  intolérable, 
d'une  souffrance  dont  elle  mourait  sans  doute,  et  que  les  soins  de  la 
meilleure  des  mères,  que  mon  affection  dévouée,  que  la  sympa- 
thie universelle  ne  pouvaient  point  guérir  ! 

La  pensée  de  lord  Edward  vint  se  mêler  dans  l'âme  d'Éléonora  à 
ses  souvenirs  de  jeunesse,  pour  les  rendre  encore  plus  douloureux. 
Elle  finit  par  s'apercevoir  qu'elle  avait  été  la  triste  victime  d'une  de 
ces  illusions  si  communes  dans  les  premières  années  de  la  vie,  et 
qu'elle  avait  préféré  les  vaines  apparences  du  dévouement  à  un 
amour  aussi  sincère  que  profond.  Elle  gémissait  d'avoir  été  pour 
Edward  une  de  ces  fatalités  qui  pèsent  parfois  sur  les  plus  nobles 
existences.  Elle  allait  jusqu'à  se  désoler  de  ce  qu'il  ne  semblait 
vivre  que  par  elle  et  être  incapable  de  trouver  dans  d'autres  affec- 
tions le  bonheur  dont  il  était  si  digne.  Après  ces  crises,  dans  les- 
quelles Éléonora  payait  sa  part  à  la  condition  humaine,  elle  me  sou- 
riait avec  la  mansuétude  des  anges,  elle  essayait  elle-même  de  me 
consoler  et  d'arrêter  mes  pleurs.  Jusqu'au  dernier  moment,  elle  tâcha 
de  donner  quelque  espoir  à  M™^  de  Haltingen;  elle  avait  de  bonnes 
paroles  pour  tous,  elle  adressait  aux  personnes  de  son  entourage  les 
consolations  les  plus  propres  à  agir  sur  leur  esprit.  Aux  unes  elle 
parlait  des  épreuves  de  la  vie,  aux  autres  des  douceurs  du  repos 
éternel,  à  tous  de  la  vénération  résignée  que  nous  devons  avoir  pour 
les  décrets  de  Dieu.  Moi  seule  avais  le  secret  de  ses  combats  inté- 
rieurs, de  ses  regrets  involontaires,  des  retours,  hélas  !  bien  natu- 
rels, qu'elle  ne  pouvait  s'empêcher  de  faire  vers  le  passé... 

Le  petit  cimetière  de  Veytaux  garde  maintenant  la  cendre  de  cette 
jeune  fille  dont  le  souvenir  se  mêle  depuis  un  an  à  toutes  mes  rê- 
veries. Jamais,  je  le  crois,  une  fille  des  hommes  n'a  été  si  forte  et 
si  douce  à  la  fois;  jamais  une  créature  mortelle  n'a  paru  aussi  com- 
plètement exempte  des  faiblesses  de  notre  fragile  nature.  Aussi  vit- 
elle  encore  au  milieu  de  nous  par  la  pensée  du  charme  irrésistible 
qu'elle  exerçait  sur*notre  cœur,  comme  l'encens  qui  parfume  en- 
core le  sanctuaire  longtemps  après  que  la  foule  des  fidèles  a  quitté 
le  temple. 

Depuis  la  mort  d'Éléonora,  lord  Edward  est  retourné  en  Angle- 


68  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

terre.  Cette  âme  si  fortement  trempée  a  senti,  dans  les  derniers 
jours  de  la  maladie  de  M"*  de  Haltingen,  toutes  les  angoisses  que 
le  cœur  de  l'homme  peut  éprouver.  Les  natures  énergiques  portent 
dans  la  douleur  la  puissance  extraordinaire  dont  elles  sont  douées. 
Aussi  leur  désespoir,  moins  expansif  peut-être  que  celui  des  autres 
hommes,  présente-t-il  à  tout  observateur  un  peu  pénétrant  le  spec- 
tacle d'une  désolation  sans  égale.  Jamais  je  n'oublierai  l'expression 
du  regard  de  lord  Edward,  lorsque  je  lui  annonçai  que  toute  espé- 
rance était  perdue. 

Pour  moi,  ces  événemens,  quoique  fort  simples,  sont  restés  pré- 
sens à  ma  pensée.  L'influence  que  le  caractère  germanique  et  l'es- 
prit de  caste  exercent  dans  toute  l'Allemagne  sur  le  développement 
des  passions  n'est-elle  point  propre  à  provoquer  des  réflexions  de 
plus  d'un  genre?  L'esprit  le  plus  libéral  doit  reconnaître  ce  qu'a  de 
véritablement  humain  et  élevé  le  principe  aristocratique,  quand  il 
devient,  comme  chez  lord  Edward,  l'auxiliaire  de  tous  les  instincts 
généreux;  mais  lorsqu'il  ne  conseille  que  des  faiblesses,  lorsqu'il 
augmente  l'indécision  d'intelligences  naturellement  irrésolues,  lors- 
qu'il empêche  les  peuples  comme  les  individus  de  marcher  fran- 
chement dans  leur  voie,  ne  mérite-t-il  pas  d'être  condamné  comme 
l'obstacle  le  plus  dangereux  que  rencontrent  les  desseins  de  la  Pro- 
vidence? Quand  on  a  étudié  de  près  les  nations  qui  occupent  au- 
jourd'hui l'attention  du  monde,  on  sent  tout  ce  qu'il  y  a  de  faux  et 
de  vide  dans  ces  commodes  théories  du  fatalisme  que  nous  acceptons 
toujours  avec  trop  d'indulgence.  L'histoire  d'un  peuple  n'est,  — 
comme  la  vie  d'un  homme,  —  que  la  révélation  de  ses  qualités  et 
de  ses  travers.  Les  races  diverses  qui  se  partagent  le  globe  font 
leur  histoire  en  mettant  en  action  leurs  tendances  les  plus  intimes. 
Sans  doute  il  peut  se  trouver  dans  l'existence  des  nations,  ainsi  que 
dans  celle  des  individus,  des  accidens  supérieurs  à  l'énergie  hu- 
maine; mais  dans  les  circonstances  ordinaires  la  destinée,  heureuse 
ou  funeste,  n'est  que  la  manifestation  d'une  volonté  ferme  qu'au- 
cune difliculté  n'effraie,  ou  bien  c'est  la  simple  expression  d'une 
mollesse  que  l'ombre  même  du  péril  épouvante. 

C"'  Dora  d'Istria. 


BYRON    SHELLEY 


ET 


LA  POÉSIE  ANGLAISE 


Recollections  of  the  last  days  of  Shelley  and  Byron,   by  E.  J.  Trelawuy,  1858. 


Le  duc  de  Saint-Simon  se  demande  au  début  de  ses  mémoires  si 
la  charité  chrétienne  permet  d'écrire  l'histoire  de  son  temps,  et 
après  avoir  lu  son  livre,  on  n'est  point  tenté  de  s'étonner  de  ce  pieux 
scrupule.  Que  resterait-il  en  effet  de  la  plupart  des  grands  hommes, 
s'il  se  trouvait  toujours,  marchant  dans  l'ombre  de  leur  gloire,  des 
Tacite,  des  Machiavel  et  des  Saint-Simon  pour  mettre  à  nu  la  fai- 
blesse et  la  perversité  humaines,  que  la  grandeur  revêt  d'une  si 
légère  écorce?  Je  ne  sais  s'il  rôde  aujourd'hui  autour  des  hommes 
puissans  de  ce  monde  quelqu'un  de  ces  peintres  austères,  je  ne 
sais  même  pas  s'il  y  a  des  originaux  assez  curieux  pour  tenter  la 
sévérité  de  leur  pinceau;  mais  on  est  en  attendant  possédé  d'une 
étrange  manie  de  rejuger  les  morts.  Notre  temps  n'est  cependant 
point  fort  à  l'aise  pour  tenir  une  balance  équitable  en  pesant  le 
passé,  car  il  a  tout  à  la  fois  le  culte  des  héros  et  le  culte  de  la  vé- 
rité dans  l'histoire;  il  fait  des  demi-dieux,  et  il  veut  voir  en  même 
temps  ces  demi-dieux  dans  un  déshabillé  qui  les  montre  assez  laids; 
il  élève  des  idoles  et  les  brise  pour  regarder  un  peu  comment  elles 
sont  faites  à  l'intérieur.  Je  ne  suis  pas  bien  sûr  que  l'humilité  chré- 
tienne fasse  son  profit  de  ces  comptes  qu'on  prétend  régler  avec  une 


70  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

si  exacte  équité.  Les  héros  en  sortent  grandis  quant  au  génie,  dimi- 
nués quant  à  la  personne,  et  au  lieu  de  nous  apparaître  dans  cette 
majestueuse  unité  qui  ne  tente  l'imitation  que  par  les  grands  côtés, 
ils  laissent  voir  sous  le  scalpel  des  bizarreries  et  des  faiblesses  que 
singent  avec  bonheur  les  petits  esprits  et  qui  font  parfois  chanceler 
les  grands. 

Est-il  bien  certain  «n  effet  qu'on  arrive  jamais  à  connaître  un 
homme  tout  entier?  On  croit  avoir  trouvé  le  fond  de  sa  nature 
quand  quelque  confidence  indiscrète  ou  quelque  aveu  involontaire 
vient  révéler  un  secret  de  son  âme.  11  semble  que  les  recoins  les  plus 
obscurs  de  son  esprit  s'illuminent  à  ces  échappées  de  lumière.  Rien 
n'est  moins  vrai  pourtant.  La  plupart  des  hommes  valent  moins 
que  leurs  paroles  et  plus  que  leurs  actions  :  beaucoup  aussi  ne 
doivent  être  jugés  ni  par  leurs  paroles  ni  par  leurs  actions.  L'ac- 
tion révèle  les  mauvais  mouvemens  auxquels  le  cœur  a  cédé  ;  elle 
ne  vous  dit  pas  tous  les  bons  mouvemens  que  la  passion  a  foulés 
aux  pieds  sans  les  détruire.  Les  plus  belles  actions  sont  celles  que 
personne  ne  sait,  parce  que  la  main  gauche  n'a  point  su  ce  qu'a  fait 
la  main  droite.  Il  y  a  d'ailleurs  presque  autant  de  fanfarons  de  vice 
que  d'hypocrites.  Nous  avons  vu  de  nos  jours  de  grands  écrivains 
faire  les  honneurs  d'eux-mêmes  à  tel  point,  qu'ils  semblent  avoir 
écrit  sous  la  dictée  de  leurs  plus  mortels  ennemis.  Quand  commen- 
cent à  pâlir  l'éclat  et  la  gloire  des  jeunes  années,  quand  le  cœur  est 
rassasié  de  louanges  et  d'encens,  la  vanité  humaine  ne  trouve  plus 
que  cette  grossière  pâture.  On  a  été  longtemps  adoré  comme  un 
demi-dieu;  l'adoration  n'a  plus  de  saveur,  on  se  rejette  sur  le  rôle 
d'archange  déchu,  et  le  vulgaire  est  fasciné  par  ce  mélange  de 
grands  vices  et  de  grandes  vertus  qui  le  fait  alternativement  descen- 
dre du  ciel  dans  l'enfer  et  monter  de  l'enfer  dans  le  ciel.  Est-ce  qu'un 
grand  homme  peut  se  contenter  de  vertus  ou  de  vices  tout  bour- 
geois? Il  faut  chatouiller  l'épiderme  émôussé  du  lecteur,  et  Satan 
sait  se  vêtir  pour  cela  en  ange  de  lumière  :  coupable  et  puérile  va- 
nité dont  l'histoire  elle-même  peut  être  dupe,  et  qui  console  les 
bonnes  âmes  persuadées  que  le  génie  est  un  châtiment  du  ciel  !  Le 
bon  sens  hausse  les  épaules  et  ne  veut  pas  croire  à  cette  perver- 
sité vaniteuse  :  ni  si  haut  ni  si  bas,  se  dit -il,  songeant  d'ailleurs 
que  les  crimes  stupides  et  les  sottises  obscures  ne  sont  pas  plus  rares 
que  les  égaremens  du  génie. 

Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  le  goût  de  notre  temps  que  les  exhuma- 
tions de  grands  hommes.  On  a  fait  des  réputations  toutes  neuves,  on 
eo  répare  de  vieilles,  et  le  public  applaudit,  car  il  a  soif  de  héros, 
et  iie  notre  temps  l'offre  paraît  inférieure  à  la  demande.  Voici  pour- 
Uot  un  grand  poète  qui  reparaît  aujourd'hui  devant  lui  après  avoir 


LA   POÉSIE   ANGLAISE    CONTEMPORAINE.  71 

été  déjà  discuté  dans  bien  des  volumes.  Nous  ne  nous  en  plaignons 
pas,  car  Byron  est  un  de  ces  hommes  qui  peuvent  gagner  quelque 
chose  à  être  souvent  rejugés.  Au  point  de  vue  de  la  stricte  morale, 
il  y  a  peu  de  chose  à  dire  en  sa  faveur.  Il  a  volontairement  perverti 
les  dons  les  plus  merveilleux  de  la  nature  ;  il  s'est  fait  mauvais  et  pe- 
tit quand  Dieu  l'avait  fait  grand  et  bon.  C'est  proprement  la  tâche 
de  Lucifer,  à  qui  on  le  comparait  charitablement  de  son  vivant  ;  mais 
au  moins  il  avait  créé  le  rôle,  et  ceux  qui  l'ont  repris  ne  sont  que 
des  comparses.  C'est  pour  cela  que  l'étude  d'un  tel  caractère  ne  fait 
point  gauchir  les  lois  de  la  morale.  S'il  eût  obéi  par  une  pente  invin- 
cible aux  mauvais  instincts  de  sa  nature,  s'il  eût  cédé  à  tous  les  ca- 
prices de  la  fortune,  s'il  eût  été  ballotté  à  tous  les  vents,  il  semble- 
rait que  la  Providence  se  fût  jouée  de  la  pauvre  espèce  humaine  en 
mettant  un  si  grand  génie  dans  un  vase  si  fragile.  Loin  de  là,  Byron 
est  une  riche  et  puissante  nature,  pétrie  de  toutes  les  grandeurs  et 
de  toutes  les  faiblesses  de  l'humanité,  qui  a  sans  cesse  remonté  le 
courant  de  la  vie  comme  il  fendait  d'un  bras  robuste  le  courant  de 
l'Hellespont,  qui  a  déployé  autant  de  volonté  pour  paraître  un  démon 
que  d'autres  pour  être  adorés  comme  des  saints,  qui  a  presque  tou- 
ché au  crime  enfin  sans  pouvoir  étoulTer  la  semence  généreuse  que 
Dieu  avait  laissée  tomber  sur  son  cœur.  Il  faut  donc  que  les  bonnes 
âmes  se  rassurent.  Ce  n'est  point  le  génie  de  Byron  qui  l'a  perdu, 
c'est  sa  volonté,  son  éducation  et  son  temps;  il  eût  pu  être  pire 
sans  être  aussi  grand.  Je  ne  m'étonne  pas  que  le  public  anglais  pa- 
raisse toujours  disposé  à  remettre  dans  la  balance  cette  étrange  des- 
tinée. Voilà  trente-quatre  ans  que  Byron  est  mort,  et  que  tous  ceux 
qui  l'ont  connu  sont  venus  déposer  pour  ou  contre  sa  mémoire  :  ce- 
pendant les  souvenirs  que  M.  Trelawny  vient  d'écrire  sur  lui  et  sur 
Shelley  trouvent  en  Angleterre  beaucoup  de  lecteurs.  L'orage  qui 
gronda  autour  de  ces  noms  n'est  pas  encore  apaisé. 


W    M.  Tre 


L 


M.  Trelawny  est  un  chroniqueur  de  la  vieille  école.  C'est  un  tou- 
riste sexagénaire,  qui  a  connu  le  monde  dans  ses  jeunes  années,  et 
qui,  je  l'espère,  se  repose  aujourd'hui,  puisqu'il  commence  à  se  sou- 
venir. Il  a  vu,  comme  Ulysse,  beaucoup  de  villes  et  les  mœurs  de 
beaucoup  d'hommes;  mais  il  les  a  vues  comme  voient  les  touristes, 
c'est-à-dire  par  l'écorce  et  la  superficie.  Il  esquisse  à  merveille  un 
portrait  sur  ses  genoux;  malheureusement  il  ne  sait  faire  que  les 
silhouettes:  l'ombre  et  la  couleur,  c'est-à-dire  la  vie,  lui  échappent. 
M.  Trelawny  paraît  aimer  les  grands  coups  et  les  grandes  aventures. 


72  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Il  a  un  goût  particulier  pour  les  brigands  et  les  contrebandiers.  Il  a 
dû  donner  dans  son  temps  de  franches  et  rudes  poignées  de  main, 
c'est  un  Froissard,  plus  brave  et  moins  éloquent  que  celui  du 
XV*  siècle.  On  revient  volontiers  en  sa  compagnie  sur  des  choses  et 
des  hommes  si  connus. 

Jamais  peut-être  homme  n'a  obéi  plus  constamment  que  Byron 
au  désir  d'étonner  le  monde.  Il  avait  de  bonne  heure  pressenti  dans 
le  public  cette  admiration  béate,  aussi  disposée  à  s'enthousiasmer 
pour  les  ridicules  de  ses  favoris  que  pour  leur  génie.  Sous  prétexte 
de  déconcerter  la  curiosité,  Byron  parada  toute  sa  vie  devant  le 
monde,  tout  en  le  maudissant  pour  ses  conventions  et  son  hypo- 
crisie. 11  voulait  frapper  avant  de  plaire.  M.  Trelawny  se  prêta  mé- 
diocrement dès  l'abord  à  lui  accorder  cette  niaise  admiration;  il  fit 
semblant  de  ne  pas  s'apercevoir  des  grands  airs  du  poète.  Un  petit 
esprit  lui  en  eût  voulu  de  cette  muette  résistance.  Byron  trouva  plus 
simple  de  déposer  son  air  emprunté  et  de  se  montrer  tel  qu'il  était. 
Au  fond,  il  était  extrêmement  gauche  et  timide,  et  se  jetait  dans 
des  conversations  futiles  pour  gagner  le  temps  de  se  remettre, 
comme  les  peureux  qui  sifflent  la  nuit  en  marchant  dans  les  rues.  II 
était  constamment  préoccupé  de  l'effet  qu'il  produisait  sur  les  autres. 
Je  suis  obligé  de  convenir  qu'une  telle  préoccupation  me  semble 
touchante  chez  un  grand  homme.  La  vanité  témoigne  après  tout 
d'une  certaine  humilité.  Croire  qu'on  n'a  jamais  complètement  ga- 
gné sa  cause  auprès  de  l'admiration  de  ses  semblables,  et  faire  ce 
qu'on  peut  pour  la  conquérir,  c'est  une  coquetterie  qui  ne  messied 
pas  aux  grands  talens.  L'orgueil  tranquille  décèle  peut-être  une 
nature  plus  forte,  la  vanité  une  nature  plus  fme  et  plus  sensible. 
Byron  avait  beaucoup  de  vanité  et  de  fierté,  mais  beaucoup  moins 
d'orgueil  qu'on  n'en  eût  pu  attendre  d'un  grand  poète  anglais  et 
pair  d'Angleterre.  11  était  né  avec  une  âme  qui  frémissait  au  moindre 
contact.  Ses  premières  poésies,  publiées  quand  il  avait  dix-neuf  ans, 
témoignent  d'une  sensibilité  presque  féminine;  elles  ne  respirent 
qu'amitié  et  tendresse.  Personne  n'était  mieux  fait  que  lui  pour 
aimer,  et  personne  n'était  moins  préparé  que  lui  à  l'isolement  où  il 
se  trouva  en  entrant  dans  le  monde. 

Son  début  était  plein  d'humilité.  Il  demandait  l'indulgence  :  on 
lui  répondit  par  le  sarcasme  et  l'insulte.  Toutes  les  cordes  de  son 
âme  vibrèrent  au  choc  de  cette  injuste  provocation.  Il  eut  la  colère 
inexorable  du  jeune  Achille,  et  sa  première  satire  fit  de  lui  un  grand 
poète  et  un  homme  malheureux.  Il  y  jeta  le  gant  à  toute  l'Angle- 
terre. 11  eut  tort  sans  doute,  car  il  eût  pu  le  faire  plus  tard  au  nom 
d'un  sentiment  plus  noble  que  la  vanité  blessée;  mais  ce  que  je  ne 
puis  m'empêcher  d'admirer  dans  Byron,  c'est  qu'une  fois  jeté  sur  ce 


LA   POÉSIE   ANGLAISE    CONTEMPORAINE.  7S 

chemin,  il  ne  retourna  jamais  sur  ses  pas,  et  sa  vie,  quelque  diverse 
qu'elle  ait  été,  en  conserva  une  triste  unité.  Il  n'imita  point  ces 
écrivains  qui  commencent  par  cueillir  toutes  les  fleurs  de  la  popu- 
larité, et  qui  ne  rompent  en  visière  au  monde  que  lorsque  le  monde 
['les  a  rassasiés  de  flatterie.  Sa  misanthropie  ne  fut  point  chez  lui  un 
dernier  moyen  d'étonner  les  hommes;  elle  naquit  le  jour  où  il  se 
mêla  à  eux,  et  le  suivit  jusqu'à  la  tombe.  Il  eut  d'ailleurs  l'honneur 
de  choquer  la  société  anglaise  par  son  indépendance  avant  de  la 
choquer  par  ses  erreurs.  Il  n'était  point  si  aisé  de  la  scandaliser  aux 
beaux  jours  du  régent,  et  les  gens  qui  se  cotisaient  pour  faire  une 
pension  à  Brummel  auraient  sans  doute  passé  quelques  faiblesses 
à  un  grand  poète.  Byron  mit  par  malheur  contre  lui  tous  les  pré- 
jugés anglais,  et  dès  lors  il  fut  perdu.  Il  aurait  pu  stigmatiser  cette 
société  en  valant  mieux  qu'elle;  il  aima  mieux  la  haïr  en  l'imitant. 
Le  temps  creusa  chaque  jour  l'abîme  qui  le  séparait  d'elle.  Pas 
une  main  amie  n'avait  pressé  la  sienne  quand  il  alla  prendre  son 
siège  à  la  chambre  des  lords.  Une  amertume  profonde  s'empara  de 
cette  âme  fière,  sensible  et  intraitable.  Il  avait  dans  le  sang  toute 
la  fougue  aventureuse  de  sa  race  développée  par  une  détestable  édu- 
cation. Il  ne  s'arrêta  point  pour  écouter  le  murmure  flatteur  de  la 
foule,  qui  saluait  en  lui  un  grand  poète.  Il  s'exila  du  monde  à  ce 
temps  de  la  vie  où  l'on  croit  au  monde,  et  son  existence  ne  s'éclaira 
plus  dès  lors  que  de  rares  et  fugitifs  rayons  de  bonheur. 

Si  cependant  il  faut  en  croire  le  charmant  petit  poème  du  Songe 
(the  Dream)  et  des  confidences  bien  souvent  répétées,  la  fierté 
blessée  n'eut  qu'une  part  médiocre  dans  la  misanthropie  de  lord 
Byron.  Elle  remontait  dans  ses  souvenirs  à  une  source  plus  élevée, 
l'amour  trompé.  Nous  voudrions  le  croire,  car  si  cette  éternelle  his- 
toire des  cœurs  brisés  n'est  que  bien  rarement  une  histoire  véri- 
table, elle  devrait  l'être  au  moins  pour  les  poètes  qui  la  racontent.  Il 
semble  cependant  que  le  premier  effet  d'un  pareil  désespoir  devrait 
être  de  tarir  au  fond  du  cœur  la  source  de  toute  poésie.  La  douleur 
qui  chante  sera  un  jour  consolée.  Le  chant  est  l'expression  natu- 
relle de  la  mélancolie,  de  l'attente  et  du  regret,  mais  non  du  déses- 
poir. Desdemona  sent  quelque  chose  de  sombre  qui  s'agite  autour 
d'elle  :  elle  chante  alors,  bercée  par  ses  souvenirs,  le  Saule ^  une 
vieille  chanson  de  son  enfance.  Si ,  au  lieu  de  l'étouffer,  le  Maure 
renvoyait  la  pauvre  enfant  à  son  père  avec  la  honte  sur  le  front, 
il  faudrait  qu'elle  mourût  ou  qu'elle  devînt  folle.  Les  artistes  tien- 
nent le  milieu  entre  les  âmes  religieuses  qui  prient  et  se  consolent 
et  les  âmes  simples  qui  meurent  de  tendresse  brisée  ;  ils  se  con- 
solent et  se  souviennent.  La  douleur  passe  sur  leur  âme,  violente 
comme  l'ouragan;  elle  la  courbe  un  moment  jusqu'à  terre  et  semble 


,7A  BETUE   DES   DEUX   MONDES; 

la  briser,  puis  elle  se  dissipe  avec  T orage  comme  les  sombres  nuages 
des  tropiques.  L'âme  du  poète  se  relève,  ranimée  par  la  sève  vigou- 
reuse du  génie  ;  elle  ne  conser\'e  plus  qu'un  voile  léger  et  délicat  que 
l'art  peut  soulever  sans  la  blesser. 

11  en  fut  sans  doute  ainsi  de  Byron.  Il  avait  aimé  à  huit  ans,  il  l'a 
dit  lui-même,  il  avait  aimé  à  douze  ans  et  à  seize  ans,  et  ce  dernier 
amour  fut  le  plus  profond  de  sa  vie.  Toute  sa  poésie  en  découla, 
comme  un  fleuve  majestueux  qui  roule  à  la  fois  des  eaux  limpides 
et  fangeuses.  Il  avait,  comme  Napoléon,  la  prétention  de  mépriser 
les  femmes,  et  cependant,  s'il  faut  en  croire  M.  Trelawny,  il  avoua 
un  jour  à  Shelley  qu'à  trente-quatre  ans  il  n'avait  encore  écrit  que 
pour  elles.  C'est  à  cette  préoccupation  constante  qu'il  dut  l'extrême 
et  charmante  variété  de  ses  caractères  de  femme ,  tandis  qu'il  ne 
sut  jamais  que  se  peindre  lui-même  dans  le  corsaire,  dans  Lara, 
dans  Manfred  et  dans  don  Juan.  11  aima  plus  d'une  fois  avant  de  se 
laisser  aimer.  Repoussé  quand  il  avait  encore  le  cœur  pur  et  ardent, 
il  fut  aimé  quand  le  vice  et  la  renommée  eurent  arraché  de  son  cœur 
cette  fleur  d'innocence  qui  se  fana  dans  le  vide  :  immorale  leçon 
que  lui  donnèrent  les  femmes  de  son  temps,  et  qu'il  leur  rendit  plus 
tard  avec  usure.  L'âme  d'un  grand  poète,  —  Alfred  de  Musset,  — 
ne  s'est-elle  pas  affaissée  sous  le  même  poids?  Cette  âme,  il  est 
vrai,  n'avait  pas  le  ressort  d'acier  qui  faisait  mouvoir  le  génie  de 
Byron;  elle  ne  se  releva  jamais.  Byron  fut  perverti  sans  être  cor- 
rompu, car  je  ne  crois  guère  aux  vices  qu'on  prend  et  qu'on  quitte 
à  volonté.  Quand  le  vice  ne  s'éloigne  pas  après  avoir  assouvi  les 
premières  ardeurs  de  la  jeunesse,  il  s'étend  sur  l'âme  comme  une 
lèpre  et  la  dévore.  Byron  était  moins  mauvais  qu'il  ne  voulait  le  faire 
croire  :  «  J'ai  une  conscience,  dit-il  à  M.  Trelawny,  quoiqu'on  ne 
veuille  pas  le  croire.  Il  y  a  des  choses  qu'on  ne  ferait  pas,  si  elles 
n'étaient  pas  défendues.  Mon  Don  Juan  était  mis  de  côté  et  à  peu 
près  oublié,  quand  j'appris  qu'un  synode  pharisaïque  réuni  dans 
l'arrière- boutique  de  Murray  l'avait  proclamé  hautement  immoral 
et  impossible  à  publier.  »  11  mettait  sa  fierté  à  braver  le  monde, 
dissimulant  sous -l'ironie  une  prjofonde  sensibilité.  Aussi  jamais  ses 
impressions  ne  sont-elles  noyées  dans  un  déluge  de  mots.  11  peint 
la  passion  comme  un  éclair  rapide  qui  illumine  l'âme  et  disparaît. 
Quand  il  analyse,  c'est  qu'il  ne  sent  pas. 

Byron  lit  comme  tous  les  poètes,  il  se  maria,  n'étant  pas  maria- 
ble.  Etemelle  misère  des  grands  artistes!  ils  sentent  comme  tout  le 
inonde  et  plus  vivement  que  tout  le  monde,  mais  la  fougue  de  leur 
génie  soulève  des  orages  au  milieu  des  circonstances  les  plus  sim- 
ples de  leur  vie.  Ils  devraient  exalter  et  porter  à  l'extrême  toutes  les 
affecdons  du  oeur  humain;  mais  ils  ne  seraient  point  poètes,  s'ils 


LA  POÉSIE   ANGLAISE   CONTEMPORAINE.  75 

n'étaient  point  variables.  Il  faut  croire  que  la  poésie  n'est  point  un 
fruit  naturel  de  nos  climats  brumeux,  puisqu'.elle  s'étiole  dans  l'at- 
mosphère que  nous  respirons  tous.  Le  renom  des  poètes  s'élève  sur 
les  débris  de  bien  des  cœurs  brisés.  Miss  Milbank  était  donc  bien 
inspirée  quand  elle  refusa  d'abord  la  main  de  Byron.  Pauvre  femme 
qui  a  vu  le  secret  de  son  foyer  devenir  le  secret  du  monde  entier  ! 
Bien  lui  en  a  pris  de  n'avoir  jamais  prêté  à  la  moindre  calomniç! 
La  postérité,  qui  aime  mieux  les  grands  hommes  que  les  honnêtes 
gens,  l'eut  honnie  à  jamais,  et  eût  applaudi  aux  sarcasmes  que  By- 
ron a  jetés  sur  elle.  Yoilà  ce  que  je  ne  puis  lui  pardonner  :  ce  sont 
ces  allusions  transparentes  de  Manfred  et  de  Bon  Juan,  et  tant  de 
vers  qu'il  aurait  dû  brûler  avec  la  honte  sur  le  front,  après  avoir 
eu  le  triste  courage  de  les  écrire.  Faut-il  cependant  le  croire  quand 
il  dit  à  M.  Trelawny  :  «  Pour  mon  mariage ,  dont  on  a  fait  de  si  ri- 
dicules histoires,  ce  furent  lady  Jersey  et  d'autres  qui  arrangèrent 
toute  r affaire?  J'y  étais  absolument  indifférent.  Je  pensai  que  je 
n'avais  rien  de  mieux  à  faire,  et  on  le  pensa  aussi.  J'avais  besoin 
d'argent  :  c'était  une  expérience;  elle  n'a  point  réussi.  »  J'aime 
mieux  le  croire  quand  il  dit  au  capitaine  Medwin  :  «  Miss  Milbank 
me  plut  dès  l'abord,  et  elle  me  plut  davantage  quand  elle  m'eut 
refusé.  »  Il  se  piqua  au  jeu,  et  ce  mariage  devint  pour  lui  une  affaire 
d'amour-propre.  Il  se  maria  par  vanité  et  non  par  intérêt,  et  c'est 
déjà  bien  assez,  car  ce  mariage  est  la  grande  tache  de  la  vie  de  By- 
ron. Quel  que  fût  le  motif  de  cette  union,  une  enfant  en  était  née. 
L'image  de  cette  enfant  devait  s'asseoir  au  foyer  du  poète  exilé  et  le 
purifier.  Les  orgies  de  Venise  me  révoltent,  quand  je  songe  qu'un 
frais  visage  d'enfant  devait  toujours  veiller  au  chevet  de  Byron  et 
lui  commander  une  vie  plus  digne  et  plus  sérieuse.  Je  lis  alors  sans 
émotion  les  strophes  magnifiques  qui  ouvrent  et  terminent  le  troi- 
sième chant  du  Pèlerinage  d'Harold.  Byron  ne  devait  pas  aller  mou- 
rir en  Grèce  sans  avoir  embrassé  et  béni  cette  enfant. 

En  réalité,  Byron  n'était  né  pour  aucun  des  vices  qu'il  afficha.  Il 
avait  été  élevé  au  milieu  de  cette  société  dépravée  du  régent,  où 
l'immoralité  passait  pour  la  marque  des  gens  bien  nés.  Il  y  avait 
pris  ses  habitudes  extérieures,  ses  manières,  et  ce  goût  de  conver- 
sation futile  qui  lui  servait  à  dissimuler  sa  timidité.  Il  avait,  entre 
autres  prétentions,  celle  d'être  un  grand  buveur  :  «  Nous  autres 
jeunes  whigs,  dit-il  à  M.  Trelawny,  nous  buvions  du  vin  de  Bor- 
deaux, et  nous  avons  sauvé  notre  constitution.  Les  tories  s'en  sont 
tenus  au  porto,  et  ils  ont  ruiné  leur  constitution  et  celle  du  pays.  » 
Au  fond,  Byron  était  le  plus  sobre  des  hommes.  Il  devait  quelque 
chose  de  cette  sobriété  à  la  crainte  extrême  qu'il  avait  d'engraisser; 
«mais,  dit  M.  Trelawny,  il  est  peut-être  le  seul  homme  qui  ait  eu 


76  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

assez  de  puissance  sur  lui-même  et  assez  de- résolution  pour  lutter 
contre  Tobésité.»  Il  avait  trouvé  moyen  de  réduire  de  près  d*un  tiers 
le  poids  de  son  corps,  et  pâlissait  de  colère  quand  on  lui  disait 
qu'il  avait  bonne  mine  et  qu'il  engraissait.  Il  vivait  des  jours  entiers 
en  Italie  de  biscuits  et  de  soda  water,  et  prétendait  avoir  le  palais 
insensible.  On  sut  depuis  que  s'il  eût  satisfait  son  appétit  et  aug- 
menté le  poids  de  son  corps,  ses  jambes  estropiées  ne  l'auraient 
point  porté  (1).  Toute  sa  vie  offre  le  même  caractère  de  décision 
et  de  parti-pris.  Il  s'est  vanté  d'avoir  tourné  à  l'avarice  sur  la  fin  de 
ses  jours  :  singulière  avarice  qui  épargne  la  partie  pour  prodiguer 
le  tout.  Un  jour  il  payait  25,000  francs  un  yacht  qu'il  revendait 
7,000  :  le  lendemain  il  refusait  aux  marins  congédiés  de  leur  laisser 
leurs  vestes  d'uniforme,  et  oubliait  de  rendre  à  M"*  Shelley  les 
avances  que  son  mari  avait  faites  pour  lui.  Il  est  difficile,  en  somme, 
d'élever  un  reproche  sérieux  d'avarice  contre  l'homme  qui  donna 
toute  sa  fortune  pour  l'affranchissement  de  la  Grèce.  Sa  forte  imagi- 
nation lui  avait  peint  sans  doute  d'une  couleur  trop  vive  les  hor- 
reurs du  dénûment,  et  il  s'était  fait  avare  de  propos  délibéré;  mais 
puisqu'il  s'est  accusé  d'être  avare,  on  doit  répondre  qu'il  ne  l'était 
pas,  car  les  avares  se  croient  volontiers  les  plus  généreux  des 
hommes.  Byron  consumait  ainsi  dans  ces  misères  la  sève  vigoureuse 
de  sa  nature.  Il  traînait  cependant  partout  avec  lui  le  plus  coûteux 
et  le  plus  singulier  équipage.  Le  capitaine  Medwin  le  rencontra 
voyageant  avec  sept  domestiques,  cinq  voitures,  neuf  chevaux,  un 
singe,  un  boule-dogue,  un  mâtin,  deux  chats,  trois  paons  et  des 
poules,  le  tout  pêle-mêle,  sans  compter  une  bibliothèque  considé- 
rable. Voilà  un  appareil  un  peu  somptueux  pour  un  avare!  Tout  cela 
fut  logé  dans  le  plus  beau  palais  de  Pise  et  exposé  à  l'admiration 
générale.  Que  de  gens  ont  emprunté  à  Byron  ce  mélange  de  goûts 
bizarres  et  contradictoires,  ne  pouvant  lui  emprunter  le  génie  qui 
a  inspiré  Child-Uarold  et  Don  Juan  ! 

Est-il  donc  si  difficile,  après  tout,  de  séparer  dans  l'œuvre  comme 
dans  la  nature  de  Byron  l'or  pur  de  son  alliage  impur?  A  qui  per- 
suadera-t-on  que  tant  de  strophes  merveilleuses,  sorties  comme  la 
lave  d'un  volcan  de  cette  naturelle  et  brûlante  inspiration,  appar- 
tiennent tout  entières  à  l'art  et  au  travail?  L'imagination  la  plus  vive 
trouve-t-elle  en  se  jouant  des  peintures  aussi  saisissantes  de  l'amour 
innocciif  ou  coupable  que  celles  de  Parisina,  du  Giaour,  d'Haydée 

.1;  *».  irclawny  a  soulevé  avec  plus  de  hardiesse  que  de  délicatesse  le  voile  qui  cou- 
ffril  eooore  le  véritable  caractère  de  cette  infirmité.  Arrivé  à  Missolonghi  après  la  mort 
40  poftie  et  Introduit  dans  la  chambre  mortuaire,  il  écarta  le  drap  qui  couvrait  le  ca- 
d»fw  ec  put  tt'awurer  que  Byron  était  pied-bot  des  deux  pieds,  et  avait  les  jambes  flé- 
trkt  Jtiaqtt*aui  genoux. 


LA   POÉSIE   ANGLAISE   CONTEMPORAINE.  77 

et  de  la  Fiancée  d'Abydos?  Sait-elle  s'enfermer  avec  l'âme  patrio- 
tique de  Bonnivard  dans  le  cachot  humide  de  Chillon,  et  pleurer 
des  larmes  sauvages  et  brûlantes  sur  le  cadavre  d'un  jeune  frère 
adoré?  De  l'amère  raillerie  du  premier  chant  de  Don  Juan  à  la  des- 
cription si  vivante  de  son  naufrage,  et  du  naufrage  à  ce  délicieux 
épisode  d'Haydée  jeté,  comme  l'île  de  Lambro  le  pirate,  au  milieu 
des  récifs  et  des  écueils,  ne  sent-on  pas  le  passage  de  la  fantaisie 
railleuse  à  l'imagination  captivée,  et  de  l'imagination  à  une  véri- 
table et  pure  émotion?  C'est  pour  retomber  à  terre  que  Byron  a  be- 
soin d'un  eftbrt,  et  non  pour  s'élever  dans  les  pures  régions  où  son 
âme  aurait  dû  vivre.  Non,  ce  n'est  point  un  cœur  sceptique  qui  a 
gémi  si  éloquemment  sur  l'orgueil  des  tyrans  aux  champs  de  Wa- 
terloo ;  un  Anglais  pouvait  à  ce  moment  trouver  un  thème  plus  po- 
pulaire et  plus  patriotique.  Ce  n'est  point  une  rhétorique  vulgaire 
qui  a  dicté  l'apostrophe  éloquente  à  la  Grèce  dans  l'invocation  du 
Giaour.  En  tout  cas,  il  faut  aimer  les  morceaux  de  rhétorique  qu'on 
est  prêt  à  signer  du  sacrifice  de  sa  vie.  Des  plumes  faciles  nous  ont 
prouvé  depuis  qu'il  était  possible  de  trouver  des  choses  plus  pi- 
quantes sur  la  Grèce  que  des  souvenirs  et  des  regrets;  mais  si  l'ima- 
gination et  les  sens  suffisent  à  peindre  la  passion  légère,  brillante, 
dramatique  même,  ils  ne  trouvent  point  de  ces  paroles  ardentes  qui 
pénètrent  jusqu'au  fond  du  cœur.  Le  parti-pris,  c'est  Don  Juan, 
c'est  la  raillerie  et  le  pittoresque  revêtus  d'un  style  charmant,  mais 
où  le  travail  se  devine.  La  veine  pure  et  limpide  du  poète  s'y  mêle 
sans  s'y  confondre,  comme  l'eau  transparente  du  Rhône  dans  les 
ondes  du  Léman.  C'est  assez  déjà  de  voir  l'œuvre  de  Dieu  ternie  par 
un  souffle  trop  humain.  Ne  lui  renvoyons  pas  le  reproche  d'avoir 
associé  un  grand  génie  à  une  âme  indigne  de  le  porter. 

11  y  avait  d'ailleurs  dans  l'âme  de  Byron  un  sentiment  qu'il  con- 
serva toujours  pur  et  sincère,  parce  qu'il  était  comme  la  substance 
même  de  son  génie  :  ce  fut  l'amour  de  la  nature.  «  Il  avait,  dit  M.  Tre- 
lawny,  une  invincible  antipathie  pour  tout  ce  qui  tenait  à  la  science. . . 
Il  était  aussi  indifférent  aux  monumens  anciens  et  modernes  qu'à  la 
peinture,  à  la  sculpture  et  à  la  musique;  mais  quant  aux  objets  na- 
turels, à  toutes  les  révolutions  des  éjémens,  il  était  toujours  le  pre- 
mier à  les  signaler  et  le  dernier  à  les  perdre  de  vue.  Nous  passâmes 
toute  une  nuit  à  l'ancre  près  de  Stromboli.  Byron  ne  quitta  pas  le 
pont.  Quand  il  revint  dans  la  cabine,  au  point  du  jour,  il  s'écria  : 
((  Si  je  vis  encore  un  an,  vous  verrez  cette  scène  dans  un  cinquième 
chant  de  Child-Harold.  »  L'enfance  de  Byron  s'était  écoulée  au  mi- 
lieu des  sombres  vallées  et  des  grands  lacs  de  l'Ecosse.  Cette  forte 
et  sauvage  nature  s'imprima  profondément  dans  l'âme  de  l'écolier 
d'Aberdeen,  et  il  retrouva  plus  tard,  au  milieu  des  glaciers  des 


78  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

Alpes,  le  souvenir  des  solitudes  de  Lochin-y-Gair.  II  avait  passé  bien 
des  heures  assis  sur  une  tombe  du  cimetière  de  Harrow,  laissant 
errer  ses  regards  sur  le  vaste  horizon  qu'on  découvre  de  ces  hau- 
teurs. La  passion  de  la  nature  fut  la  première  passion  de  cette  âme 
qui  devait  en  ressentir  tant  d'autres  moins  pures  et  peut-être  moins 
profondes.  Elle  se  révèle,  quoique  sans  éclat,  dans  les  premières 
poésies  de  Byron.  Il  fallait  qu'un  rayon  du  soleil  d'Orient  donnât  la 
vie  et  la  couleur  à  des  impressions  encore  un  peu  noyées  dans  les 
brumes  de  l'Ecosse.  Son  voyage  en  Grèce  fut  pour  lui  comme  la 
source  abondante  d'où  découla  tout  ce  beau  fleuve  de  poésie  que  le 
désespoir  allait  empoisonner,  et  que  la  mort  devait  arrêter  si  vite. 
Byron  est  le  poète  des  grands  horizons,  des  tumultes  de  l'Océan,  des 
cimes  orageuses  et  escarpées.  Il  admirait  la  nature  dans  ses  grandes 
lignes  et  non  dans  ses  détails.  Il  ne  connaît  ni  les  fraîches  vallées, 
ni  Içs  horizons  bornés,  ni  les  limpides  ruisseaux.  Il  aime  la  vie  et 
les  forces  de  la  nature;  il  n'en  aime  point  le  charme  ni  l'influence 
reposante.  Il  aime  ce  qui  élève  et  étonne,  il  n'aime  pas  ce  qui  ravit 
et  rafraîchit  l'âme.  Il  n'a  entendu  que  la  grande  voix  de  la  créa- 
tion :  elle  semble  tout  entière  à  ses  yeux  dans  la  terre,  la  mer  et  le 
soleil,  et  toute  la  nature  animée  échappe  presque  à  son  admira- 
tion. Il  devait  faire  un  pas  de  plus  sur  ce  chemin  où  son  propre  gé- 
nie l'avait  jeté.  Jusqu'au  moment  où  il  rencontra  Shelley,  son  âme 
juvénile  s'ouvrait  à  toutes  les  impressions  du  dehors,  sans  avoir 
conscience  de  sa  dépendance.  Le  naturalisme  panthéiste  de  Shelley 
le  révéla  pour  ainsi  dire  à  lui-même.  Il  eut  dès  lors  le  sentiment  réel 
du  lien  qui  l'unissait  à  la  nature,  et  cette  nouvelle  corde  de  son 
génie  résonna  magnifiquement  dans  Manfred  et  le  troisième  chant 
du  Pèlerinage  d'IIarold.  Le  Faust  de  Goethe,  dont  Shelley  lui  avait 
traduit  quelques  fragmens,  consomma  cette  initiation.  La  pensée  de 
Shelley  trouva  dans  le  génie  de  Byron  sa  véritable  expression,  et  le 
grand  poète  rendit  avec  usure  au  poète  philosophe  les  inspirations 
plus  sérieuses  qu'il  lui  devait.  Gomment  la  poésie  se  fit-elle  ainsi 
Técolière  de  la  philosophie,  et  qu'était-ce  que  ce  poète  dont  la  des- 
tinée allait  se  mêler  un  instant  à  celle  de  Byron,  pour  se  dénouer 
plus  tragiquement  encore? 


IL 

Shelley  est  encore  un  proscrit  de  la  société  anglaise,  si  l'on  peut 
appeler  proscrit  un  homme  dont  le  cœur  et  l'esprit  semblaient  n'a- 
voir pas  de  patrie.  Shelley  est  une  véritable  anomalie  intellectuelle, 
un  phénomène  aussi  curieux  de  l'infatuation  de  l'esprit  que  l'est 


I 


LA   POÉSIE   ANGLAISE   CONTEMPORAINE.  7^ 

Byron  de  l'infatuation  du  cœur.  A  voir  ce  visage  enfantin  et  rougis- 
sant comme  celui  d'une  jeune  fille,  ces  grands  yeux  limpides  et 
rêveurs,  ce  corps  frêle  enfermé  dans  une  veste  noire  trop  étroite, 
il  n'était  point  aisé  de  reconnaître  au  premier  abord  l'homme  en 
guerre  ouverte  avec  toute  la  société  et  avec  toutes  les  idées  de 
l'Angleterre.  Cette  nature,  si  délicate  en  apparence,  si  vigoureuse 
en  réalité,  allait  exercer  cependant  sur  la  nature  plus  souple  de 
Byron  une  influence  puissante,  qui  devait  aussi  plus  tard  dominer 
la  poésie  contemporaine  de  l'Angleterre. 

Né  en  1792,  quatre  ans  après  Byron,  Shelley  n'avait  pas  eu  de 
jeunesse.  Il  vécut  et  mourut  isolé.  Gomme  tous  les  esprits  absolus, 
il  commença  par  repousser  avant  de  dominer.  Il  appartenait  à  une 
famille  ancienne  et  considérée,  et  devait  être  un  jour  baronet  d'An- 
gleterre. On  le  mit  au  collège  d'Eton;  mais  la  liberté  presque  ex- 
cessive des  écoles  anglaises  était  encore  une  contrainte  pour  cette 
âme  aventureuse.  Au  lieu  de  suivre  les  cours,  il  travaillait  solitai- 
rement, ne  frayait  point  avec  ses  camarades,  dont  il  était  détesté, 
et  s'enfermait  des  journées  entières  dans  un  laboratoire  de  chimie, 
où  il  faillit  un  jour  sauter  avec  tous  ses  appareils.  Il  passa  de  l'en- 
fance à  la  jeunesse,  d'Eton  à  Oxford,  sans  assouplir  en  aucune  façon 
cette  humeur  indépendante.  Il  avait  seize  ans  quand  il  publia  le 
livre  qu'il  avait  intitulé  modestement  la  Nécessité  de  l'athéisme.  Ce 
fut  un  scandale  inoui  dans  la  docte  université.  Sans  se  laisser  trou- 
bler par  l'orage  qui  gronde  sur  sa  tête,  Shelley  adresse  poliment  son 
ouvrage  à  tous  les  évêques  d'Angleterre,  et  quand  il  est  appelé  pour 
être  censuré  auprès  des  chefs  de  University  Collège,  il  leur  propose 
tranquillement  d'argumenter  contre  eux  en  faveur  de  sa  thèse.  On 
ne  pouvait  guère  espérer  de  ramener  un  esprit  de  cette  trempe.  L'ex- 
clusion fut  prononcée,  et  de  ce  jour  commença  pour  Shelley  une  vie 
errante  qui  ne  devait  se  terminer  qu'avec  la  mort.  On  se  demande 
avec  un  étonnement  douloureux  quelles  sont  les  bornes  de  la  pré- 
somption humaine,  si  un  écolier  de  seize  ans  peut  se  figurer  de 
bonne  foi  qu'il  a  résolu  à  lui  seul  le  problème  de  notre  destinée.  La 
même  audace  réfléchie  l'entraîna  bientôt  dans  les  Uens  d'un  mariage 
inégal,  à  la  suite  duquel  il  fut  renié  par  tous  les  siens  et  déshérité 
par  son  père.  Puis  le  scandale  vint  s'ajouter  au  scandale.  Une  union 
si  imprudente  (les  époux  avaient  à  eux  deux  trente -deux  ans) 
devait  avoir  les  conséquences  les  plus  malheureuses.  Shelley  se  sé- 
para violemment  de  sa  femme,  qui  mourut  plus  tard  de  douleur 
dans  son  abandon.  Cette  âme  errante  ne  pouvait  cependant  rester 
sans  attache  ici-bas.  Un  nouveau  mariage  l'unit  à  miss  Mary  Wol- 
stoncraft  Godwin,  fille  d'un  père  et  d'une  mère  également  célèbres 
dans  la  littérature  de  leur  pays.  Il  fallut  cependant  de  pressantes 


80  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sollicitations  pour  l'engager  à  donner  à  cette  union  une  consécration 
civile  et  religieuse.  Avec  bien  d'autres  idées  excentriques,  Siielley 
avait  devancé  l'auteur  de  Jacques  dans  ses  libres  opinions  sur  le 
mariage.  11  erra  longtemps  de  lieu  en  lieu,  fort  gêné  dans  ses  moyens 
d'existence.  Il  alla  se  jeter  au  milieu  de  l'insurrection  irlandaise 
pour  paciUer  les  partis,  qu'il  haranguait  éloquemment  dans  des  dis- 
cours et  des  brochures,  se  replaçant  ainsi  sur  le  terrain  naturel  du 
génie  anglais,  la  politique. 

Comment  s'amalgamèrent  dans  un  pareil  esprit  les  élémens  né- 
cessaires de  toute  poésie,  c'est  ce  qu'il  est  difficile  de  comprendre. 
Certes,  s'il  suffisait  de  vastes  conceptions  pour  ouvrir  les  ailes  de 
la  poésie,  jamais  sujets  plus  grands  que  ceux  auxquels  s'attaqua 
Shelley  ne  tentèrent  le  génie  d'un  poète.  Sans  parler  de  la  Révolte 
d'Islam,  où  le  poète  athée  développait  par  une  heureuse  contradic- 
tion le  dogme  de  la  perfectibilité  humaine,  un  autre  poème,  la  Reine 
3fabf  embrassait  dans  une  fantaisie  aérienne  toutes  les  questions 
qui  intéressent  la  destinée  humaine,  et  le  char  brillant  de  la  reine 
des  fées  poursuivait  son  voyage  fantastique  en  traînant  péniblement 
de  lourdes  citations  empruntées  à  d'Holbach  et  à  La  Mettrie.  Pro- 
méthée  déchaîné  ne  semblait-il  pas  l'inspiration  naturelle  de  ce  génie 
révolté,  parcelle  d'esprit  divin  égarée  dans  un  corps?  Mais  la  phi- 
losophie n'est  point  la  poésie.  La  poésie,  c'est  l'homme  tout  entier 
dans  l'infinie  variété  de  ses  sentimens  et  de  ses  affections.  Quicon- 
que en  cherche  le  principe  dans  l'abstraction  risquera  fort  de  n'être 
ni  philosophe  ni  poète.  Toute  la  philosophie  d'Hamlet,  toute  sa 
folie  est  née  d'une  passion  :  elle  est  humaine,  et  c'est  pour  cela 
qu'elle  nous  émeut.  Shelley  était  poète  cependant,  il  l'était  trop 
peut-être,  car  les  images  s'entassent  et  se  pressent  dans  la  trame 
de  ses  vers,  au  point  d'intercepter  l'air  et  la  lumière.  Chaque  mot 
y  semble  ciselé  à  part,  poli  comme  la  pierre  dure  d'une  marque- 
terie, tant  il  a  sa  valeur,  sa  force  et  sa  couleur  propres.  La  poésie 
de  Shelley  ressemble  à  ces  idoles  orientales  ensevelies  sous  les  dia- 
mans  ;  elle  frappe  et  n'émeut  pas;  elle  reste  dans  le  souvenir  comme 
une  vision  brillante,  mais  fantastique,  qui  s'évanouit  au  réveil. 

Les  plus  difficiles  parmi  les  critiques  anglais  font  pourtant  grâce 
à  la  tragédie  des  Cenci,  dans  laquelle  Shelley  essaya  de  faire  vibrer 
des  cordes  plus  humaines.  Et  cependant  les  Cenci  sont  une  tragédie 
d'enfant  écrite  avec  la  plume  d'un  homme.  Le  vêtement  brillant  dont 
il  l'a  revêtue  ne  peut  dissimuler  la  nudité  des  sentimens.  Les  mé- 
chans  y  grincent  des  dents  comme  le  démon  dans  les  contes  de 
nourrice,  ou  bien  ils  font  des  plaisanteries  qui  font  dresser  les  che- 
veux sur  la  tête,  de  sorte  que  les  bons  ne  peuvent  que  pousser  des 
exclamaUoDS  d'horreur  fort  justifiées  par  le  tissu  d'abominations 


LA   POÉSIE   ANGLAISE    CONTEMPORAINE.  81 

qui  se  déroule  sous  leurs  yeux.  Béatrice  Genci,  toute  pure  et  vail- 
lante qu'elle  est,  n'a  point  et  ne  peut  avoir  de  paroles  pour  expri- 
mer la  honte  de  sa  flétrissure,  elle  ne  trouve  son  éloquence  que 
devant  ses  bourreaux.  Où  sont  ces  contrastes  d'horreur  et  de  poé- 
sie, ces  élans  de  la  conscience  bourrelée  de  remords,  ces  alterna- 
tives de  bons  et  de  mauvais  instincts  qui  nous  émeuvent  jusque 
sur  les  forfaits  de  Macbeth?  Pour  peindre  la  nature  humaine,  il  faut 
sentir  comme  tous  les  hommes  et  les  observer.  Shelley  avait  l'âme 
aussi  solitaire  que  l'esprit;  son  imagination  était  naturellement  fan- 
tastique, non  pas  de  cette  fantaisie  brillante  qui  n'est  que  l'exubé- 
rance de  la  vie,  de  cette  fantaisie  de  Shakspeare  que  Goleridge  a 
comparée  au  sifflement  d'une  badine  agitée  dans  l'air  par  un  joyeux 
et  vigoureux  garçon  un  beau  matin  de  printemps,  mais  de  cette  fan- 
taisie qui  naît  et  s'éteint  dans  le  vide,  et  ne  s'aventure  que  dans 
les  régions  inexplorées.  L'intelligence  nette  et  sensée  de  l'Angleterre 
a  mis  longtemps  à  comprendre  Shelley,  et  tel  l'imite  aujourd'hui 
qui  aurait  peut-être  de  la  peine  à  l'expliquer. 

Tel  est  l'étrange  talent  dont  l'influence  développa  tout  un  côté 
nouveau  dans  le  génie  de  Byron.  Byron  n'admirait  cependant  de 
tous  les  vers  de  Shelley  qu'un  fragment  terne  et  insignifiant;  mais 
il  subit  la  domination  de  son  esprit.  Un  grand  charme  l'attira  d'a- 
bord vers  Shelley.  Shelley  avait  pour  lui  la  plus  précieuse  des  qua- 
lités sociales,  une  absence  complète  de  préoccupation  personnelle. 
Il  n'y  avait  rien  à  graver  sur  le  marbre  lisse  et  poli  de  son  âme. 
Byron  se  laissa  prendre  tout  doucement  à  cette  facile  bonhomie. 
M.  Trelawny  n'hésite  point  à  déclarer  que  Shelley  était  le  plus  ai- 
mant et  le  plus  sensible  des  hommes;  mais  j'ai  peine  à  croire  à 
une  sensibilité  sur  laquelle  la  douleur  vient  s'émousser  sans  laisser 
ni  trace  ni  blessure.  Renié  par  les  siens,  banni  de  son  pays,  Shel- 
ley n'avait  point  l'ombre  d'amertume  contre  personne.  C'est  qu'en 
réalité  il  n'était  guère  plus  occupé  des  autres  que  de  lui-même. 
C'était  un  pur  esprit  égaré  dans  un  corps.  Il  faisait  mieux  que  mé- 
priser la  guenille  que  son  esprit  avait  revêtue  ici-bas,  il  n'y  pensait 
pas.  Il  était  un  parfait  modèle  de  l'ataraxie  stoïcienne  (1).  Un  pareil 
caractère  était  et  devait  être  d'une  parfaite  égalité.  Comme  on  l'a 
dit  de  Napoléon, 

Sans  haine  et  sans  amour,  il  vivait  pour  penser. 

(1)  Nous  savions  déjà  par  Tli.  Moore  cette  aventure  du  lac  de  Genève  où  Byron  et 
Shelley  faillirent  se  noyer  dans  une  tempête.  Il  avait  fallu  une  discussion  très  vive  pour 
persuader  Shelley  de  se  laisser  sauver.  Un  autre  jour,  il  se  jeta  la  tôte  la  première  dans 
une  profonde  flaque  d'eau  pour  apprendre  à  nager,  et  il  fallut  que  M.  Trelawny  allât  le 
chercher  tout  au  fond  de  l'Arno,  où  Shelley  ne  remuait  ni  plus  ni  moins  qu'une  souche, 

TOME  XIX.  6 


82  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

C'est  ainsi  que  je  me  figure  Yhomunculus  de  Wagner  parvenu  à 
Tàge  d* homme  :  corps  et  esprit  sans  émotions  et  sans  passion,  créa- 
tion factice  d'une  science  raffinée.  Chez  un  tel  homme,  la  pensée 
devait  toujours  être  bien  en  avant  de  l'expression.  Sa  conversation 
était  par  cela  même  bien  supérieure  à  sa  poésie.  Elle  n'en  avait 
ni  le  travail  ni  l'étrangeté.  Il  parlait  de  métaphysique  avec  une 
facilité  et  une  clarté  que  les  formes  poétiques  ne  pouvaient  qu'ob- 
scurcir. Il  croyait  refléter  simplement  la  lumière  qu'il  recevait  des 
choses  extérieures,  selon  sa  théorie  essentiellement  naturaliste  : 
en  réalité,  c'est  lui  qui  reflétait  sur  les  choses  la  lumière  intérieure 
de  son  âme,  tant  il  s'assimilait  et  raffinait  dans  le  plus  profond  de 
son  esprit  les  impressions  les  plus  naturelles.  Ce  dogmatisme  sé- 
duisait Byron  sans  l'effrayer;  il  sentait  qu'il  resterait  toujours  par 
la  magie  de  l'expression  au-dessus  d'un  homme  dont  l'esprit  était 
plus  grand  que  le  talent.  Son  génie  souple  et  divers  où  luttaient 
pêle-mêle  tant  d'élémens  bons  ou  mauvais  pliait,  sans  bien  s'en  ren- 
dre compte,  sous  cette  suprématie  spirituelle.  C'était  Protée  devant 
Neptune.  Ce  n'est  pas  la  première  fois  que  de  riches  et  fécondes  na- 
tures se  laissent  ainsi  maîtriser  par  des  esprits  moins  puissans,  mais 
qui  ne  s'égarent  point  en  marchant  vers  leur  but.  Le  panthéisme 
poétique  de  Shelley  avait  pris  assez  facilement  le  pas  sur  l'incrédu- 
lité tout  humoristique  de  Byron.  Ils  étaient  du  reste  l'un*  et  l'autre 
bien  loin  d'avoir  sur  ce  point  des  opinions  aussi  arrêtées  que  pour- 
raient le  faire  supposer  leurs  poèmes.  «Pourquoi,  dit  un  jour  à 
Shelley  M.  Trelawny,  vous  faites-vous  passer  pour  un  athée?  —  Ce 
n'est  là,  répondit  Shelley,  qu'un  mot  de  provocation  pour  arrêter 
la  discussion,  un  diable  peint  pour  effrayer  les  imbéciles,  une  me- 
nace pour  intimider  les  sages.  J'ai  pris  ce  mot  pour  exprimer  ma 
haine  de  la  superstition,  comme  un  chevalier  relève  le  gant  en  défi 
à  l'injustice.  Les  chimères  du  christianisme  sont  fatales  au  génie  et 
à  l'originalité  :  elles  limitent  la  pensée.  »  Étrange  égoïsme  des  poètes 
qui  ne  voient  dans  les  croyances  les  plus  sacrées  qu'un  recueil  de 
figures  et  de  symboles  un  jour  favorables,  l'autre  jour  fatales  à  la 
poésie!  On  dirait  que  les  poètes  sont  poètes  avant  d'être  hommes. 

On  peut  donc  affirmer  avec  quelque  raison  que  l'influence  de 
Shelley  élargit  l'horizon  poétique  de  Byron.  Une  connaissance  pro- 
fonde du  mécanisme  de  la  langue  anglaise  et  de  toutes  les  langues 
anciennes  et  modernes,  une  recherche  continuelle  de  la  perfection 
antique,  une  science  profonde  et  variée,  puisée  aux  sources  les  plus 
pures,  donnaient  à  la  critique  de  Shelley  une  autorité  devant  laquelle 

«t  fi^iait  des  réfledoiit  phUotophiqœs  tur  la  manière  la  plus  commode  de  sortir  de  co 


LA   POÉSIE   ANGLAISE   CONTEMPORAINE.  8S 

s'inclinait  le  génie  de  Byron.  Peut-être  l'esprit  de  Shelley,  qu'un 
platonisme  élevé  allait  sans  doute  rapprocher  d'une  religion  positive, 
eût-il  entraîné  dans  une  crise  semblable  l'âme  souvent  ébranlée  de 
Byron.  La  mort  sépara  trop  vite  ces  deux  destinées.  On  connaît  la 
fm  tragique  de  Shelley,  noyé  à  trente  ans  sur  ces  côtes  fortunées  de 
l'Italie  qu'il  avait  tant  aimées.  Cette  mort  creusa  un  vide  profond 
dans  Texistence  de  Byron,  et  il  tomba  dans  un  profond  accès  de  dé- 
couragement et  de  misanthropie.  Il  sentit  qu'il  en  fallait  sortir  à 
tout  prix.  La  révolution  de  Grèce  avait  de  quoi  tenter  cet  esprit 
aventureux  et  passionné  pour  l'héroïsme  antique.  Il  s'était  dit  sou- 
vent qu'il  achèterait  quelque  jour  une  île  de  l'Archipel,  pour  vivre 
et  mourir  en  Grèce.  Sa  pensée,  encore  vague,  reçut  une  impulsion 
vigoureuse  du  comité  grec  de  Londres,  qui  accueillit  avec  enthou- 
siasme son  adhésion  à  la  cause  de  l'indépendance.  M.  Trelawny, 
qui  craint  beaucoup  qu'on  ne  lui  attribue  quelque  illusion  sur  By- 
ron, a  voulu  mettre  sur  le  compte  du  hasard  la  résolution  définitive 
de  Byron.  Tous  les  grands  dévouemens  renferment  sans  doute  leur 
alliage  naturel  d'hésitation  et  de  préoccupations  personnelles;  mais 
le  dévouement,  pour  être  méritoire,  n'a  pas  besoin  d'être  spontané 
et  irréfléchi.  L'amour-propre  et  l'égoïsme  y  ont  leur  part;  mais  il 
restera  toujours  à  expliquer  pourquoi  il  y  a  des  égoïstes  sensés  qui 
meurent  dans  leur  lit  et  des  égoïstes  insensés  qui  donnent  leur  vie 
pour  leurs  semblables.  Byron  eut  la  faiblesse,  commune  aux  grandes 
âmes,  de  préférer  le  dernier  parti.  Quelques  mois  après,  le  plus 
grand  poète  de  ce  siècle  mourait  de  la  fièvre  dans  les  murs  de  Mis- 
solonghi. 


IIL 


Les  deux  proscrits  étaient  morts.  Il  semblait  que  la  poésie,  alors 
incomprise,  de  Shelley  devait  laisser  aussi  peu  de  trace  dans  le 
souvenir  de  ses  contemporains  que  son  frêle  corps  dans  les  flots  de 
la  Méditerranée.  Il  semblait  au  contraire  que  la  renommée  de  By- 
ron, délivrée  des  calomnies  qu'elle  avait  soulevées  autour  d'elle  et 
purifiée  par  une  mort  héroïque,  allait  rentrer  triomphante  en  An- 
gleterre, portée  par  l'admiration  de  toute  l'Europe.  Il  n'en  fut  pas 
ainsi.  Tandis  que  la  voix  éloquente  de  M.  Tricoupi  célébrait  la 
louange  du  poète  dans  cette  langue  sonore  qui  avait  retenti,  plus 
de  vingt  siècles  auparavant,  aux  mêmes  lieux,  pour  les  soldats  de 
Marathon,  le  nom  du  poète  resta  exilé  de  l'Angleterre.  A  peine  au 
contraire  la  cendre  de  Shelley  était-elle  refroidie,  qu'une  nouvelle 
école  littéraire  saluait  en  lui  son  chef,  et  élevait  sa  renommée  au- 


8â  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

dessus  de  celle  de  Byron.  Il  ne  faut'point  s'en  étonner  :  il  est  plus 
facile  de  revenir  de  l'obscurité  que  de  l'impopularité.  Autant  et  plus 
que  Byron,  Shelley  avait  jeté  le  gant  à  la  société  anglaise;  mais  il 
n'avait  pas  été  discuté  :  il  n'avait  eu  ni  admirateurs  ni  détracteurs, 
il  avait  été  simplement  incompris  et  rejeté.  Byron  au  contraire  avait 
eu  ses  partisans  et  ses  adversaires;  la  voix  publique  était  fatiguée 
de  crier  son  nom.  L'admiration  ou  le  mépris  de  sa  poésie  n'avait 
pas  la  saveur  de  la  nouveauté.  Son  nom  appartenait  à  l'histoire,  il 
ne  pouvait  être  le  drapeau  d'une  coterie;  il  était  de  ceux  qu'on 
pouvait  copier  désormais  sans  avouer  ses  emprunts. 

J'ose  dire  que  le  parti-pris  et  la  bizarrerie  eurent  leur  large  part 
dans  cet  épanouissement  posthume  de  la  gloire  de  Shelley,  et  je  le 
dis  parce  que  Byron  ne  fut  pas  le  seul  à  souffrir  de  cette  réaction 
exagérée.  La  renommée  de  Walter  Scott,  aussi  grande  et  bien  au- 
trement pure  que  celle  de  Byron,  a  pâli  comme  la  sienne  depuis 
vingt  ans.  Les  aventures  et  les  infortunes  de  ses  héros  font  pleurer 
aujourd'hui  les  enfans  et  les  jeunes  filles  des  moindres  chaumières 
de  l'Europe,  tandis  que  ce  trésor  charmant  de  toutes  les  émotions 
les  plus  douces  et  les  plus  pures  languit  dans  le  coin  le  plus  pou- 
dreux des  bibliothèques  de  l'Angleterre.  C'est  qu'il  n'y  a  pas  seule- 
ment dans  cet  oubli  le  dédain  ordinaire  d'une  génération  pour  celle 
qui  l'a  précédée,  il  n'y  a  pas  même  l'entraînement  d'une  nouvelle  et 
brillante  école  qui  occupe  trop  le  présent  pour  laisser  songer  au 
passé.  Il  y  a  une  preuve  convaincante  de  ce  parti-pris  et  de  cette 
affectation  qui  corrompent  aujourd'hui  le  sens  critique  des  Anglais. 
Ce  n'est  plus  en  effet  la  juste  et  saine  appréciation  des  mérites  litté- 
raires qui  fait  et  défait  les  réputations  ;  la  préoccupation  religieuse 
et  sociale  domine  et  traverse  les  œuvres  les  plus  désintéressées  de 
l'imagination  et  de  la  fantaisie.  Walter  Scott  a  été  le  romancier  et  le 
poète  d'un  passé  contre  lequel  réagit  fortement  l'esprit  public  de 
l'Angleterre;  il  partage  aujourd'hui  l'impopularité  de  ce  passé.  Byron 
a  bien  maudit  le  despotisme  et  chanté  la  liberté,  mais  sans  trop 
s'occuper  de  ce  que  pouvait  devenir  l'Angleterre  dans  les  grandes 
luttes  de  la  civilisation  moderne.  Il  n'en  appelait  pas  d'un  présent 
triste  à  un  avenir  fantastique;  il  avait  surtout  le  tort,  impardon- 
nable aux  yeux  de  bien  des  Anglais,  de  croire  à  autre  chose  qu'à 
l'Angleterre.  Homme  de  passion,  il  attaquait  sans  plan  et  sans  mé- 
tliode.  Il  n'avait  point  essayé  de  fondre  les  nuages  de  l'Allemagne 
avec  les  brumes  de  son  pays.  Il  pensait  aux  hommes,  il  ne  pensait 
guère^à  l'humanité.  Lui  aussi  est  devenu  l'homme  du  passé;  il  est 
allé  s'asseoir  dans  l'ombre  des  grandes  renommées  de  Milton  et  de 
Sbakspeare,  en  attendant  qu'il  ait  sa  place  auprès  d'eux.  Ainsi, 
tout  en  entraînant  avec  lui  la  littérature  anglaise  dans  l'opposition 


LA   POÉSIE   ANGLAISE   CONTEMPORAINE.  85 

sociale,  il  a  cessé  d'en  être  le  chef.  Il  n'avait  ni  les  vertus  ni  les 
défauts  d'un  chef  d'école;  il  était  un  agitateur,  il  n'était  point  un 
fanatique.  Shelley  au  contraire  avait  franchi  du  premier  bond  tous 
les  intermédiaires,  tous  les  préjugés  humains;  il  s'était  enfermé 
dans  une  lumière  crépusculaire  où  ses  admirateurs  pouvaient  l'ad- 
mirer sans  être  éblouis  de  son  éclat.  Il  avait  le  fanatisme  de  la  né- 
gation; son  scepticisme  avait  la  précision  et  l'énergie  d'une  croyance 
religieuse.  Il  s'était  placé  aux  antipodes  des  idées  de  son  temps; 
les  Anglais  ont  toujours  eu  l'humeur  errante  et  voyageuse  :  c'est  là 
qu'ils  sont  allés  le  chercher. 

11  y  a  cependant  une  raison  plus  exclusivement  littéraire  de  cet 
ol)scurcissement  de  la  gloire  poétique  de  Byron  ;  son  génie  était  par 
sa  nature  essentiellement  cosmopolite  et  universel.  Anglais  jusqu'à 
la  moelle  des  os  dans  ses  façons  d'être,  il  ne  l'était  point  dans  ses 
idées  ni  dans  le  côté  idéal  de  son  esprit;  aussi  le  magnifique  écho 
Vie  son  génie  retentit  bruyamment  en  Allemagne,  en  France  et  jus- 
qu'en Italie.  Il  alla  mêler  une  veine  de  misanthropie  railleuse  à  la 
iantaisie  de  Henri  Heine,  il  était  au  berceau  de  la  muse  hardie  et 
cavalière  d'Alfred  de  Musset,  il  a  laissé  sa  trace  dans  l'esprit  d'Ugo 
Foscolo,  et  jusque  dans  le  patriotique  désespoir  de  Leopardi;  mais 
il  n'a  pu  rentrer  en  Angleterre  que  transformé  et  subtilisé  par  l'Alle- 
magne :  il  avait  dévoyé  la  poésie  anglaise  sans  lui  montrer  des  hori- 
zons assez  vastes  pour  lui  ouvrir  l'avenir,  et  sous  cette  impulsion,  la 
poésie  marchait  sans  pilote  et  sans  boussole.  L'ère  de  l'épopée  était 
close,  et  Southey  en  avait  essayé  une  assez  malheureuse  résurrec- 
tion. Les  lakistes  avaient  fait  leur  temps;  ils  n'avaient  pu  conver- 
tir toute  l'Angleterre  à  leur  étroite  inspiration;  on  était  fatigué  du 
naturalisme  terre  à  terre  de  Wordsworth.  Keats  était  mort  avant 
d'avoir  donné  la  vraie  mesure  de  son  talent.  Campbell  et  Rogers 
avaient  à  peine  rajeuni  la  vieille  école  de  quelques  grâces  mo- 
dernes, et  le  lyrisme  brillant  et  oriental  de  Thomas  Moore  était 
trop  irlandais  pour  faire  école  en  Angleterre.  Jetée  hors  de  son  che- 
min, la  poésie  anglaise  ne  savait  donc  où  se  prendre.  L'Allemagne, 
avec  ses  horizons  lointains  et  ses  nuageuses  profondeurs,  entraîna 
l'Angleterre  dans  son  orbite.  La  poésie  anglaise  chercha  autour 
d'elle;  il  lui  fallait  un  chef  et  un  drapeau,  elle  laissa  tomber  son 
admiration  un  peu  tardive  sur  les  deux  Anglais  les  plus  allemands 
qu'ait  produits  l'Angleterre,  Goleridge  et  Shelley. 

La  réputation  de  Goleridge  n'était  cependant  plus  à  faire.  Il  avait 
porté  son  esprit  profond  et  investigateur  sur  les  questions  les  plus 
hautes  et  les  plus  ardues  de  la  philosophie  religieuse.  L'influence 
de  la  poésie,  fort  contestée  dans  le  public,  mais  qui  avait  rallié  des 
opinions  aussi  considérables  que  celles  de  Byron  et  de  Shelley,  s'exer- 


86  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

çait  sur  le  petit  troupeau  d'adeptes  que  conduisait  son  ami  Charles 
Lanib.  Ils  avaient  le  bonheur  de  trouver  dans  l'énigmatique  poème 
de  Christabel  des  beautés  imprévues  que  des  étrangers  ne  sont  point 
cependant  les  seuls  à  ne  pas  saisir.  Les  poèmes  de  Shelley  vin- 
rent tomber,  par  une  publication  nouvelle,  au  milieu  de  cette  dis- 
position des  esprits.  On  avait  méconnu  en  lui,  de  son  vivant,  la  ri- 
chesse d'une  inspiration  poétique  qui  n'avait  souvent  manqué  le 
but  que  pour  l'avoir  dépassé.  Ce  luxe  inoui  d'imageè  et  de  couleurs 
entassées  sans  air  et  sans  espace  était  un  trésor  réel  pour  l'expres- 
sion des  sentimens  nouveaux,  et  la  sauvage  énergie  de  quelques-uns 
de  ses  poèmes  servait  à  merveille  l'inspiration  furibonde  de  l'école 
romantique.  Tennyson  dans  ses  poèmes  de  longue  haleine,  Brow»- 
ning,  Owen  Meredith  (Bulwer  Lytton  le  fils),  Th.  Hood,  vouèrent  à 
Shelley  un  culte  que  l'imitation  rendait  un  peu  intéressé.  Que  de 
Prométhées  de  tout  âge  et  de  toute  grandeur,  que  de  Cenci  et  de 
reines  Mab  sont  sortis  de  cette  inspiration  empruntée?  Peu  de  poètes 
contemporains  ont  échappé  à  l'influence  de  Shelley,  sauf  Heber,  qui 
s'inspirait  de  pensées  aussi  hautes,  sinon  aussi  vastes,  et  Felicia 
Hemans,  que  de  tendres  souvenirs  n'ont  jamais  pu  entraîner  complè- 
tement de  ce  côté. 

Il  ne  faut  point  exagérer  néanmoins  l'importance  de  ce  mouve- 
ment. Les  seules  œuvres  poétiques  de  ce  temps  qui  aient  conquis 
une  popularité  réelle,  les  petits  poèmes  de  Tennyson,  chefs-d'œu- 
vre de  grâce  et  de  style,  la  fameuse  chanson  de  la  Chemise,  le 
conte  tragi-burlesque  de  Miss  Kilmansegg,  par  Th.  Hood,  inspirés, 
pour  le  fond,  des  passions  sociales  du  moment,  et  pour  la  forme, 
des  fantaisies  de  Henri  Heine,  en  un  mot  tout  ce  qui  restera  peut- 
être  de  cet  entraînement  poétique  ne  se  rattache  que  faiblement  à 
l'influence  de  Shelley.  INi  Maud,  ni  Mildred,  ni  Clytemnestre  (j'en 
passe  et  des  meilleures),  ne  feront  autant  de  chemin  dans  la  pos- 
térité que  les  trop  rares  inspirations  naturelles  qu'a  rencontrées 
dans  son  chemin  le  talent  incontestable  de  Tennyson,  de  Hood  et  de 
mistress  Browning.  Les  poètes  de  l'Angleterre  comprendront  bien- 
tôt, je  l'espère,  qu'il  faut  rentrer  dans  la  grande  voie  de  toute  poé- 
sie, le  cœur  humain  et  ses  sentimens  éternels;  ils  ne  se  laisseront 
point  éblouir  à  jamais  par  de  vaines  théories  que  la  postérité  ne 
comprendra  peut-être  pas,  si  même  elle  essaie  de  les  comprendre.  La 
nature  est  là,  toujours  riche  et  variée,  toujours  vêtue  avec  un  mer- 
veilleux éclat,  et  si  la  poésie  anglaise  v^ut  chanter  la  nature,  elle 
chantera  ce  que  tout  le  monde  en  peut  voir  et  sentir.  Il  n'y  aura 
pas  une  nature  à  l'usage  des  poètes  et  une  nature  à  l'usage  des  sim- 
ples mortels.  Ni  l'étude  patiente  de  la  perfection  antique,  qui  pas- 
sionna Shelley,  ni  la  philosophie  la  plus  profonde,  ni  le  naturalisme 


LA   POÉSIE   ANGLAISE   CONTEMPORAINE.  87 

le  plus  vaste  dans  ses  conceptions,  le  plus  minutieux  dans  ses  dé- 
tails, ne  valent  pour  la  poésie  une  heure  de  ces  émotions  puissantes 
et  naturelles  qui  vont  retentir,  après  avoir  traversé  l'âme  des  poètes, 
dans  le  cœur  des  générations  lointaines. 

L'avenir  s'occupera  plus  des  œuvres  que  de  la  vie  des  deux  poètes; 
mais  nous  sommes  encore  trop  près  d'eux  pour  oublier  ce  qu'ils 
furent  ici-bas.  Un  ostracisme  sévère,  non  pas  injuste,  les  avait  reje- 
tés d'une  société  où  leur  naissance  et  leurs  talens  leur  assuraient 
les  premiers  rangs.  Dieu  nous  garde  de  vouloir  diviniser  leurs  fautes 
et  de  réclamer  pour  elles  une  indulgence  que  les  plus  petits  sau- 
raient bientôt  accommoder  à  leur  taille  !  La  morale  les  condamne, 
mais  la  critique  est  obligée  de  comprendre.  Le  caractère  de  Shelley 
ne  peut  pas  être  jugé  ici-bas.  Il  a  récusé  la  justice  du  monde;  le 
monde  l'a  condamné  sans  l'entendre  :  c'était  son  droit.  Dieu  seul  dans 
sa  miséricorde  a  pu  réformer  ce  jugement.  Quant  à  Byron,  malgré  sa 
misanthropie  dédaigneuse,  il  a  souffert  des  mêmes  misères  que  ses 
semblables;  et  s'il  a  crié  plus  fort  sous  la  blessure  de  ce  monde, 
c'est  que  peut-être  la  douleur  l'a  frappé  plus  rudement.  Il  a  ajouté 
un  chapitre  douloureux  à  cette  histoire  des  grands  artistes  où  se 
succèdent  tour  à  tour  le  rire  et  les  larmes,  la  splendeur  et  la  mi- 
sère, la  force  et  la  faiblesse.  C'est  au  milieu  de  ces  contrastes  qu'est 
placé  le  berceau  de  toutes  les  grandes  œuvres.  Peu  d'artistes  ont 
réalisé  dans  leur  vie  cet  idéal  que  leur  esprit  entrevoyait  sans  cesse. 
Est-ce  à  dire  que  le  génie  doit  toujours  marcher  côte  à  côte  avec 
l'immoralité,  ou  bien  que  la  société  ait  pour  le  poète  des  exigences 
qu'elle  brave  pour  son  compte?  Non,  ni  Dieu,  ni  la  société  ne  sont 
si  injustes.  Dieu  borde  d'un  écueil  le  chemin  de  toute  élévation  et 
de  toute  gloire;  mais  il  ne  prend  pas  plaisir  à  voir  l'homme  y  tom- 
ber. Quant  à  la  société,  il  est  vrai  qu'elle  ne  peut  changer  ses  lois 
pour  ces  rares  apparitions  qui  viennent  illuminer  la  scène  du  monde. 
Quand  les  poètes  les  transgressent,  elle  leur  montre  un  visage  sé- 
vère; mais  quand  le  tombeau  a  refroidi  la  cendre  de  ceux  qui  l'ont 
égayée  et  charmée,  elle  verse  des  larmes  sur  leurs  misères  et  leurs 
douleurs,  elle  s'accuse  elle-même  d'ingratitude  et  d'oubli,  et  ce  qui 
a  fait  le  tourment  des  artistes  pendant  leur  vie  devient  presque  le 
charme  et  la  poésie  de  leur  souvenir.  Il  n'y  a  là  ni  injustice  ni  con- 
tradiction. Ni  la  vie  facile,  ni  les  loisirs  tranquilles  ne  sont  la  con- 
dition des  grandes  œuvres  :  elles  naissent  et  se  développent  au  mi- 
lieu de  la  lutte  du  désir,  du  désespoir  et  de  l'espérance.  Sans  cesse 
replongée  dans  le  creuset  de  la  douleur  et  de  la  joie,  l'âme  du  poète 
bouillonne,  se  refroidit  et  bouillonne  encore;  elle  sent  toujours  l'ai- 
guillon de  la  vie,  et  rajeunit  sans  cesse  dans  le  trouble,  comme  sous 
une  incantation  magique.  Les  choses  sont  donc  bien  ainsi.  Il  ne  faut 


$S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  qu'il  y  ait  une  morale  pour  les  simples  et  une  morale  pour  les 
gens  d*espr  ;  mais  ce  que  nous  demandons,  c'est  qu'on  n'érige  pas 
en  loi  sèche  et  absolue  ce  qui  n'est  qu'une  nécessité  douloureuse, 
car  alors  la  loi  devient  injuste.  Qu'on  demande  au  poète  de  chanter 
tout  ce  qui  trouble  et  agite  l'homme  ici-bas,  qu'on  lui  demande  de 
sentir  profondément  tout  ce  qu'il  chante,  et  qu'après  cela  on  exige 
de  lui  l'existence  banale  et  prosaïque  de  tout  le  monde,  c'est  ce 
qui  est  injuste  et  insensé.  L'agitation  est  une  des  conditions  de  la 
poésie.  Pourquoi  d'ailleurs  jetterait-on  sans  cesse  en  reproche  aux 
grands  artistes  d'aujourd'hui  la  calme  et  austère  existence  des  ar- 
tistes d'autrefois?  Austère,  je  le  veux  bien,  mais  calme,  elle  ne  le 
fut  jamais.  Quand  donc  les  poètes  ont-ils  vécu  de  la  vie  de  tout  le 
monde?  Voit-on  tout  le  monde  errer  comme  Homère  aveugle  et  men- 
diant, mourir  exilé  comme  Dante,  fou  comme  le  Tasse,  misérable  et 
•abandonné  comme  Milton  et  Corneille?  Tout  le  monde  achève-t-il, 
cojnme  Racine,  dans  le  cilice  et  la  cendre  une  vie  de  passion,  d'a- 
mour, de  joie  et  de  douleur?  Tout  le  monde  sent-il  passer  sur  son 
âme,  pour  effacer  le  souvenir  des  fureurs  coupables  de  Phèdre  y  ces 
suaves  émanations  des  livres  saints  sous  lesquelles  naquirent  Eslher 
et  Athalie?  Ah!  sans  doute,  telle  devrait  être  la  fin  des  poètes. 
Quand  le  sourire  de  la  jeunesse  s'est  fané,  quand  on  a  chanté  tout 
ce  qui  est  beau,  tendre  et  éclatant  ici-bas,  l'idée  de  Dieu  est  seule, 
assez  grande  pour  remplir  le  cœur,  et  pour  y  résonner  encore  en 
strophes  harmonieuses;  mais  si  l'idée  de  Dieu  est  absente  du  monde 
où  nous  vivons,  ou  si  elle  se  voile  sous  de  vagues  et  dangereuses  in- 
spirations, est-ce  donc  la  faute  des  poètes?  Serait-ce  d'ailleurs  vivre 
aujourd'hui  comme  tout  le  monde  que  de  se  perdre  dans  la  piété  et 
dans  l'oubli?  Que  l'idée  de  Dieu  soit  restituée  parmi  nous,  et  les 
poètes  seront  les  premiers  à  venir  lui  apporter  leur  hommage.  Jus- 
que-là, il  ne  faudra  point  s'étonner  si  leur  esprit  se  dévoie  et  se 
perd  dans  tout  ce  qui  semble  avoir  pris  ici-bas  la  place  de  l'idée  di- 
vine. L'erreur  et  le  vague  des  théories  valent  encore  mieux  que  Ta- 
théisme  pratique  de  tant  de  gens  qui  se  croient  des  sages.  On  re- 
vient du  doute,  on  revient  de  l'erreur  :  on  ne  revient  pas  du  néant. 

Edmond  de  Guerle. 


LES 


EUROPÉENS  DANS  L'OCÉANIE 


L'AUSTRALIE  COLONISEE  ET  L'AUSTRALIE  SAUVAGE. 


Victoria  and  the  Australian  gold  mines  in  1857,  by  W.  Westgarih.  —  II.  Land,  labour  and  gold, 
or  two  years  in  Victoria  wilh  visits  to  Sydney,  etc.,  by  W.  Howitt,  2  vol.  London  4858.  — 
III.  Emigration  Guide  to  Australia,  etc.,  1858.  —  IV.  The  Journal  of  the  Royal  Geographical 
Society  of  London  and  Proceedings,  1855-1858.  —  V.  Journals  of  Expéditions  of  discovery  into 
Auslralia,  by  E.  Eyre,  2  vol.,  1845.  —VI.  Discoveries  in  Australia,  by  J.  Stokes,  2  vol.,  1846,  etc. 


Il  y  a  quelques  années  déjà,  les  Anglais  ont  donné  le  nom  d'iw^- 
tralasie  à  ce  beau  groupe  de  possessions  océaniennes  qui  embrasse 
l'Australie,  la  Tasmanie  et  la  Nouvelle-Zélande,  monde  colonial 
grand  comme  l'Europe,  dont  la  France  peut  étudier  de  près  le  déve- 
loppement et  l'industrieuse  activité  depuis  le  jour  où,  bien  inspirée 
elle-même,  elle  a  planté  son  drapeau  sur  la  Nouvelle-Calédonie. 
Dans  toutes  les  régions  où  les  Européens  mettent  le  pied,  ils  trans- 
portent avec  eux  la  vie  et  le  mouvement  :  sur  le  sol  défriché,  des 
maisons  de  briques  et  de  pierres  ne  tardent  pas  à  remplacer  les 
huttes  de  terre  et  de  branchages;  l'indigène  vagabond  recule  devant 
le  colon  curieux  et  entreprenant;  des  champs  couverts  de  moissons 
prennent  la  place  des  arbres  enlacés  de  lianes  et  des  buissons  épi- 
neux. De  cette  lutte  de  l'homme  contre  la  nature  résulte  une  double 
physionomie,  suivant  que  Ton  considère  les  contrées  livrées  à  la 
colonisation  dans  leur  état  naturel  et  sauvage,  ou  sous  l'aspect 
que  leur  donnent  les  défricheurs  et  les  marchands  de  l'infatigable 
Europe.  Ce  contraste  n'est  nulle  part  plus  complet,  plus  sensible, 


go  R£VU£  DES  DEUX  MONDES. 

que  dans  le  lointain  continent  dont  TAngleterre  a  su  faire  le  centre 
et  le  foyer  de  sa  colonisation  océanienne.  Là  se  continue  une  lutte 
acharnée  entre  la  civilisation  et  la  barbarie,  et  si  la  première,  servie 
par  Ténergie  et  l'activité  de  la  famille  anglo-saxonne,  favorisée  par 
des  circonstances  particulières  et  inattendues,  telles  que  la  décou- 
verte des  gisemens  aurifères,  fait  chaque  jour  des  progrès,  cepen- 
dant il  suffit  de  mesurer  d'un  coup  d'oeil  l'espace  relatif  qu'occupent 
dans  l'Australie  les  colonies  d'un  côté,  de  l'autre  la  terre  sauvage, 
pour  voir  combien  encore  il  lui  reste  à  conquérir. 

Si  jamais  il  y  eut  une  terre  réservée  pour  la  barbarie,  et  où  la 
nature  semblât  se  complaire  à  subsister  telle  qu'au  premier  jour, 
vierge  et  libre  des  atteintes  de  l'homme  civilisé,  après  le  centre  de 
l'Afrique,  c'était  certes  l'Australie.  Sur  les  côtes,  du  nord-est  au  tro- 
pique, d'imperceptibles  madrépores  ont  bâti,  par  un  travail  sans 
relâche,  ces  bancs  à  fleur  d'eau,  aux  dessins  capricieux  et  bizarres, 
que  les  navigateurs  appellent  les  récifs  de  la  Grande-Barrière.  Ni 
golfes  ni  découpures  ne  pénètrent  la  masse  compacte  qu'envelop- 
pent et  défendent  ces  redoutables  murailles,  et  l'explorateur  ter- 
restre, aussi  peu  favorisé  que  le  marin,  ne  trouve  pas  même  en  Aus- 
tralie, comme  en  Afrique,  la  ressource  des  longues  vallées  et  des 
grands  fleuves.  Devant  tant  d'obstacles,  l'homme  civilisé  sembla 
d'abord  ratifier  le  verdict  de  la  nature  :  il  abandonna  pendant  plus 
d'un  siècle  à  sa  solitude  ce  continent,  le  dernier  découvert  et  peut- 
être  le  dernier-né  de  la  création;  puis  les  hôtes  qu'il  lui  envoya 
furent  des  malheureux  chassés  en  expiation  de  leurs  fautes,  et  mis 
au  ban  de  la  société  en  ce  lieu  solitaire  et  sauvage.  Telle  est  cepen- 
dant la  puissance  communicative  du  génie  européen,  que  ces  ré- 
prouvés mêmes  devinrent  un  instrument  de  colonisation. 

Nous  n'avons  pas  à  revenir  ici  sur  les  essais  lents  et  pénibles  qui 
datent  de  la  fm  du  dernier  siècle,  et  sur  les  explorations  réitérées, 
impuissantes  d'abord,  ensuite  plus  heureuses,  qui  eurent  pour  ré- 
sultat d'éveiller  la  curiosité  et  d'apporter  sur  l'intérieur  de  l'Aus- 
tralie des  notions  tout  à  fait  nouvelles.  Au  milieu  môme  de  ces  diffi- 
cultés, l'asile  ouvert  aux  convicts  libérés  grandit  et  se  développa; 
bientMde  nouvelles  villes  sortirent  du  sol;  toutes  les  extrémités  du 
continent  furent  attaquées  à  la  fois;  des  flots  d'émigrans  abordèrent 
tou»  les  rivages;  l'or  donna  pour  auxiliaire  à  ce  mouvement  son 
immense  attraction,  si  bien  que  l'Australie  est  devenue  un  des  cen- 
tres coloniaux  les  plus  importans.  Elle  a  donné  la  vie  à  ses  voisines, 
la  Tasmanie  et  la  Nouvelle-Zélande,  et  la  ville  de  l'or,  Melbourne  est 
une  petite  Londres;  bientôt  peut-être  elle  sera  une  autre  Calcutta. 
Cela  n'empêche  pas  qu'aux  portes  des  villes  bâties  à  l'européenne, 
éclairées  par  le  gâz  et  sillonnées  par  d'innombrables  voitures,  l'in- 
digtoe  fosse  entendre  son  cri  toujours  sauvage,  et  que  des  plaines 


LES   EUROPÉENS   DANS   l'ocÉANIE.  91 

se  déroulent  sans  fin ,  tristes  et  inexplorées ,  au  sein  desquelles  le 
voyageur  périt  quelquefois  de  soif  et  de  misère. 

Ces  deux  Australies,  l'Australie  sauvage  et  l'Australie  colonisée, 
apparaissent  donc  l'une  à  côté  de  l'autre  :  celle-ci  comme  un  des 
exemples  de  ce  qu'a  pu  accomplir  le  génie  actif  et  entreprenant  de 
la  famille  anglo-saxonne,  toujours  prompte  à  nouer  des  relations  et 
à  porter  les  produits  de  son  industrie  à  tous  les  coins  du  globe; 
celle-là  comme  un  des  derniers  spécimens  de  la  nature  primitive, 
pleine  encore  de  problèmes,  et  hostile  aux  intelligentes  invasions 
de  la  race  humaine. 

I. 

Ce  fut  le  2  mai  185d ,  le  lendemain  du  jour  où  fut  ouverte  l'expo- 
sition universelle  de  Londres,  que  la  nouvelle  officielle  et  certaine  de 
l'existence  de  gîtes  aurifères  en  Australie  fut  rendue  publique  à 
Sydney.  Les  colonies  anglaises  réparties  sur  l'Australie  étaient  en 
ce  moment  au  nombre  de  trois  :  la  Nouvelle-Galles  du  Sud,  capi- 
tale Sydney,  embrassant  Port-Philip,  ou  l' Australie-Heureuse,  qui 
depuis  en  a  été  détachée  sous  le  nom  de  Victoria;  l'Australie  méri- 
dionale, capitale  Adélaïde;  l'Australie  occidentale,  ou  colonie  de  la 
Rivière -des -Cygnes  (Swan -River),  dont  le  chef-lieu  est  Perth. 
Celle-ci,  séparée  des  deux  autres  colonies  par  un  intervalle  de  six 
ou  huit  cents  lieues,  était  pour  le  moment  désintéressée  dans  la  dé- 
couverte; mais  on  peut  imaginer  le  trouble  et  la  fièvre  que  l'an- 
nonce de  l'or  jeta  dans  le  public  de  Sydney  et  des  villes  voisines  à 
une  époque  où  l'exploitation,  récente  encore,  des  mines  de  Califor- 
nie emplissait  le  monde  du  bruit  de  ses  fabuleux  résultats.  L'Aus- 
tralie allait  donc  avoir  aussi  ses  poignantes  émotions,  ses  fortunes 
inespérées  et  subites.  Quels  seraient  les  favoris  du  sort?  Chacun  se 
tournait  en  pensée  vers  les  nouveaux  placer  s,  et  il  y  avait  dans  la 
foule  nombre  de  personnes  qui  s'accusaient  d'imprévoyance  et  se 
reprochaient  de  ne  pas  avoir  pris  les  de  vans.  Cette  nouvelle,  qui 
semblait  éclater  tout  d'un  coup,  avait  été  préparée  cependant  :  Lei- 
chardt,  Tintrépide  explorateur  des  régions  centrales,  n'avait-il  pas 
annoncé  l'existence  de  l'or,  et  le  Prussien  Strzelecki,  dans  une  des- 
cription qu'il  avait  laissée  de  l'Australie,  n'avait-il  pas  écrit  qu'on 
y  devait  trouver  des  mines,  comme  dans  l'Oural,  comme  en  Cali- 
fornie, en  vertu  des  mêmes  lois  physiques?  On  racontait  aussi  qu'un 
vieux  berger  écossais  était  venu  proposer  l'achat  d'immenses  ri- 
chesses, et  n'avait  été  accueilli  qu'avec  dérision,  qu'un  convict 
avait  subi  le  fouet  pour  avoir  eu  en  sa  possession  des  lingots  qu'il 
prétendait  avoir  trouvés. 

Quoi  qu'il  en  fût  des  récriminations  et  des  regrets,  l'homme  fa- 


92  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

vorisé,  l'heureux  auteur  de  la  découverte,  celui  auquel  le  gouver- 
nement colonial  adjugeait  une  récompense  de  500  livres,  était 
M.  Hargraves.  Ce  gentleman  avait  habité  la  Californie,  puis,  de  re- 
tour en  Australie,  il  avait  été  frappé  de  certaines  analogies  géolo- 
giques entre  les  deux  contrées,  et  c'était  à  la  suite  de  recherches  et 
d'études  intelligentes  qu'il  avait  signalé  les  gisemens  aurifères.  En 
récompensant  cette  découverte  et  en  nommant  une  commission 
chargée  de  l'étendre,  le  gouverneur,  M.  Fitzroy,  eut  la  bonne  in- 
tention de  l'exploiter  au  profit  de  l'administration  coloniale  et  de 
prévenir  un  désordre  pareil  à  celui  dont  la  Californie  était  encore 
le  théâtre  :  il  revendiqua  par  une  proclamation  l'exploitation  des 
mines  comme  propriété  de  la  couronne,  et  menaça  de  poursuites  lé- 
gales quiconque  ferait  des  fouilles.  Vaines  précautions!  Bathurst, 
bourgade  voisine  de  la  crique  de  Summer-Hill  et  de  la  rivière  Mac- 
quarie,  lieux  d'abord  signalés  à  l'exploitation,  la  ville  même  de 
Sydney  se  jetaient  avec  un  fiévreux  empressement  sur  les  mines. 
Chaque  jour,  à  chaque  heure  circulait  parmi  la  foule» avide  le  bul- 
letin des  prospérités  :  tel  mineur  avait  trouvé  un  nugget  (lingot)  de 
plusieurs  livres,  tel  autre  revenait  déjà  enrichi.  Le  vertige  gagnait 
tous  les  esprits  :  Sydney  n'était  plus  déserté  seulement  par  les 
manœuvres  et  les  gens  de  la  classe  inférieure;  une  foule  de  gentle- 
men abandonnaient  des  professions  libérales  pour  revêtir  la  blouse, 
prendre  en  main  la  pioche  et  la  bêche.  Le  gouverneur  débordé  se 
bornait  à  imposer  une  licence  assez  élevée,  dont  par  la  suite  le 
chiffre  était  diminué,  et  qui  cependant  soulevait  les  plus  vives  ré- 
criminations, et  n'était  pas  toujours  scrupuleusement  acquittée. 

Bathurst  et  la  province  de  Sydney  ne  demeurèrent  pas  longtemps 
la  seule  région  favorisée;  les  colons  de  Port-Philip,  pleins  d'envie 
et  d'émulation,  se  mirent  en  quête  de  l'or,  et  leurs  recherches 
obtinrent  un  plein  succès.  Le  mont  Alexandre  et  Ballarat  ne  tardè- 
rent pas  à  rivaliser  avec  la  Nouvelle-Galles  et  à  la  dépasser,  bien 
que  dans  cette  lutte  de  richesses  Sydney  produisît  un  jour  une  pé- 
pite de  quarante  kilos.  En  même  temps  les  étrangers,  attirés  de 
tous  les  coins  du  monde  par  la  grande  nouvelle,  abordaient  en  foule 
à  Sydney  et  à  Melbourne;  ils  trouvaient  les  rues  désertes,  les  ma- 
gasins fermés  faute  d'acheteurs  et  de  marchands.  Tout  le  monde 
était  aux  mines,  et  eux-mêmes  s'en  allaient  grossir  les  troupes  de 
quarante  ou  cinquante  mille  travailleurs  qui  avaient  planté  leur  tente 
dans  les  plaines  marécageuses,  y  menant  une  vie  pénible,  hâves, 
sales,  exposés  à  toutes  les  intempéries. 

Ces  temps  sont  déjà  loin  de  nous,  et  trop  de  personnes  ont  entendu 
faire  le  récit  de  cette  fièvre  de  l'or  pour  qu'il  soit  utile  d'insister. 
Les  villes  australiennes,  qui  étaient  dans  une  voie  de  prospérité  pai- 
sible, subirent  un  choc  violent,  et  firent  en  quelques  mois,  sous  le 


LES   EUROPÉENS   DAÎSS  l'oCÉAME.  93 

rapport  de  la  population  et  du  mouvement  commercial,  sinon  de  la 
moralité,  des  progrès  de  plusieurs  années.  Le  1"  juillet  1851,  Port- 
Philip  fut  détaché  de  la  Nouvelle-Galles  et  forma  une  colonie  séparée 
sous  le  nom  de  Victoria.  Dès  ce  moment,  sa  capitale,  Melbourne,  dé- 
finitivement plus  favorisée  sous  le  rapport  du  voisinage  aurifère, 
commença  à  prendre  le  pas  sur  Sydney.  Melbourne  cependant  n'était 
alors  qu'une  grosse  bourgade,  assez  mal  située  dans  un  lieu  bas  et 
peu  favorable  au  commerce;  elle  rappelait  les  villes  naissantes  de 
la  Californie  par  le  nombre  et  la  diversité  des  demeures  provisoires 
que  s'y  était  bâties  la  foule  des  émigrans,  en  attendant  que  les  rues 
à  angles  droits  et  les  belles  mai-ons  dont  la  ville  s'est  couverte  de- 
puis fussent  édifiées.  11  en  était  de  même  de  Geelong,  qui,  non  loin 
de  Melbourne,  doit  autant  au  voisinage  de  l'or  qu'à  une  admirable 
situation  sa  rapide  prospérité. 

Les  années  1852  et  1853  furent  pour  l'état  nouveau  une  période 
de  trouble  et  de  démoralisation.  Le  désordre  n'y  était  pas  aussi  ab- 
solu que  sur  les  bords  du  Sacramento,  et  ce  n'était  pas  la  loi  du  juge 
Lynch  qui  suspendait  les  criminels  à  la  potence;  là  était  la  seule 
différence  entre  la  jeune  contrée  aurifère  et  sa  sœur  aînée  de  Cali- 
fornie; d'ailleurs  même  soif  de  l'or,  même  débordement  de  toutes 
les  mauvaises  passions.  Avec  fleurs  fils  de  convicls,  Sydney  et  Mel- 
bourne n'avaient  jamais  brillé  par  la  moralité;  ce  fut  bien  pis  quand 
de  partout  furent  arrivés  par  milliers,  avec  les  mineurs,  les  mar- 
chands et  les  industriels,  des  individus  uniquement  occupés  à  ex- 
ploiter ceux-ci  et  à  se  créer  par  des  moyens  plus  ou  moins  légaux 
une  part  dans  leurs  bénéfices.  Le  jeu  mettait  en  ébullition  de  bas 
en  haut  la  société  tout  entière,  et  c'était  un  curieux  spectacle  que 
celui  des  gens  qui,  sans  préparation,  sans  changement  dans  leurs 
habitudes,  s'étaient  subitement  enrichis;  les  uns  s'adonnaient  avec 
fureur  à  l'intempérance,  les  autres  devenaient  des  types  accomplis 
d'avarice.  Les  relations  d'amitié,  de  parenté  même,  étaient  suspen- 
dues. L'agiotage  sur  les  terrains  atteignait  un  effrayant  paroxysme  : 
il  y  avait  des  momens  où  le  prix  du  sol  dépassait  cinq  et  six  fois 
celui  des  quartiers  les  plus  favorisés  de  Londres;  aucune  classe  de 
la  société  n'était  exempte  de  cette  fureur  de  spéculation,  et  l'étran- 
ger qui  croyait  ne  visiter  Melbourne  qu'en  observateur  (à  vrai  dire, 
cette  classe  de  voyageurs  n'était  pas  nombreuse)  était  bien  vite  en- 
traîné par  le  tourbillon,  lorsqu'il  avait  mis  le  pied  sur  cette  terre  de 
«fièvre  et  de  folie. 

Peu  à  peu  néanmoins,  quelques  bons  élémens  se  dégagèrent  de 
cette  fermentation  :  le  gouvernement  colonial  déploya  de  la  vigueur, 
et  le  calme  se  rétablit,  du  moins  à  la  surface.  La  crise  financière 
qui  suivit  la  première  fureur  de  spéculation  eut  pour  effet  de  dé- 
livrer la  place  d'une  foule  d'aventuriers  qui,  sans  caractère  sérieux 


9i|  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

et  sans  capitaux,  faisaient  subir  aux  fonds  une  oscillation  conti- 
nuelle. Melbourne  grandissait  d'ailleurs,  et  la  prospérité  matérielle 
de  la  colonie  'prenait  un  vaste  développement.  Dès  la  fm  de  1853, 
les  rues  s'étaient  alignées,  des  maisons  en  pierre  à  plusieurs  étages 
avaient  été  bâties;  les  quartiers  excentriques  n'étaient  plus  des  fon- 
drières, et  nombre  d'établissemens  et  de  constructions  d'utilité  pu- 
blique étaient  commencés  ou  projetés.  Un  jardin  botanique  réunis- 
sait des  échantillons  de  la  flore  curieuse  et  variée  de  l'Australie; 
un  terrain  avait  été  assigné  au  nord  de  Melbourne  à  la  construction 
d'une  université.  .En  juin  185A,  le  nombre  des  écoles  était  de  cent 
soixante-sept,  recevant  douze  mille  enfans  de  toutes  les  commu- 
nions. Cette  extension  du  système  d'instruction  publique  au  milieu 
de  l'agitation  et  des  préoccupations  de  toute  sorte  est  un  des  carac- 
tères remarquables  des  colonies  australiennes.  Une  bibliothèque 
publique  fut  ouverte;  au  mois  d'octobre  185/i,  le  "Victoria  eut  une 
exposition  préparatoire  de  la  grande  exposition  de  Paris.  Ces  pé- 
pites nues  et  enchâssées  dans  le  quartz,  ces  grains  d'or,  ces  armes, 
ces  ustensiles  indigènes,  ces  spécimens  de  l'industrie  australienne 
que  nous  avons  contemplés  dans  notre  Palais  de  l'Industrie  en  1855, 
Melbourne  les  avait  réunis  d'avance  et  disposés  dans  un  édifice  con- 
struit à  cet  eflet,  pour  juger  s'ils  étaient  dignes  de  ce  grand  con- 
cours. En  trois  ans,  la  population  avait  plus  que  triplé,  le  chiffre 
des  importations  s'était  élevé  de  800,000  livres  à  18  millions,  et  la 
prospérité  n'avait  cessé  de  s'accroître  même  à  travers  les  embarras 
financiers  et  la  grande  crise  qui  signalèrent  la  fm  de  l'année  185Zi. 
Le  mode  de  gouvernement  qui  fut  introduit  l'année  suivante  dans 
la  colonie  contribua  encore  à  lui  donner  une  physionomie  particu- 
lière et  y  exerça  une  grande  part  d'influence.  A  la  suite  de  sa  sé- 
paration d'avec  la  Nouvelle- Galles,  le  Victoria,  mécontent  de  sa 
situation  subordonnée,  ne  cessa  de  réclamer  une  administration  per- 
sonnelle et  la  libre  direction  de  ses  propres  affaires.  Le  parlement 
anglais  fit  droit  à  sa  demande  par  un  bill  du  10  mai  1855,  en  vertu 
duquel  la  colonie  obtint  une  chambre  haute  et  une  chambre  basse. 
Les  conditions  d'admissibilité  dans  la  première  sont  trente  ans 
d'âge,  la  nationalité  anglaise  et  la  possession  depuis  un  an  au  moins 
dans  le  Victoria  de  biens-fonds  d'un  capital  de  5,000  livres  ou  d'un 
revenu  de  500.  Les  électeurs  doivent  posséder  un  fonds  de  1,000  li- 
vres ou  un  revenu  de  100.  Les  membres  du  conseil  ou  chambre 
haute  sont  au  nombre  de  trente.  Les  soixante  membres  de  l'as- 
semblée législative  doivent  être  choisis  parmi  les  sujets  anglais 
résidant  depuis  deux  ans  ou  les  étrangers  nationalisés  depuis  cinq 
ans.  Les  autres  conditions  sont  vingt  ans  d'âge  et  la  possession  de 
2,000  livre»  en  biens- fonds.  Un  membre  du  conseil  pour  chaque 
province  se  retire  tous  les  deux  ans,  et  la  durée  de  l'assemblée 


>LES   EUROPÉENS   DANS   l'oCÉANIE,  95 

législative  est  de  cinq  années.  La  colonie  était  divisée  par  le  même 
bill  en  six  provinces  et  en  trente -sept  districts  électoraux.  Ainsi 
l'une  et  l'autre  chambre  était  placée  sous  l'empire  du  principe 

■  électif;  les  inégalités  traditionnelles  de  la  vieille  Angleterre  n'a- 
vaient pas  trouvé  place  sur  le  sol  neuf  et  démocratique  de  l'Aus- 
tralie. Néanmoins  la  cote  de  l'éligible  à  la  chambre  haute  et  de  son 
électeur  semblait  encore  bien  élevée.  Sydney,  dont  la  chambre  haute 
est  nommée  par  le  gouverneur  et  par  le  conseil  exécutif,  n'a  pas  à 
subir  ces  conditions  d'âge  et  de  fortune. 

Aujourd'hui  la  nouvelle  législation  proclamée  en  novembre  1855 

Ïest  en  pleine  vigueur,  mais  elle  ne  fonctionne  point  avec  un  as- 
sentiment unanime  :  plus  d'une  réclamation  s'est  déjà  fait  entendre, 
plus  d'un  amendement  démocratique  a  été  proposé.  La  jeune  colo- 
nie se  contentera-t-elle  longtemps  de  cet»  état  de  choses?  Un  mot 
redoutable  circule  déjà,  celui  de  fédération,  qui  sonne  à  plus  d'une 
oreille  comme  synonyme  d'indépendance.  Dans*  sa  robuste  crois- 
sance, le  principal  centre  colonial  de  la  grande  île  semble  aspirer  à 
une  vie  toute  personnelle.  Le  23  avril  1858,  un  comité  de  l'assem- 
blée législative  du  Victoria  a  envoyé  au  secrétaire  du  colonial- office, 
M.  Labouchère,  une  députation  chargée  de  lui  demander  la  présen- 
tation d'un  bill  qui  autoriserait  les  colonies  australiennes  à  former 
une  assemblée  fédérale.  Il  est  à  remarquer  toutefois  que  les  signa- 

;       taires  de  cette  demande  appartiennent  en  grande  majorité  aux  colo- 
nies du  Yictoria  et  de  la  Tasmanie.  C'est  que  le  Victoria,  avec  sa^ 
position  centrale  et  la  préférence  que  lui  donne  l'émigration,  a  tout 
à  gagner  à  un  tel  changement.  Cette  colonie  peut  devenir  le  cœur 

,  et  la  tête  de  l'Australie,  et  la  Tasmanie,  par  son  voisinage  et  ses  re- 
lations, se  trouve  engagée  dans  une  certaine  communauté  d'intérêts 
avec  elle;  mais  Sydney,  mais  Adélaïde,  les  capitales  de  la  Nouvelle- 
Galles  et  de  l'Australie  méridionale,  se  résoudront-elles  à  devenir 
les  subordonnées  de  Melbourne  et  des  provinces  du  Victoria?  Cette 
rivalité  est  ce  qui  doit  retarder  la  solution  d'une  question  menaçante 
dans  l'avenir  pour  l'Angleterre. 

Dès  leur  installation,  les  chambres  du  Victoria  ont  eu  à  s'occuper 
de  faits  importans  :  droits  d'importation,  chemins  de  fer,  taxe  des 
mineurs,  immigration,  aliénation  des  terrains.  Une  affaire  qui  a  vi- 
vement agité  les  esprits,  et  qui  peint  bien  les  singularités  de  cette 
société,  est  celle  qu'on  appelle  the prayer  question;  il  s'agissait  de 

|«| fixer  la  formule  de  la  prière  par  laquelle  s'ouvrent  les  séances  du 
^  corps  législatif,  de  façon  à  ne  pas  blesser  les  susceptibilités  des  Ir- 
landais et  des  Juifs,  car  les  Juifs  ont  été  admis  dans  le  parlement 
colonial.  La  presse  ne  contribua  pas  peu  à  stimuler  l'animation  des 
débats;  à  peine  détaché  jie  la  Nouvelle-Galles,  le  Victoria  eut  ses  jour- 
naux et  ses  recueils  particuliers.  Le  nombre  s'en  est  multiplié  à  Mel- 


96  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

bourne,  à  Geelong,  à  Castlemaine,  à  Sandhurst,  dans  toutes  les  lo- 
caliK^s  importantes  de  l'état.  Les  principaux  sontl'^r^'w^,  le  Herald, 
le  Democrat.  Le  premier  est  honoré  du  titre  de  Times  colonial,  et  il 
justifie  ce  rapprochement  par  son  originalité  comme  par  l'ardeur  de 
sa  polémique.  11  faut  voir  quelle  animation,  quelle  vivacité  déploient 
toutes  ces  feuilles  publiques.  Les  passions  de  ces  cités  nouvelles  que 
tourmente  le  levain  de  la  jeunesse  y  trouvent  toutes  à  la  fois  leur 
écho;  les  manifestations,  réclamations,  interpellations  s'y  croisent 
et  s'y  heurtent,  et  les  autorités  locales  n'y  sont  pas  ménagées  lors- 
qu'il s'agit  de  quelque  intérêt  pressant,  par  exemple  de  la  fameuse 
question  chinoise  ou  de  la  menace  pour  la  colonie  de  subir,  sous 
forme  de  contrôle,  la  tyrannie,  la  dictature  de  l'officier  préposé  par 
sa  gracieuse  majesté  à  la  direction  des  colonies  australiennes.  L'ar- 
ticle s'annonce  alors  par  quelque  interpellation  ironique  ou  provo- 
cante :  «  à  nous,  Denison!  Hoî  Denison,  to  the  rescue!  »  et  prend  la 
plus  vive  allure.  Certes  sir  William  Denison  a  fort  affaire  s'il  entre- 
prend d'écouter  toutes  les  voix  et  de  concilier  tous  les  vœux. 

Comme  les  journaux,  les  théâtres,  les  lieux  publics,  les  édifices 
tels  qu'églises,  hôpitaux,  asiles,  prisons,  se  sont  multipliés.  Nombre 
d'omnibus,  de  cabs,  de  voitures  de  toute  espèce  sillonnent  les  rues; 
les  magasins  sont  éclairés  au  gaz;  quelques  hôtels  peuvent  riva- 
liser avec  ceux  de  Paris  et  de  Vienne.  Un  chemin  de  fer  relie  Mel- 
bourne avec  la  baie  de  Hobson  et  avec  Geelong;  plusieurs  autres 
sont  en  voie  d'exécution.  Le  télégraphe  électrique  communique  avec 
cette  même  ville,  avec  les  mines,  et  même  avec  Adélaïde.  L'eau  du 
Jarra-Jarra,  rivière  sur  laquelle  Melbourne  est  bâtie,  est  infectée 
par  les  immondices  qu'y  déverse  la  population  qui  se  presse  sur  ses 
bords;  des  travaux  ont  été  entrepris  pour  amener  de  quinze  et  vingt 
milles  les  eaux  pures  et  fraîches  de  la  rivière  Plenty.  Des  parcs  et 
des  squares  sont  ouverts  à  la  foule  (1).  On  peut  aisément  imaginer 
la  variété  et  le  mouvement  qui  animent  les  rues  et  le  port.  Toutes 
les  nationalités  et  tous  les  costumes  y  sont  représentés.  La  colonie 
ne  le  cède  pas  à  sa  métropole  pour  la  fréquence  des  meetings  et  des 
dîners  politiques,  dont  le  Champagne  est  un  indispensable  élément. 
Les  réunions  particulières  sont  moins  nombreuses,  parce  que  le 
chiffre  des  ménages  et  des  familles  pouvant  tenir  maison  est  limité 
par  le  petit  nombre  des  femmes.  Par  suite  aussi  de  cette  rareté, 
toute  jeune  fille  devient  vite  un  centre  d'attraction  :  une  femme, 
des  enfans,  un  joli  cottage,  voilà  le  rêve  de  plus  d'un  enrichi. 
L'Australie  est  donc  pour  les  jeunes  filles  une  terre  promise;  à  vrai 
dire,  elle  est  aussi  parfois  une  terre  de  déceptions.  Combien  se  sont 

(i)  Un  chiffre  donnera  une  idée  de  la  quantité  et  de  l'activité  des  travaux  et  des  con- 
•traclioiM  i  de  nepicmbr»!  1K56  en  août  1857,  la  corporation  de  Melbourne  a  consacré 
79,460  Ufret  tiu  travaux  public». 


LES    EUROPÉENS    DANS    l'oCÉANIE.  ,      97 

mariés  qui  avaient  laissé  femme  et  enfans  dans  la  métropole  !  com- 
bien ont  abandonné  leur  jeune  épouse  peu  après  le  mariage!  On 
citait  une  pauvre  femme  délaissée  le  lendemain  de  ses  noces;  son 
mari  était  monté,  sans  la  prévenir,  sur  un  bâtiment  en  partance,  et 
on  ne  l'avait  pas  revu.  L'excuse  de  ces  aventuriers,  c'est  que,  parmi 
les  demoiselles  à  marier,  se  glisse  plus  d'une  aventurière.  L'intro- 
duction des  femmes  dans  la  colonie  est  favorisée  autant  que  pos- 
sible, et  ce  ne  sont  pas  les  jeunes  ladies  les  plus  distinguées  par 
leur  éducation  et  par  leur  caractère  qui  viennent  en  Australie  tenter 
la  fortune.  On  conçoit  que,  dans  de  telles  conditions  et  avec  l'énorme 
quantité  de  boissons  spiritueuses  qui  est  consommée  à  Melbourne 
et  dans  les  environs,  la  moralité  laisse  à  désirer. 

Melbourne,  qui  a  eu  la  bonne  fortune  de  devenir  la  capitale  du 
Victoria  parce  qu'elle  en  était  à  peu  près  l'unique  ville  au  moment 
de  la  séparation,  est  loin  d'être  aussi  avantageusement  située  que 
plusieurs  cités  nées  depuis  ce  temps.  Geelong,  à  l'extrémité  occi- 
dentale de  la  baie  de  Port-Philip,  a  des  avantages  que  toute  l'indus- 
trie humaine  ne  saurait  donner  à  la  capitale  :  tandis  que  celle-ci  est 
bâtie  dans  un  fond ,  sur  une  rivière  étroite  et  sinueuse,  accessible 
seulement  aux  bâtimens  du  plus  faible  tonnage,  Geelong  s'étend  en 
amphithéâtre  sur  une  colline  peu  élevée,  au  bord  d'une  large  et 
profonde  baie,  où  pourraient  être  établis  des  docks  qui  ne  le  céde- 
raient pour  les  avantages  de  la  position  à  aucun  de  ceux  qu'oflrent 
les  trois  royaumes.  Cette  ville  est  destinée,  de  l'avis  commun,  à 
devenir  le  Liverpool  de  l'Australie.  Cependant  elle  n'est  pas  la  seule 
qui,  née  d'hier  sur  ce  sol  fécondé  par  l'or,  ait  déjà  su  atteindre  à  de 
vastes  proportions.  Dans  le  Victoria,  il  y  a  des  villes  que  jamais  géo- 
graphe n'a  mentionnées,  dont  les  noms  frappent  pour  la  première 
fois  nos  oreilles,  et  qui  sont  plus  riches  et  plus  populeuses  que  dfes 
chefs-lieux  de  comté  ou  de  département.  Avec  Melbourne,  qui  compte 
quatre-vingt-dix  mille  habitans ,  et  Geelong  vingt  mille ,  ce  sont 
Portland,  Williamstown,  Port-Albert,  villes  maritimes;  Gastlemaine, 
Sandhurst,  Ballarat,  Beechworth,  centres  des  principaux  districts 
aurifères.  La  population  entière  du  Victoria  s'élève,  d'après  le  re- 
censement de  1858,  à  quatre  cent  quatre-vingt  mille  habitans;  la 
population  coloniale  de  toute  l'Australie  en  compte  de  huit  cent 
soixante  à  neuf  cent  mille,  ainsi  répartis  :  la  Nouvelle-Galles,  deux 
cent  soixante -six  mille;  l'Australie  du  sud,  cent  douze  mille,  et 
l'Australie  de  l'ouest,  quinze  mille  seulement. 

Ces  autres  colonies,  bien  que  fort  actives,  n'ont  ni  la  turbulence, 
ni  la  richesse  de  leur  jeune  sœur.  Sydfiey  est,  par  rapport  à  Mel- 
bourne, une  ville  calme  et  décente;  elle  répudie  les  excès  de  sa 
voisine  et  la  traite  avec  mépris;  peut-être  n'est-elle  pas  sans  lui 

TOME  XIX.  7 


9S  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

jeter  un  regard  d'envie.  Cependant,  pour  être  juste,  il  faut  recon- 
naître qu'elle  est  dans  une  meilleure  situation  maritime.  Que  le 
bruit  de  l'or  s'apaise,  et  Port- Jackson  pourra  de  nouveau  attirer 
plus  de  navires  que  la  baie  Hobson.  Le  port  Jackson,  sur  le  bord 
duquel  s'étale  la  ville  de  Sydney,  est  en  effet  un  des  havres  les 
plus  sûrs  et  les  plus  beaux  du  monde.  La  ville  est  en  général  bien 
bâtie;  les  rues  principales,  George- Street,  Paramatta- Street,  etc., 
pavées  avec  de  larges  quartiers  de  roc,  sont  sillonnées  par  des 
voitures  publiques,  par  des  équipages  splendides,  et  abondent  en 
somptueux  magasins.  On  n'y  voit  pas  la  même  diversité  de  visages 
et  de  costumes  que  dans  Melbourne;  tout  y  rappelle  l'Angleterre, 
et  Sydney  aurait  une  physionomie  entièrement  britannique,  n'é- 
taient les  squares  et  les  jardins  ornés  de  palmiers,  de  bananiers, 
de  minces  bambous,  et  déployant  toute  la  luxuriante  verdure  des 
tropiques.  Des  hauteurs  de  Hyde-Park,  promenade  principale  de 
Sydney,  l'œil  embrasse  une  vue  singulière  :  au  premier  plan,  une 
ville  anglaise  avec  tous  ses  édifices,  églises,  muséum,  université; 
plus  loin,  cette  montagne  couronnée  de  constructions  de  tout  genre 
à  laquelle  est  resté  le  nom  bizarre  de  Wooloomooloo  ;  plus  loin 
encore,  des  fermes,  des  troupeaux,  une  riche  verdure;  puis,  à 
l'extrême  horizon,  les  lignes  onduleuses  et  indécises  des  montagnes 
qui  servent  de  barrière  entre  la  civilisation  et  la  barbarie.  Toute 
la  côte  qui  s'étend  entre  Port- Jackson  et  Botany-Bay,  nom  que 
cette  région  mérita,  au  temps  de  la  découverte  de  Cook,  par  ses 
variétés  nouvelles  de  plantes  et  ses  richesses  végétales,  est  couverte 
de  maisons  de  campagne  qui,  durant  les  mois  les  plus  chauds  de 
l'année,  c'est-à-dire  en  décembre  et  janvier,  servent  de  retraite 
aux  riches  négocians  de  Sydney.  La  différence  de  latitude  avec  Mel- 
bourne s'y  fait  déjà  fortement  sentir;  aussi  son  jardin  botanique  est 
bien  plus  riche,  et  dans  le  musée  zoologique  de  Botany-Bay,  à  côté 
des  kangurous,  des  écureuils-volans,  des  casoars,  des  cygnes  noirs 
et  des  autres  animaux  bizarres  que  produit  ce  continent,  vivent  et 
prospèrent  le  tigre  et  l'éléphant  importés  du  Bengale. 

C'est  en  1840  que  Sydney  a  cessé  de  recevoir  des  convicts;  les 
pénitentiaires  ont  été  transportés  dans  la  Tasmanie,  et,  à  l'autre 
extrémité  du  continent,  dans  la  colonie  de  Perth.  Le  système  de 
déportation,  qui  a  été  le  point  de  départ  de  la  colonisation  austra- 
lienne, doit-il  continuer  d'être  mis  en  vigueur,  et  faut-il  l'appliquer 
à  ces  régions  de  l'Australie  septentrionale  qui  viennent,  comme  nous 
le  verrons  bientôt,  d'être  le  théâtre  de  grandes  découvertes  géogra- 
phiques? C'est  là  une  des  questions  les  plus  controversées  en  Aus- 
tralie et  dans  la  métropole.  Personne  ne  met  en  doute  cependant 
qu'on  doive  faire  du  point  situé  à  l'ouest  du  golfe  de  Carpentarie 
et  de  Portr-Essington,  au  fond  de  la  baie  de  Cambridge,  sur  la  rivière 


LES   EUROPÉENS   DANS   l'oCÉANIE.  90 

Victoria,  récemment  découverte,  un  nouveau  foyer  colonial.  Ce  point 
jouit  d'une  position  géographique  admirable  :  il  commande  le  dé- 
troit de  Torrès  ;  il  est  plus  rapproché  que  tout  autre  de  l'Inde  et  de 
la  Chine,  et  se  trouve  en  contact  immédiat  avec  le  grand  archipel 
malaisien.  Le  sucre,  le  coton,  toutes  les  productions  de  l'Inde  et  des 
Antilles  y  pourront  croître  en  abondance.  Cela  est  vrai;  malheureuse- 
ment la  rivière  \ictoria  est  à  12  degrés  de  l'équateur,  et  à  cette  lati- 
tude le  travail  est  interdit  aux  blancs.  11  a  été  question  d'amener  en 
ce  lieu  des  coolies  noirs,  mais  c'est  à  peine  si  l'on  peut  s'en  procurer 
pour  les  anciennes  colonies.  On  a  parlé  encore  d'y  diriger  l'immi- 
gration chinoise  :  il  n'y  a  déjà  que  trop  de  Chinois  dans  l'île,  répon- 
dent Melbourne,  Sydney  et  toute  l'Australe.  On  a  proposé  aussi  d'y 
transporter  en  masse  les  cipayes  rebelles;  il  faudrait  d'abord  s'en 
être  rendu  complètement  maître.  Un  journal  a  été  jusqu'à  indiquer 
un  expédient  plus  étrange,  l'union  de  Chinois  et  d'Hindous  avec  des 
femmes  blanches,  mais  il  n'est  pas  sûr  que  les  enfans  qui  en  pro- 
viendraient pussent  vivre  sous  ce  climat;  le  procédé,  qui  n'est  pas 
facile  à  mettre  en  pratique,  ne  donnerait  d'ailleurs  que  de  très  loin- 
tains résultats.  En  général,  on  est  d'avis  en  Angleterre  de  faire  des 
essais  de  colonisation  blanche  au  moyen  des  convicts,  et  de  tenter 
si  un  travail  modéré  et  un  régime  spécial  ne  pourraient  pas  balancer 
les  inconvéniens  du  climat.  L'Australie  se  récrie  vivement,  Sydney 
surtout,  qui  depuis  quelque  temps  affecte  volontiers  des  allures  un 
peu  puritaines.  On  s'y  demande  si  l'Australie  est  une  terre  de  rebut, 
si  le  voisinage  de  ses  grandes  villes  doit  être  souillé  par  la  présence 
des  criminels  qui  sont  à  charge  à  l'Angleterre.  Cependant,  comme 
entre  l'embouchure  de  la  rivière  Victoria  et  Sydney  il  y  a  en  ligne 
droite  sept  cent  cinquante  lieues  que  des  explorateurs  munis  de 
bœufs,  de  chevaux  et  de  provisions,  n'ont  pas  encore  pu  franchir, 
des  déserts  où  l'on  meurt  de  soif  et  de  faim,  et  qu'en  ce  lieu  les 
convicts,  de  même  qu'à  Perth,  seront  séparés  de  Sydney  autant  que 
s'ils  étaient  sur  un  autre  continent;  comme  d'ailleurs  il  importe 
beaucoup  à  l'Angleterre  de  s'établir  sur  un  point  des  rivages  sep- 
tentrionaux de  l'Australie,  nous  apprendrons  probablement  quelque 
jour  que  le  golfe  de  Cambridge  a  reçu  un  établissement  de  transpor- 
tation. 

A  côté  de  la  bruyante  Melbourne  et  de  l'aristocratique  Sydney, 
c'est  une  ville  bien  pâle  et  bien  calme  qu'Adélaïde,  capitale  de  l'Aus- 
tralie méridionale;  elle  n'a  pas  de  mines  d'or,  jusqu'ici  du  moins. 
La  découverte  des  gisemens  du  Victoria  lui  fit  subir  un  contre-coup 
dont  elle  faillit  être  ruinée  :  quinze  mille  de  ses  habitans  la  désertè- 
rent à  la  fois,  et  le  commerce  y  fut  entièrement  suspendu.  Son  gou- 
verneur prit  alors  de  sages  mesures  :  au  moyen  de  puits  et  de  ponts, 
il  ouvrit  une  route  vers  le  mont  Alexandre,  le  principal  des  nou- 


iOO  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

xeauxplacers,  et  établit  une  escorte  pour  la  protection  des  valeurs. 
L'Australie  méridionale  eut  aussi  ses  mineurs,  et  comme  la  plupart 
de  ces  hommes  avaient  pris  l'habitude  du  métier  dans  les  mines  de 
cuivre,  qui  sont  une  des  richesses  du  pays,  ils  n'ont  pas  été  les  plus 
malheureux.  A  la  fin  de  1852,  ils  possédaient  1  million  de  livres 
sterling  en  lingots  d'or.  Beaucoup  d'entre  eux  ont  converti  leur  gain 
en  fermes  et  en  troupeaux,  et  peu  à  peu  la  fortune  du  Victoria  a  pu 
contribuer  ainsi  à  la  prospérité  de  la  colonie  voisine.  Adélaïde  est 
d'ailleurs  très  favorisée  sous  le  rapport  des  richesses  agricoles  ;  elle 
a  d'immenses  terrains  en  culture  et  des  troupeaux  considérables. 
Ces  avantages  constituent  pour  toute  l'Australie  une  richesse  véri- 
table, qui  doit  survivre  à  la  fièvre  de  l'or  :  peut-être  n'apprendra- 
t-on  pas  sans  intérêt  que  le  chiffre  des  troupeaux,  bêtes  à  cornes, 
bêtes  à  laine,  chevaux,  porcs,  chèvres,  se  monte,  pour  les  quatre 
colonies,  à  19  millions  de  têtes.  Adélaïde  possède  en  outre  l'em- 
bouchure et  le  cours  inférieur  du  Murray,  le  seul  grand  fleuve  que 
l'on  connaisse  encore  à  l'Australie.  La  ville  est  bien  située,  elle  a 
un  bon  port  au  débouché  d'une  petite  rivière  qui  la  coupe  en  deux  : 
la  ville  haute,  anglaise  et  aristocratique,  et  la  ville  basse,  où  est 
concentré  le  mouvement  des  affaires. 

Quant  à  la  colonie  de  l'Australie  occidentale,  elle  est  médiocre- 
ment peuplée,  bien  qu'elle  possède  de  vastes  terres  arables  et  de  ma- 
gnifiques pâturages,  que  son  sol  puisse  produire  du  vin,  des  olives, 
et  qu'on  y  ait  découvert  des  mines  de  cuivre  et  de  plomb.  Le  seul 
établissement  de  convicts  que  l'Australie  possède  encore  s'y  trouve 
relégué,  et  c'est  ce  qui  lui  nuit.  Freemantle  et  Perth,  principales 
villes  de  cette  colonie,  ont  bien  la  triste  et  monotone  physionomie 
que  devait  avoir  Sydney  il  y  a  cinquante  ans  :  à  leurs  portes,  la 
solitude  commence,  et  elles  nous  serviraient  de  transition  facile 
pour  passer  à  l'Australie  sauvage,  si  nous  n'avions  d'abord  à  nous, 
occuper  des  mines. 

H. 

Vers  la  Noël  de  l'année  1852,  un  de  ces  Anglais  que  la  curiosité 
et  l'espérance  entraînèrent  en  foule  vers  l'Australie,  et  qui  en  ont 
rapporté,  à  défaut  de  beaucoup  d'or,  de  précieux  renseignemens, 
M.  W.  Howitt,  parti  de  Melbourne,  atteignait  les  Ovens  diggins,  dans 
le  district  aurifère  de  iJeechworth,  à  l'extrémité  nord-est  de  la  co- 
lonie. Le  trajet,  qui  est  de  cent  quatre-vingt  milles  environ,  avait 
éi/î  long  et  pénible.  Au  débouché  de  la  chaîne  de  hauteurs  qui  des- 
hine  le  bassin  de  la  rivière  Oven  et  de  ces  menus  aflluens  temporaires 
qui  portent  le  nom  de  creeks,  un  spectacle  des  plus  étranges  frappa 
le»  yeux  du  voyageur  :  à  droite,  le  long  d'un  petit  cours  d'eau  qui 


I 


LES    EUROPÉENS    DANS    l'OCÉANIE.  .      101 

descend  de  la  montagne  et  qu'on  appelle  le  Spring-creek,  s'étalait 
une  belle  et  verte  pelouse  où  rien  ne  décelait  qu'il  dût  y  avoir  de 
l'or  plus  qu'en  aucun  des  endroits  où  l'on  passe  chaque  jour;  à 
gauche  se  déroulaient  à  perte  de  vue,  et  pressées  les  unes  contre 
les  autres,  des  milliers  de  huttes  et  de  tentes  au  milieu  desquelles 
des  perches,  surmontées  d'un  mouchoir,  signalaient  çà  et  là  des 
boutiques  et  des  tavernes.  Le  solétait  poudreux  et  battu,  des  arbres 
coupés  gisaient  à  terre  avec  leur  feuillage,  des  trous  ronds  et  carrés 
s'ouvraient  à  distances  inégales,  les  uns  secs,  les  autres  à  moitié 
pleins  d'une  eau  noirâtre  et  croupissante;  des  membres  d'animaux 
dépecés,  des  immondices  et  des  entrailles  exhalaient  sous  un  soleil 
d'été  une  odeur  infecte;  puis,  courbé  sur  la  petite  rivière,  dans 
l'eau  et  à  moitié  nu,  tout  un  peuple  lavait,  pétrissait  la  terre,  agi- 
tait les  berceaux  et  autres  engins  des  mineurs. 

En  ce  temps-là,  on  racontait  encore  en  Angleterre,  entre  autres 
folles  exagérations,  qu'un  homme  sorti  le  matin  de  Melbourne  avec 
un  sac  vide  pouvait,  en  marchant  deux  jours,  aller  aux  mines  et  en 
revenir  avec  son  sac  plein  d'or.  Il  semblait  qu'il  n'y  eût  qu'à  se 
baisser  pour  ramasser  nuggets,  grains  et  poudre  d'or.  La  réalité  dif- 
férait beaucoup  de  ce  rêve  fait  à  distance.  Il  y  avait  trois  modes  de 
procéder  :  fouiller  le  fond  des  rivières,  en  agiter  le  gravier  et  la  vase 
soit  dans  une  sébile,  comme  nos  ravageurs,  soit  dans  une  machine 
fabriquée  à  cet  effet;  creuser  la  terre  sèche  et  en  transporter  des 
monceaux  aux  rivières,  ou  amener  l'eau  dans  des  trous;  biiser  le 
quartz  et  réduire  en  poudre  des  masses  de  rocher.  On  appelle  ces 
divers  procédés  ivashing,  dry-digging  et  quartz- crushing.  Tout  cela 
se  pratiquait  à  ciel  ouvert,  à  la  chaleur  du  jour,  à  la  fraîcheur  des 
nuits,  sous  des  pluies  subites  et  torrentielles.  Heureux  celui  qui, 
après  sa  rude  journée,  pouvait  prendre  un  repas  suffisant  et  enve- 
lopper, sous  une  tente  humide,  ses  membres  dans  une  toile  gou- 
dronnée! Durant  la  nuit,  la  crainte  des  voleurs,  les  coups  de  feu 
continuels,  les  hurlemens  des  hommes  ivres  interrompaient  le  som- 
meil. La  fièvre,  la  dyssenterie,  les  douleur^  produites  par  le  travail 
dans  l'eau,  retenaient  nombre  de  malheureux  sous  leur  tente,  et 
sur  le  flanc  de  la  montagne  il  y  avait  un  cimetière  où  l'on  pouvait 
compter  par  milliers  déjà  les  espérances  déçues.  Beaucoup,  après 
avoir  passé  par  toutes  les  alternatives  de  la  joie  et  du  désespoir, 
brisés  par  les  émotions  et  la  fatigue,  se  sentaient  incapables  de 
mener  cette  vie  plus  longtemps,  et  ils  s'en  allaient  par  troupes, 
sales,  la  barbe  longue,  en  guenilles;  pour  faire  le  chemin,  ils  avaient 
vendu  leur  équipe,  et  s'en  retournaient  plus  pauvres  qu'ils  n'étaient 
venus.  Les  heureux  ne  réussissaient  pas  du  premier  coup  ;  bien  peu 
parmi  les  plus  favorisés  se  retiraient  sans  laisser  une  part  de  leur 
vigueur  et  de  leur  santé  en  paiement  de  l'or  qu'ils  emportaient  :  la 


102  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

terre  bouleversée,  les  trous  creusés  et  délaissés  attestaient  le  nom- 
bre des  recherches  infructueuses.  Mal  récompensés  de  leur  peine, 
ceux  qui  ne  se  décourageaient  pas  devaient  transporter  plus  loin 
leur  tente,  et  c*est  ainsi  que  le  rayon  du  terrain  exploré  s'allongeait 
toujours.  En  quittant  le  centre  d'exploitation,  le  groupe  de  travail- 
leurs jouissait  d'un  air  plus  pur,  mais  il  trouvait  moins  de  ressources 
pour  les  nécessités  quotidiennes  de  la  vie,  car  l'Australie  est  pauvre 
en  fruits  et  en  productions  naturelles.  Les  fourmis,  les  mouches, 
les  serpens,  des  scorpions,  des  vers  aux  mille  formes  bizarrres, 
toute  cette  hideuse  population  du  continent  le  plus  riche  eii  in- 
sectes livrait  au  mineur  vagabond  une  guerre  de  tous  les  instans. 
Celui-ci,  son  bagage  sur  le  dos,  la  pioche  et  les  outils  dans  une 
main,  devait  de  l'arutre  tenir  le  revolver ,  caries  voleurs  et  les  as- 
sassins, conviés  par  le  désordre,  étaient  venus  de  tous  les  bouts  du 
monde  à  ces  saturnales  de  l'or. 

Dans  les  grands  campemens  de  mineurs,  ce  n'étaient  que  dis- 
putes et  rixes  sanglantes  entre  des  hommes  de  toutes  les  nationa- 
lités et  de  toutes  les  langues.  Quelquefois  ils  se  battaient  faute  de 
pouvoir  s'entendre;  ce  n'étaient  que  jalousies,  usurpations,  substi- 
tution de  la  force  au  droit.  En  outre,  dans  les  premiers  temps,  une 
haine,  qui  s'est  en  partie  apaisée  depuis,  divisait  la  population 
des  mines  en  deux  camps  bien  distincts,  —  les  mineurs  et  les  mar- 
chands. Les  premiers,  qui  avaient  de  beaucoup  le  plus  de  peine, 
étaient  souvent  loin  d'être  les  mieux  récompensés.  Le  meilleur  de 
leurs  profits  s'en  allait,  emporté  par  les  nécessités  de  chaque  jour; 
les  moindres  denrées  avaient  acquis  un  prix  énorme,  qui  s'aug- 
mentait continuellement  avec  le  nombre  des  nouveaux  arrivans.  Les 
mineurs  criaient  donc  à  l'exploitation,  et  ne  voulaient  pas  admettre 
que  des  hommes  qui  n'enduraient  pas  les  mêmes  fatigues  qu'eux 
fissent  de  plus  sûrs  profits.  Toutefois,  en  ce  temps  même,  il  y  eut 
aux  mines  des  bonnes  fortunes  remarquables.  Sous  ce  rapport,  1852 
fut  une  année  notable;  la  quantité  d'or  arrachée  à  la  terre  fut  plus 
considérable  cette  année,  où  le  chiffre  des  travailleurs  n'était  pas 
encore  arrivé  aux  folles  proportions  qu'il  a  atteintes  depuis,  que 
dans  aucune  des  années  suivantes.  En  1853  et  185/i,  la  somme  de 
i'or  extrait  diminua  de  beaucoup,  bien  que  le  nombre  des  mineurs 
fût  doublé  et  triplé;  aussi  est-ce  durant  cette  période  que  le  dés- 
ordre parvint  à  son  comble. 

Le  droit  exigé  des  mineurs  par  le  gouvernement  cplonial  à  titre 
de  licence  fut  surtout  pendant  longtemps  une  continuelle  occasion 
de  griefs  et  de  troubles.  Les  fameuses  mines  de  Ballarat,  situées  à 
»oixante-dix-huit  milles  seulement  de  Melbourne  et  à  soixante  de 
Oeelong,  avaient  attiré  par  leur  proximité  et  leur  richesse  un  nombre 
considérable  de  mineurs.  A  plusieurs  reprises,  elles  furent  le  théâtre 


LES    EUROPÉENS    DANS   l'OCÉANIE.  103 

de  luttes  sanglantes.  En  décembre  1854,  les  mineurs  se  réunirent, 
brûlèrent  les  licences,  se  mirent  en  insurrection  ouverte,  et  procla- 
mèrent la  suppression  de  cet  impôt.  Le  gouverneurmarcha  contre 
eux  à  la  tête  d'un  corps  d'armée;  il  y  eut  à|Bakery-Hill  un  enga- 
gement, dans  lequel  un  grand  nombre  d'hommes  périrent  de  part 
et  d'autre,  et  Ballarat  porta  longtemps  des  traces^de  dévastation  et 
de  fureur. 

Jamais  en  Australie  les  mines  n'ont  été  [abandonnées  à  elles- 
mêmes;  dès  l'origine,  le  gouvernement  colonial  y  délégua  des  agens 
en  permanence  dont  les  tentes,  reconnaissables  à  leur  toile  bleue  et 
aux  factionnaires  chargés  de  les  garder,  s'alignaient  au  milieu  du 
campement  général.  Ces  tentes  sont  aujourd'hui  remplacées  par  de 
jolis  cottages  divisés  en  autant  de  compartimens  et  de  pièces  que 
l'exigent  les  besoins  du  service,  et  où  l'on  trouve  tout  ce  qui  est  né- 
cessaire à  une  vie  comfortable.  Les  agens  sont  chargés  d'inscrire  les 
nouveau-venus,  de  percevoir  les  droits,  de  garder  l'or  en  dépôt,  et 
de  régler  les  contestations.  Peu  à  peu,  grâce  à  ces  officiers  et  plus 
encore  à  l'intérêt  général,  qui  réclamait. la  paix,  la  situation  des 
mineurs  et  l'état  des  mines  se  sont  sensiblement  améliorés.  Un  droit 
sur  l'or  a  remplacé  cette  odieuse  licence  que  tous,  heureux  et  mal- 
heureux, devaient  payer.  Les  grandes  machines  et  les  entreprises 
par  compagnies  se  sont  en  partie  substituées  aux  forces  et  aux  res- 
sources individuelles,  non  sans  opposition  toutefois,  car  les  travail- 
leurs de  tous  pays  se  sont  longtemps  révoltés  et  mis  en  lutte  contre 
les  capitalistes  et  les  entrepreneurs  qui  prétendaient  se  servir  de 
leurs  bras  pour  s'enrichir  à  distance.  A  la  longue  il  a  fallu  céder. 
Aujourd'hui  le  territoire  aurifère  est  vendu  ou  affermé  à  des  compa- 
gnies ou  à  des  particuliers,  et  l'homme  qui  arrive  aux  mines  avec 
ses  bras  pour  seul  capital  n'a  d'autre  ressource  que  de  les  louer, 
à  moins  que,  servi  par  le  hasard,  il  ne  trouve  à  exercer  le  jumping. 
C'est  un  droit  ou  plutôt  une  convention  admise  par  les  mineurs  et 
consistant  en  ce  que  toute  terre  du  centre  d'exploitation  à  laquelle 
on  n'a  pas  travaillé  durant  vingt-quatre  heures,  les  grandes  fêtes 
exceptées,  tombe  dans  le  domaine  public,  et  peut  être  saisie  par 
quiconque  se  présente.  Nombre  d'hommes  aux  aguets  se  tiennent 
toujours  prêts  à  sauter,  comme  dit  le  mot  anglais,  sur  le  champ  d' au- 
trui; aussi  le  jumping,  que  les  autorités  n'ont  pu  faire  disparaître, 
continue-t-il  d'être  un  prétexte  de  violences  et  de  fréquens  désordres. 

Aux  mines  mêmes,  des  demeures  comfortables  et  parfois  élégantes 
ont  été  bâties;  des  champs  ont  été  mis  en  culture,  et  parmi  les 
huttes  et  les  tentes  on  voit  se  dresser  des  hôtels,  des  fermes  et  des 
villas.  Tout  cela,  comme  une  fourmilière,  est  animé  par  une  inces- 
sante activité.  Les  hommes  manœuvrent  les  machines,  agitent  l'eau, 
frappent  le  rocher.  Les  femmes,  qui  aujourd'hui  sont  en  grand  nom- 


iOh  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

bre,  lavent,  font  la  cuisine,  élèvent  des  animaux  de  basse-cour.  11 
y  en  a  qui  travaillent  aux  mines,  et  parmi  celles-là  quelques-unes  se 
distinguent  par  un  costume  commode,  et  qui  n'est  pas  dénué  d'élé- 
gance; il  consiste  en  un  chapeau  où  flotte  un  large  ruban,  et  en  un 
justaucorps  assez  semblable  à  celui  que  portent  les  amazones.  Il  ne 
faudrait  pas  croire  en  effet  que.  les  femmes  qui  se  sont  condamnées 
à  cette  rude  existence  aient  banni  toute  coquetterie.  Le  dimanche, 
jour  de  repos  général,  on  en  voit  revêtues  de  costumes  qui,  dit  un 
des  visiteurs  de  Bendigo,  ne  seraient  pas  déplacés  dans  les  prome- 
nades de  Londres;  les  mantelets,  les  chapeaux,  les  ombrelles,  ne 
font  pas  défaut.  Ainsi  parées,  elles  vont  et  viennent  dans  les  longues 
rues  que  forme  l'alignement  des  tentes,  ou  s'assoient  à  la  porte  de 
leurs  demeures  avec  leurs  enfans,  car  il  y  a  là  nombre  de  familles 
au  grand  complet.  Les  hommes,  le  dimanche,  réparent  leur  cabane 
ou  leur  tente,  s'exercent  à  divers  jeux,  fument;  d'autres  vont  aux 
offices  religieux.  Tout  le  long  du  chemin,  sur  les  arbres  à  gomme, 
sont  placardées  des  affiches  indiquant  que  tel  jour,  à  telle  heure, 
les  ministres  de  telle  ou  telle  communion  prêcheront  un  sermon  ou 
célébreront  un  office.  En  effet,  dans  cette  foule  d'hommes  de  tous 
les  pays,  la  plupart  des  cultes  sont  représentés.  Des  églises  en  toile, 
en  bois,  rarement  en  pierre,  spécimens  d'architecture  simple  et  pri- 
mitive, se  dressent  parmi  les  huttes  et  les  tentes  ;  des  ministres  des 
mille  sectes  protestantes  sont  installés  le  moins  mal  possible  avec 
leur  famille;  ils  se  livrent  à  toute  sorte  de  petits  travaux  en  dehors 
de  leurs  fonctions  sacerdotales,  et  de  temps  en  temps  prêchent  un 
sermon  dont  le  texte  est  presque  toujours  le  mépris  des  richesses, 
les  mauvais  effets  de  la  cupidité,  et  les  désastreux  résultats  d'une 
poursuite  trop  ardente  des  biens  de  ce  monde. 

Avec  leurs  églises,  les  mines  ont  aussi  leurs  théâtres.  En  1855,  à 
celui  du  district  de  Greswick,  vaste  hangar  recouvert  de  toile,  le 
prix  des  premières  places  était  de  5  shillings,  et  celui  des  secondes 
de  moitié.  Un  commissaire  des  mines,  qui  assistait  alors  à  une  repré- 
sentation, affirmait  que,  vu  le  lieu  et  les  circonstances,  il  n'y  avait 
pas  trop  à  se  plaindre  de  l'exécution.  Quant  aux  débits  de  liqueurs, 
ils  avaient  été  prohibés  tout  d'abord  dans  les  districts  aurifères,  si 
bien  que  les  mines  étaient  à  peu  près  le  seul  endroit  du  Victoria  où 
régnât  la  tempérance;  mais  les  débits  clandestins  s'étaient  établis 
en  si  grand  nombre,  malgré  la  pénalité  rigoureuse  qui  les  condam- 
nait aux  flammes,  qu'il  a  bien  fallu  en  venir  à  tolérer  l'introduction 
des  spiritueux.  Financièrement,  la  colonie  n'y  a  pas  perdu  :  les  droits 
prélevés  sur  les  vins  et  liqueurs  dans  tout  le  Victoria  s'élèvent  au 
cbiflre  énonne  d'un  demi-million  de  livres. 

Toutes  les  mines  ont  leurs  papiers  périodiques  qui  les  tiennent  au 
courant  des  découvertes  et  des  progrès  de  l'exploitation.  La  feuille 


LES   EUROPÉENS   DANS   l'oCÉANIE.  105 

publiée  à  Ballarat  est  reçue  le  jour  même  à  Geelong  et  à  Melbourne; 
c'est  une  compagnie  particulière  établie  par  des  Américains  qui  se 
charge  du  transport.  Tous  les  jours  partent  de  Melbourne  pour  les 
principaux  placers  diverses  espèces  de  voitures  et  de  chariots;  le 
prix  de  la' place  d'un  passager  avec  son  bagage  est  de  26  shillings 
pour  Ballarat,  et  de  79  pour  Ovens;  ces  deux  points  marquent  les 
limites  extrêmes  de  l'exploitation. 

Tel  est  l'état  actuel  des  mines.  Si  maintenant  on  est  curieux  de 
connaître  la  somme  d'or  déversée  par  l'Australie  dans  la  circulation, 
la  voici  d'après  les  chiffres  du  compte-rendu  officiel  des  colonies  : 
en  1857,  la  Nouvelle-Galles  a  exporté  de  l'or  pour  une  valeur  de 
223,212  livres  sterling,  et  le  Victoria  pour  11,028,188  livres.  Le 
Victoria  seul,  de  1851  au  15  juin  1858,  a  produit  pour  63,107,478 
livres,  ce  qui  donne  1,577,686,950  francs  d'or  en  sept  ans.  Le  plus 
fort  nugget  ou  lingot  a  été  fourni  par  Ballarat;  il  valait  9,000  livres 
ou  225,000  francs. 

Après  les  sujets  des  trois  royaumes,  au  milieu  desquels  les  Irlan- 
dais et  les  Écossais  tiennent  une  large  place,  la  population  qui  de 
beaucoup  est  la  plus  considérable  aux  mines  et  dans  la  colonie  est 
celle  des  Chinois.  Nous  avons  déjà  examiné  cette  question  spéciale 
de  l'immigration  chinoise  (1),  et  nous  nous  bornerons  à  signaler 
un  fait  qui  à  Melbourne  excitait  l'intérêt  par  sa  singularité  :  c'est  le 
mariage  d'un  Chinois  avec  une  Irlandaise.  L'Asiatique  et  la  jeune 
Européenne  avaient  un  joli  enfant,  et  pai-aissaient  vivre  en  fort 
bonne  intelligence.  Après  les  Chinois  viennent  les  Allemands.  L'im- 
migration allemande,  favorisée  par  l'administration  coloniale,  qui 
cherchait  à  introduire  en  Australie  des  hommes  sachant  travailler  la 
vigne,  a  précédé  la  découverte  de  l'or.  De  1849  à  1850,  un  millier 
d'Allemands  entra  dans  l'Australie.  Aujourd'hui  on  évalue  leur  nom- 
bre à  environ  six  mille.  Ils  pubhent  à  Melbourne  un  journal  hebdo- 
madaire. Ils  ne  sont  pas  seulement  mineurs,  mais  jardiniers,  fer- 
miers, laboureurs.  Quelques-uns  d'entre  eux  ont  des  connaissances 
assez  remarquables  comme  ingénieurs  et  naturalistes.  La  plupart 
ont  conservé,  au  milieu  de  la  démoralisation  générale,  leurs  habi- 
tudes d'ordre  et  leurs  qualités  de  famille  ;  costume  et  maisons,  tout 
ce  qui  leur  appartient  a  retenu  le  cachet  de  leur  pays  ;  dans  les 
champs,  on  reconnaît  leurs  femmes  à  leur  air  de  santé  et  à  leur  coif- 
fure nationale.  Comme  ils  sont  venus  moins  pour  faire  fortune  que 
pour  vivre,  ils  travaillent  avec  patience  et  régularité.  Ce  sont  les 
honnêtes  gens  de  la  colonie.  Le  dimanche ,  on  les  voit  aller  aux  of- 
fices, et  leur  grand  plaisir  est  de  se  réunir  pour  chanter  en  chœur 
des  airs  de  leur  pays. 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  novembre  1858. 


iOO  REVUE   DES   DEUX   MONDES* 

A  côté  d*eux  se  trouvent  en  assez  grand  nombre  des  Italiens,  sur- 
tout des  Piémontais.  La  plupart  s'emploient  aux  mines  du  mont 
Alexandre,  près  de  Gastlemaine.  Les  Américains  sont  venus  aussi 
apporter  leur  part  d'activité  et  d'industrie.  Us  occupent  tout  un 
quartier  de  Melbourne,  au  milieu  duquel  flotte,  sur  l'hôtel  de  leur 
consul,  le  drapeau  aux  bandes  étoilées.  Initiative,  concurrence,  en- 
treprises hardies,  tout  ce  qui  fait  reculer  les  autres  est  la  part  qu'ils 
s'adjugent.  Ils  se  réunissent  annuellement  à  l'occasion  de  leur  fête 
nationale  du  4  juillet,  et  passent  trois  jours  en  réjouissances.  Le 
gouvernement  ne  voit  pas  rappeler  ce  souvenir  d'indépendance  avec 
plaisir;  frère  Jonathan  répète  bien  souvent  d'ailleurs  à  son  jeune 
parent  d'Australie  que  les  peuples  nouveaux  ont  plus  de  sève  et  de 
valeur  que  les  vieilles  nations. 

Quant  aux  Français,  ils  sont  assez  nombreux.  Le  commerce  du  vin 
de  Bordeaux  et  de  l'eau-de-vie  est  en  grande  partie  dans  leurs  mains. 
Aux  mines,  ils  sont  actifs  et  turbulens,  changent  volontiers  d'habi- 
tudes, retiennent  peu  de  chose  de  leur  nationalité,  et  ne  font  pas 
corps  autant  que  les  autres  peuples.  Un  touriste  anglais  racontait, 
il  y  a  deux  ans,  qu'il  rencontra  un  jour,  gardant  philosophique- 
ment des  moutons,  un  jeune  homme  dont  la  physionomie  distinguée 
contrastait  avec  de  grossiers  vêtemens.  La  conversation  engagée', 
l'Anglais  est  surpris  de  trouver  à  son  interlocuteur  une  variété  de 
connaissances  peu  communes;  il  s'informe  des  circonstances  qui 
l'ont  conduit  au  bord  de  Bet-Creek  et  de  pilce-Range,  et  apprend  que 
ce  jeune  homme,  Français  de  naissance,  a  été  pris  un  jour  d'une 
soif  irrésistible  de  mouvement  et  de  curiosité  en  lisant  des  descrip- 
tions de  l'Australie  dans  les  journaux  anglais.  Il  est  parti.  Débar- 
qué à  Melbourne,  il  a  vu  son  petit  capital  rapidement  absorbé  par 
de  timides  essais  de  commerce.  11  a  couru  aux  mines;  mais,  mal 
exercé,  mal  outillé,  presque  toujours  exploité  dans  cette  foule  où  il 
n'a  pas  d'amis,  le  Français  échoue  là  où  peut-être  eût  réussi  un  jeune 
Chinois.  Il  est  revenu  à  la  ville;  malheureusement  il  n'est  ni  maçon, 
ni  jardinier,  ni  charpentier,  ni  cordonnier,  ni  tailleur,  et  ne  sait  que 
faire.  Si  le  public  s'y  prêtait,  il  pourrait  essayer  de  lui  faire  goû- 
ter dans  des  lectures  la  poésie  des  Géorgiques,  le  charme  d'Horace, 
ou  se  livrer  à  des  études  de  littérature  comparée  ;  mais  au  Victo- 
ria on  a  peu  le  goût  des  lettres.  Alors  il  ne  lui  restait  qu'à  choisir 
entre  les  professions  de  domestique,  de  portefaix,  et  de  gardeur  de 
troupeaux.  Il  a  préféré  la  dernière.  Ce  n'est  d'ailleurs  pas  un  mau- 
vais niétier  :  son  maître  lui  donne  AO  livres,  et  le  défraie  de  tout,  et 
on  lui  a  expliqué  qu'avec  de  l'économie  il  aura  dans  trois  ans  le 
moyen  d'acquérir  un  troupeau  et  de  l'exploiter  à  son  compte.  Si  un 
parent  auquel  il  s'est  adressé  dans  l'espoir  d'obtenir  les  fonds  né- 
cessaires pour  rentrer  en  France  ne  lui  répond  pas,  qui  sait  si  un 


LES   EUROPEENS   DANS   l'oCÉANIE.  107 

[jour  il  ne  sera  pas  un  des  squatters  les  plus  hardis  et  des  settlers  les 
plus  riches  de  l'Australie? 

Les  settlers  et  les  squatters  sont  deux  classes  d'hommes  qui,  sui- 
yant  des  modes  d'existence  divers,  et  au  milieu  de  rivalités  qui  ne 
•  sont  pas  éteintes,  ont  beaucoup  aidé  l'une  et  l'autre  au  développe- 
ment colonial.  Les  premiers  sont  des  colons  réguliers  légalement 
établis  sur  des  terrains  qu'ils  mettent  en  culture;  les  autres  sont 
des  sortes  de  pasteurs  menant  avec  eux  de  grands  troupeaux,  et 
marchant  à  la  découverte  des  terres  arables  et  des  pâturages.  Ils 
occupent  ainsi  de  leur  seule  autorité,  et  sans  titre  légal,  des  terrains 
non  encore  colonisés.  Le  nom  qui  leur  est  appliqué  comportait  dans 
l'origine  l'acception  d'aventuriers  et  de  vagabonds.  Les  conditions 
de  leur  existence  ont  été  autant  que  possible  régularisées  :  tout  le 
Victoria  est  divisé  en  un  millier  de  stations  où  se  dressent  les  fermes 
et  les  habitations  des  squatters,  et  qui  sont  comme  le  centre  de 
leurs  pérégrinations.  Ils  paient  à  la  colonie  10  livres  par  an  pour  le 
parcours  nécessaire  à  quatre  mille  brebis,  et  obtiennent  ainsi  à  titre 
de  bail  des  territoires  pour  un  temps  qui  varie  d'une  à  quatorze 
années.  Ils  n'ont  pas  le  droit  de  vendre  les  produits  tels  que  bois 
et  récoltes.  Les  settlers  ne  voient  pas  sans  jalousie  l'extension  con- 
sidérable que  prend  souvent  la  fortune  de  leurs  aventureux  rivaux; 
ils  prétendent  que  ces  hommes  mettent  obstacle  à  l'exploitation  et  à 
l'acquisition  régulière  du  sol.  Cependant  on  ne  peut  pas  nier  les  ser- 
vices que  les  squatters  ont  rendus  à  l'Australie;  ils  reculent  de  plus 
en  plus  les  limites  de  la  colonisation,  et  si,  comme  on  peut  l'espérer 
après  les  belles  découvertes  de  M.  Gregory,  le  nord  du  continent 
parvient  à  être  rattaché  aux  colonies  de  l'est,  c'est  à  ces  nomades 
que  sera  due  sans  doute  cette  nouvelle  conquête  sur  la  barbarie. 

III. 

Bien  des  personnes  peuvent  se  souvenir  d'avoir  vu  à  l'exposition  de 
1855,  dans  les  galeries  supérieures  du  Palais  de  l'Industrie,  au  mi- 
lieu des  productions  envoyées  par  l'Australie,  les  portraits  de  gran- 
deur naturelle  de  deux  indigènes.  Leurs  traits  étaient  grossiers, 
moins  cependant  que  ceux  des  nègres  d'Afrique,  leurs  cheveux  for- 
maient des  mèches  épaisses  non  laineuses,  leur  peau  était  sombre 
et  luisante  sans  être  absolument  noire.  L'homme,  avec  ses  yeux  en- 
foncés dans  leur  orbite,  avait  un  aspect  farouche;  ses  épaules  et  sa 
poitrine  paraissaient  ne  pas  manquer  de  vigueur.  Le  visage  de  la 
femme  était  humble  et  craintif,  et  la  physionomie  de  tous  les  deux 
se  montrait  également  dénuée  du  rayon  d'intelligence  sans  lequel 
l'homme,  mal  armé  contre  la  nature,  tombe  aux  derniers  rangs  de 
la  création. 


J08  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Quand  et  par  quels  chemins  cette  pauvre  race  qui  s'efface  tous  les 
jours,  et  qui  semble  destinée  à  disparaître  de  l'Australie,  comme 
elle  a  disparu  déjà  de  la  Tasmanie,  a-t-elle  abordé  cette  terre  déshé- 
ritée elle-même,  qui  ne  lui  a  pas  porté  bonheur?  C'est  ce  que  l'ethno- 
logie n'a  pas  bien  établi  encore.  Cependant  on  pense  que  les  nègres 
de  cette  famille  ont  quitté,  il  y  a  de  longues  séries  de  siècles,  la  côte 
orientale  d'Afrique,  pour  s'échelonner  d'étape  en  étape  le  long  des 
grandes  presqu'îles  de  l'Asie  jusqu'à  l'extrémité  de  celle  de  Malacca. 
Dans  rindo-Chine,  une  partie  d'entre  eux  se  serait  unie  à  la  race 
jaune,  et  de  ce  mélange  seraient  sorties  les  familles  du  Siam  et  de 
la  Cochinchine,  qui,  sous  le  rapport  physique  et  intellectuel,  sont 
en  effet  inférieures  aux  Tartares  et  aux  Chinois,  tandis  que  les  au- 
tres, poursuivant  le  cours  de  leur  longue  migration,  auraient  péné- 
tré par  l'archipel  malaisien  dans  l'Australie.  Le  séjour  des  noirs  aus- 
traliens dans  les  péninsules  asiatiques  semble  en  partie  constaté 
par  les  données  philologiques.  En  effet,  on  saisit  des  relations  entre 
les  langues  dravidiennes,  qui  ont  été  parlées  jadis  dans  l'Hindos- 
tan,  et  la  langue  de  l'Australie.  11  n'y  a  qu'une  seule  langue  dans  ce 
vaste  continent;  il  est  vrai  qu'elle  est  divisée  en  d'innombrables 
dialectes,  mais  tous  sont  marqués  des  mêmes  caractères,  et  attes- 
tent, par  la  communauté  de  leur  origine,  l'ancienne  parenté  de 
toutes  les  tribus.  Cette  langue  est  du  nombre  de  celles  dites  d'ag- 
glutination, et  si  les  hommes  qui  la  parlent  sont  les  plus  misérables 
et  les  derniers  de  la  création,  on  ne  saurait  dire  qu'elle  tienne  le 
même  rang,  car,  par  l'adjonction  des  particules  exprimant  des  ca- 
tégories grammaticales  et  la  liaison  des  syllabes  entre  elles,  ce  qui 
constitue  le  caractère  d'agglutination,  elle  est  supérieure  aux  lan- 
gues monosyllabiques.  D'ailleurs,  elle  est  d'une  simplicité  toute 
primitive,  ne  comporte  ni  genres,  ni  mots  abstraits,  ni  noms  géné- 
riques, et  n'a  qu'un  très  mince  vocabulaire. 

Les  pauvres  indigènes  qui  parlent  cette  langue  sont  disséminés 
dans  tout  le  continent  par  familles  peu  nombreuses  sur  le  bord  des 
rivières  et  des  baies  qui  morcellent  les  côtes.  Leurs  tribus  ne  com- 
muniquent qu'exceptionnellement  entre  elles,  et  là  sans  doute  est 
une  des  causes  de  leur  infériorité.  Dans  leurs  querelles  fréquentes, 
les  guerriers  déploient  un  courage  et  une  férocité  sauvages.  Leurs 
armes,  comme  tous  les  instrumens  dont  ils  se  servent,  sont  d'une 
simplicité  rudimentaire;  ce  sont  des  casse- tête,  des  javelines  courtes 
et  longues,  souvent  dentelées,  des  espèces  de  harpons;  il  est  à  re- 
marquer qu'ils  ne  connaissent  pas  l'arc;  c'est  un  fait  très  singulier, 
et  qui  donne  à  penser  que  si  les  Australiens  viennent  de  l'Afrique, 
ils  ont  quitté  cette  partie  du  monde  à  une  époque  très  ancienne,  car 
toutes  les  tribus  y  font  usage  de  cet  instrument  de  guerre.  Les  sau- 
vages de  l'Australie  portent  aussi  des  boucliers  ovales  et  ronds,  à 


lES    EUROPÉENS    DANS   l'oCÉANIE.  109 

l'aide  desquels  ils  parent  avec  une  dextérité  remarquable  les  traits 
et  les  coups.  Des  danses  au  bruit  de  bâtons  frappés  en  cadence, 
des  représentations  mimiques  dans  lesquelles  ils  excellent  à  repro- 
duire les  mouvemens  des  animaux  parmi  lesquels  ils  vivent,  sont 
leur  récréation  favorite,  et  ils  ne  s'y  livrent  guère  que  la  nuit. 
La  lueur  des  grands  feux  qu'ils  allument,  les  plumes  ou  le  feuil- 
lage dont  leurs  têtes  sont  ornées,  les  dessins  blancs  et  rouges  qui 
couvrent  leurs  corps,  la  solitude  des  plaines  et  des  forêts  qui  for- 
ment le  fond  de  la  scène,  tout  cela  donne  à  ces  fêtes  une  apparence 
étrangement  fantastique.  L'indolence  de  leur  caractère  et  de  leurs 
habitudes  rend  assez  rare,  paraît-il,  l'exercice  de  ce  plaisir;  mais 
quand  ils  ont  une  fois  commencé,  ils  s'y  livrent  avec  fureur.  C'est 
surtout  quand  deux  ou  plusieurs  tribus  se  sont  amicalement  ren- 
contrées que  cette  émulation  se  déploie  :  chaque  tribu  danse  seule 
tour  à  tour;  les  femmes,  assises  sur  le  devant  en  ligne  droite  ou 
circulaire,  forment  de  leurs  manteaux  de  cuir  des  espèces  de  tam- 
bours qu'elles  frappent  avec  la  paume  de  la  main,  comme  accom- 
pagnement, et  elles  poussent  en  même  temps  des  sons  gutturaux. 
Les  hommes  s'agitent  en  cadence,  sans  irrégularité,  sans  confu- 
sion ni  méprise,  s'assoient,  s'accroupissent,  se  traînent,  s'élancent 
tous  à  la  fois,  imitant  l'allure  du  kangurou  ou  de  quelque  autre 
animal  avec  une  précision  étonnante.  Leurs  mouvemens  sont  alter- 
nativement lents  et  précipités;  ils  s'élancent  les  uns  vers  les  autres 
avec  de  grands  cris,  comme  dans  leurs  combats,  et  s'arrêtent  su- 
bitement, les  massues  sur  les  têtes,  les  lances  à  la  poitrine.  11  y  a 
des  danses  auxquelles  les  femmes  prennent  part  :  la  tête  ornée  de 
feuillage,  des  bâtons  dans  les  mains,  elles  s'alignent,  s'enlacent, 
tandis  que  les  hom.mes,  se  mêlant  à  elles  et  se  retirant,  vont  et 
viennent  en  cadence.  Il  y  a  aussi  des  danses  licencieuses  et  d'autres 
auxquelles  les  plus  jeunes  femmes  seules  doivent  participer. 

Les  fêtes  ne  se  prolongent  pas  longtemps,  car  ces  hommes,  qui 
sont  condamnés  pour  vivre  à  toujours  errer,  ne  peuvent  ni  s'ag- 
glomérer ni  s'attarder  sur  un  même  point.  Il  faut  se  séparer  pour 
aller,  chacun  dans  sa  direction,  sur  les  territoires  que  les  diverses 
tribus  possèdent,  demander  quelques  moyens  de  subsistance  à  ce 
continent  vaste  et  souvent  propre  à  la  culture,  mais  peu  riche  en 
productions  spontanées.  Les  ressources  de  la  vie  sont,  pour  ces 
hommes  misérables,  la  pêche,  la  chasse,  quelques  racines,  des 
plantes  et  des  écorces.  Les  fourmis,  les  vers,  les  lézards,  les  serpens, 
tout  ce  qui  dans  la  création  révolte  nos  sens  sert  à  leur  nourriture. 
Sur  les  côtes,  ils  se  servent  de  canots  grossiers  où  peuvent  tenir  six 
ou  huit  personnes  ;  dans  les  rivières,  la  pêche  est  abandonnée  aux 
femmes,  et  c'est  à  elles,  en  Australie  comme  sur  toutes  les  terres 
sauvages,  que  sont  dévolus  les  travaux  pénibles.  Tandis  qu'elles 


110  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

portent  des  fardeaux,  bâtissent  leurs  huttes  grossières,  ou  se  tien- 
nent courbées  dans  Teau  et  sous  le  soleil,  les  hommes,  nonchalam- 
ment étendus  à  T ombre,  les  regardent  faire.  Ils  se  réservent  la 
chasse.  Ce  sont  eux  qui  s'avancent  en  rampant  à  travers  les  bois 
jusqu'à  proximité  du  kangurou  pour  le  frapper  du  javelot.  Parfois 
ils  forcent  à  la  chasse  ce  même  animal,  ou  l'attendent  tapis  sous  des 
roseaux  près  de  la  source  où  il  vient  se  désaltérer.  Ils  se  réunissent 
aussi  pour  faire  de  grandes  battues,  incendient  des  espaces  consi- 
dérables, forcent  les  animaux  à  la  fuite,  les  enferment  entre  deux 
rangées  circulaires  de  chasseurs,  et  les  poussent  vers  une  rivière  ou 
dans  des  précipices.  C'est  de  même  à  force  de  ruse  et  de  patience 
que  ces  insulaires  prennent  l'ému,  cette  bizarre  autruche  de  l'Aus- 
tralie, et  l'opossum,  celui  des  marsupiaux  qui  a  le  plus  longtemps 
étonné  les  Européens,  animal  singulier  entre  ceux  que  produit  l'Aus- 
tralie, moins  étrange  cependant  que  l'ornithorynque.  Celui-ci  tient 
du  quadrupède,  de  l'oiseau,  du  reptile  et  du  poisson.  Il  a  la  peau 
couverte  de  poils;  par  son  bec  et  ses  pieds  antérieurs,  qui  sont  pal- 
més, il  ressemble  au  canard  ;  ses  pattes  de  derrière  sont  armées  de 
fortes  griffes  à  cinq  doigts;  on  ne  sait  encore  s'il  faut  le  classer 
parmi  les  ovipares  ou  les  mammifères,  parce  que  les  sujets  dont  on 
s'est  emparé  présentaient  les  caractères  tantôt  de  l'un  et  tantôt  de 
l'autre  genre.  11  se  creuse  des  souterrains  sur  le  bord  des  rivières, 
et,  s'il  est  menacé,  cherche  dans  les  eaux  un  refuge.  C'est  vers  les 
Montagnes-Bleues,  dans  l'ouest  de  l'Australie,  que  l'on  trouve  cet 
animal  dans  la  création  duquel  la  nature  semble  s'être  jouée  de  ses 
propres  règles. 

Les  indigènes  de  l'Australie  sont  anthropophages;  mais  le  canni- 
balisme n'est  pas  chez  eux  une  habitude  et  un  moyen  régulier  d'ali- 
mentation ;  leurs  formes  chétives  témoigneraient  contre  une  telle 
assertion.  Pour  se  livrer  à  cette  abominable  pratique,  ils  se  cachent, 
ils  la  nient,  et  il  est  évident  qu'elle  leur  fait  horreur;  mais  on  n'en 
peut  pas  récuser  l'existence.  Un  des  hommes  qui  ont  montré  le  plus 
de  sympathie  et  de  compassion  pour  cette  race  malheureuse,  le  voya- 
geur Ed.  Eyre,  a  du  reconnaître  lui-même  que  c'est  en  mangeant  de 
la  chair  humaine  que  les  sorciers  établissent  au  milieu  des  tribus 
leur  magique  inHuence,  et  il  n'y  a  pas  vingt  ans,  le  récit  de  quelque 
épouvantable  boucherie  humaine  venait  de  loin  en  loin  épouvanter 
l'Australie-Heureuse. 

U  681  fort  difficile  de  se  faire  une  idée  exacte  des  croyances  de  ces . 
indigènes;  ils  sont  peu  communicatifs  sur  ce  point,  et  leurs  idées  ne 
heuibleut  piLs  nettes.  Parmi  leurs  visiteurs,  les  uns  ont  affirmé  qu'ils 
ont  des  divinités  et  des  pratiques  religieuses,  tandis  que  les  autres 
ont  nié  ce  fait.  11  semble  certain  toutefois  qu'ils  croient  à  un  être 
supérieur,  cause  première  de  toutes  choses,  et  à  une  sorte  d'âme  ou 


LES    EUROPÉENS   DANS   l'oCÉANIE.  111 

d'esprit  distinct  du  corps,  qui,  à  la  mort,  s'en  va  dans  un  grand 
trou  situé  à  l'ouest,  réceptacle  commun  des  âmes.  Selon  quelques- 
uns,  la  mort  n'est  qu'apparente  :  l'esprit,  retiré  dans  les  arbres, 
cherche  pour  s'y  loger  un  nouveau  corps;  mais  beaucoup  d'autres 
pensent  qu'il  s'en  va  au  milieu  des  nuages,  et  que  là,  réalisant 
l'idéal  de  la  vie  terrestre,  il  trouve,  tant  qu'il  veut,  à  manger  et 
à  boire,  sans  jamais  manquer  de  chair  de  kangurou,  de  fourmis 
blanches  et  de  lézards.  D'ailleurs  les  idées  abstraites  leur  sont  in- 
connues, puisqu'ils  n'ont  pas  de  mots  pour  les  rendre.  Quand  on 
leur  demande  la  raison  de  leurs  cérémonies  et  de  leurs  pratiques, 
ils  se  bornent  à  répondre  :  «  Nos  pères  faisaient  ainsi.  »  Un  être 
tout-puissant  qui  habitait  avec  ses  trois  fils  au-dessus  des  nuages  a, 
suivant  certaines  tribus,  tout  produit;  d'autres  disent  que  c'est  un 
grand  serpent  habitant  sur  le  sommet  des  montagnes,  qui  d'un 
coup  de  sa  queue  a  créé  le  monde.  Il  y  a  de  méchans  esprits  qui,  la 
nuit,  rôdent  dans  l'air,  brisent  les  arbres  et  maltraitent  les  hommes; 
le  feu  les  écarte.  Les  éclipses,  les  comètes,  les  phénomènes  inusités 
du  ciel  frappent  ces  pauvres  sauvages  de  terreur,  et  leurs  sorciers 
leur  expliquent  quelles  en  doivent  être  les  terribles  conséquences. 
Ceux  qui  tiennent  ce  rôle  de  sorciers  n'y  arrivent  qu'à  la  suite 
d'initiations  et  d'épreuves;  ils  guérissent  les  maladies,  produisent 
la  pluie,  dissipent  les  nuages;  les  vents  et  la  foudre  leur  obéis- 
sent, et  ils  ont  des  talismans  qui  garantissent  leur  puissance.  Au 
reste,  les  usages  varient  suivant  les  tribus.  A  la  côte  septentrionale 
et  sur  une  partie  de  celle  du  sud,  la  circoncision  est  pratiquée;  il 
en  est  de  même  du  tatouage,  dont  les  formes  varient.  Les  femmes 
subissent  vers  l'âge  de  la  puberté  un  tatouage  particulier  qui  con- 
siste à  sillonner  tout  le  dos  de  lignes  horizontales  que  l'on  enduit, 
quand  le  sang  coule  à  flots,  d'ocre  rouge. 

On  ne  peut  pas  dire  que  ces  sauvages  aient  un  gouvernement,  et 
que  leurs  tribus  reconnaissent  des  chefs;  ce  sont  généralement  des 
vieillards  qui  portent  la  parole  et  qui  dirigent  les  débats  et  les  réu- 
nions. La  polygamie  est  admise  sans  être  très  commune,  à  cause  du 
peu  d'abondance  de  la  nourriture.  Ce  même  motif  a  multiplié  les 
infanticides.  La  femme  est  la  propriété  absolue  de  l'homme.  Les 
pères  et  les  frères  respectent,  à  ce  qu'il  paraît,  leurs  filles  et  leurs 
sœurs  :  c'est  tout  ce  que  l'on  peut  dire  à  l'avantage  de  leur  mora- 
lité. Us  les  échangent  vers  l'âge  de  douze  ans,  contre  des  armes,  des 
ustensiles,  ou  contre  d'autres  femmes.  D'ailleurs  pas  de  cérémonie 
pour  le  mariage  :  le  plus  proche  parent  de  la  fille  lui  ordonne  sim- 
plement de  prendre  son  rocko,  sac  en  cuir  dans  lequel  elle  serre  les 
peaux  qui  lui  servent  de  vêtement,  et  de  suivre  son  nouveau  maître. 
Ces  mariages  n'empêchent  pas  une  sorte  de  promiscuité  et  de  pro- 
stitution commençant  avec  la  première  jeunesse  :  c'est  en  cela  sans 


112  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

doute  que  se  trouve  la  cause  principale  de  rabjection  de  ces  mal- 
heureux et  du  mépris  qu'ils  ont  pour  leurs  femmes.  Ils  n'ont  pas  la 
pudeur  instinctive  de  la  plupart  des  autres  sauvages  :  le  costume 
n'est  destiné  qu'à  les  protéger;  aussi,  entre  les  tropiques,  vont-ils 
absolument  nus.  Des  plumes  ou  des  branchages  sur  la  tête,  de  la 
graisse  dans  les  cheveux,  un  bâton  xians  le  nez,  voilà  toute  leur  pa- 
rure. Plus  au  midi,  comme  il  fait  plus  froid,  la  dépouille  du  grand 
kangurou  ou  quelques  peaux  d'espèces  plus  petites  attachées  gros- 
sièrement ensemble  servent  à  les  garantir.  Leur  industrie  consiste 
dans  la  fabrication  de  nattes,  de  corbeilles  et  de  filets  d'écorce. 
Souvent  dans  leurs  pérégrinations  ils  couchent  à  terre  ou  dans  des 
trous,  et  c'est  seulement  lorsqu'ils  doivent  séjourner  quelque  temps 
en  un  lieu,  durant  les  mois  humides  et  froids  de  juillet  et  d'août, 
qu'ils  font  bâtir  par  leurs  femmes  des  huttes  ou  des  tanières  d'é- 
corce et  de  branchages. 

Les  cérémonies  des  funérailles  varient  selon  les  tribus.  En  géné- 
ral, quand  un  de  ces  hommes  a  terminé  sa  misérable  existence,  ses 
proches  suspendent  son  cadavre  sur  un  lit  de  branches,  où  les  oi- 
seaux du  ciel  en  font  pendant  quelques  jours  leur  pâture,  puis  on 
le  dépose  dans  une  fosse,  la  tête  tournée  du  côté  de  l'occident. 
D'ailleurs  il  n'y  a  pas  beaucoup  de  respect,  ni  pour  les  vieillards, 
ni  pour  les  morts. 

Telle  est  dans  sa  triste  réalité,  et  d'après  les  descriptions  d'hommes 
qu'on  ne  peut  soupçonner  ni  de  partialité  ni  d'exagération,  la  con- 
dition des  sauvages  de  l'Australie.  On  ne  saurait  voir  sans  une  émo- 
tion douloureuse  tant  de  misère  et  d'abjection;  on  se  demande  s'il 
est  possible  que  des  races  aient  été  créées  pour  vivre  dans  l'abru- 
tissement et  s'éteindre  dans  la  misère.  Tous  les  jours,  celle-ci  re- 
cule et  diminue;  les  Européens  lui  ont  apporté  l'eau-de-vie,  qui  la 
dévore,  des  maladies  qui  tarissent  et  corrompent  la  reproduction 
dans  sa  source,  et  les  settlers,  les  squatters  chassent  ces  malheureux 
avec  plus  d'acharnement  que  le  kangurou  et  le  chien  sauvage.  Ce- 
pendant, au  milieu  des  colons,  il  y  a  aussi  des  hommes  généreux 
qui  se  sont  demandé  si  telle  devait  être  la  conduite  de  l'homme 
blanc;  une  société  de  protection  s'est  formée  en  faveur  des  indigènes; 
des  missions  protestantes  et  uhe  mission  catholique  se  sont  mises  à 
l'œuvre.  Tout  cela  n'a  pas  eu  grand  succès  :  le  jeune  sauvage  n'est 
pas  dénué  d'intelligence,  il  s'adoucit  et  devient  même  aiïectueux, 
mais  des  bancs  de  son  école  il  mesure  les  vastes  espaces  où  sa 
famille  erre  en  liberté;  l'ordre,  la  régularité,  la  vie  sédentaire  lui 
pèsent;  la  civilisation  avec  tous  ses  profits  ne  le  touche  pas.  Espé- 
rons néanmoins  que  la  philanthropie  anglaise  ne  se  lassera  pas  dans 
une  lutte  de  laquelle  dépend  le  salut  de  plusieurs  milliers  d'hommes. 

A  l'exception  de  sa  ceinture  de  rivages,  la  terre  qui  porte  ces 


LES    EUROPÉENS   DANS    l'ocÉANIE.  113 

hommes  semble  elle-même  chétive  et  misérable,  et  c'est  seulement 
aujourd'hui,  comme  l'Afrique,  qu'elle  se  laisse  entrevoir.  L'intérieur 
en  est-il  un  désert,  un  plateau,  le  lit  desséché  d'une  ancienne  mer, 
le  bassin  d'une  mer  encore  existante?  y  trouve-t-on  des  oasis  et  des 
moyens  de  communication?  Quand  les  voyageurs  entreprenaient  de 
résoudre  ces  problèmes,  l'Australie  opposait  à  leur  curiosité,  comme 
autant  d'infranchissables  barrières,  à  l'est  ses  Montagnes-Bleues,  à 
l'ouest,  au  sud  et  au  nord,  ses  lacs  salés,  ses  plaines  de  sable,  et  là, 
comme  en  Afrique,  plus  d'un  a  péri  pour  avoir  porté  la  main  sur  le 
voile  dont  s'enveloppait  cette  sauvage  nature.  Enfin  l'homme  l'em- 
porte, il  a  envahi  l'Australie  par  les  quatre  points  de  l'horizon  :  à 
l'est,  au-delà  des  Montagnes-Bleues,  et  au  sud-est,  il  a  été  récom- 
pensé de  sa  persévérance  par  la  découverte  de  splendides  pâturages. 
Moins  heureux  au  midi,  il  s'est  trouvé  en  présence  des  plages  dé- 
solées du  lac  Torrens;  à  l'ouest,  il  a  été  arrêté  par  des  déserts  de 
sable  et  par  des  lacs  salés;  mais  au  nord  il  vient  de  découvrir  avec 
une  rivière  un  chemin  nouveau.  Il  paraît  définitivement  établi  que 
l'intérieur  n'est  qu'un  vaste  désert  :  le  vent  qui  arrive  aux  colonies 
méridionales  après  l'avoir  traversé  dessèche  les  feuilles,  comme  celui 
du  Sahara,  et  tue  les  plantes;  la  lisière  en  est  formée  par  des  plages 
sablonneuses,  couvertes  d'une  herbe  maigre,  et  assez  semblables, 
dit  l'auteur  des  Discoveries  in  Australia,  M.  Stokes,  aux  pampas 
américaines.  A  mesure  qu*on  pénètre  plus  avant,  les  arbrisseaux 
épineux  deviennent  plus  rares  et  plus  chétifs,  et  le  voyageur  voit  se 
dresser  dans  le  plus  lointain  horizon  des  plateaux  arides,  des  mon- 
ticules sablonneux,  des  rochers  nus.  Toutefois  on  pense  que  des  ra- 
mifications de  cours  d'eau  doivent  dessiner  uh  chemin  du  nord  au 
sud  par  lequel  les  indigènes  auraient  traversé  l'île  et  s'y  seraient 
disséminés  sans  suivre  la  longue  route  des  côtes,  et  c'est  princi- 
palement à  la  recherche  de  cette  route  espérée  et  des  rivières  qui 
doivent  la  parcourir  que  des  voyageurs,  partis  les  uns  du  sud  et  les 
autres  du  nord,  se  sont  dévoués. 

Le  lac  Torrens,  qui  a  été  découvert  seulement  en  18/i2  par 
M.  Eyre,  dessine,  dans  les  parties  de  son  lit  qui  sont  connues,  une 
sorte  de  fer  à  cheval  dont  les  extrémités  se  rapprochent  très  sensi- 
blement de  la  côte;  sa  pointe  occidentale  n'est  même  séparée  du 
golfe  Spencer  que  par  un  isthme  extrêmement  étroit.  Il  ne  peut  pas 
ervir  à  l'exploration  intérieure,  parce  qu'il  n'a  aucune  profondeur 
à  une  très  grande  distance  de  ses  bords.  Rien  de  plus  désolé  que 
ses  rivages  :  après  la  saison  sèche,  ils  sont  sillonnés  par  des  cre- 
vasses profondes,  et  après  les  pluies  ils  forment  de  longs  marécages 
et  des  fondrières.  L'eau,  en  se  retirant  par  l'évaporation ,  dépose 
une  couche  de  sel  étincelante.  D'ailleurs  pas  la  moindre  verdure,  le 

TOME   XIX.  '  8 


114  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

paysage  est  aussi  affreux  que  celui  de  la  Mer-Morte.  De  plus,  on  ne  | 
saurait  s*y  faire  une  idée  exacte  de  la  perspective  à  cause  des  pro-  j 
dlgieux  effets  de  la  réfraction  et  du  mirage.  Ce  phénomène  est  tel 
que,  concourant  avec  certaines  autres  circonstances,  il  a  été,  dans 
ces  dernières  années,  la  cause  d'un  débat  très  singulier  entre  des 
explorateurs  également  sérieux.  En  1856  et  1857,  deux  voyageurs, 
MM.  Babbage  et  Goyder,  s'étaient  avancés,  après  les  grandes  pluies 
d'automne,  dans  la  direction  du  lac.  Au  lieu  des  plages  nues  qu'a- 
vaient signalées  leurs  prédécesseurs,  ils  avaient  trouvé  delà  ver- 
dure, une  large  nappe  d'eau  à  peine  saumâtre,  et  dans  le  lointain 
ils  avaient  entrevu  de  riches  prairies.  C'était  la  terre  promise  qui 
devait  mener  les  colons  au  cœur  du  continent.  Par  malheur,  il  a 
bien  vite  fallu  renoncer  à  ces  espérances  ;  plus  tard  vint  la  séche- 
resse, et  on  retrouva  les  plaines  désolées  qu'avaient  signalées  les 
premiers  explorateurs;  la  verdure  née  de  l'inondation  s'était  flétrie  , 
et  desséchée,  l'eau  de  pluie  s'était  évaporée,  et  le  lac  avait  repris 
toute  son  amertume;  quant  aux  richesses  du  sol,  aux  îles,  aux  prai- 
ries, elles  n'étaient,  selon  toute  apparence,  que  le  résultat  des  déce- 
vantes illusions  du  mirage. 

Reconnaissant  qu'il  n'y  a  décidément  rien  à  espérer  de  ce  côté, 
les  voyageurs  se  sont  tournés  vers  la  pointe  orientale  du  lac,  et 
dans  les  premiers  mois  de  1858,  trois  corps  d'exploration  quittaient 
Adélaïde.  Le  premier  est  revenu  sans  résultat  après  avoir  épuisé  ses 
provisions;  le  second,  dirigé  par  M.  Babbage,  n'a  trouvé,  en  errant 
dans  les  affreuses  solitudes  qu'il  s'efforçait  de  franchir,  que  des 
traces  du  désastre  qu'avait  subi  la  troisième  expédition,  composée 
de  trois  voyageurs,  MM.  Goulthard,  Scott  et  Brooks.  Yoici  la  partie 
de  la  triste  dépêche,  datée  du  16  juin  dernier,  qui  annonce  à  la  co- 
lonie que  l'amour  de  la  science  et  des  voyages  a  fait  de  nouvelles 
victimes  :  «...  J'ai  trouvé  le  corps  de  M.  Goulthard  étendu  sous  un 
buisson;  à  quelques  pas  se  trouvaient  sa  cantine  et  tout  son  équipe- 
ment. Sur  un  des  côtés  de  cette  cantine  en  étain,  offrant  une  surface 
convexe  de  douze  pouces  de  long  sur  dix  de  large,  le  malheureux 
voyageur  avait  gravé  avec  un  clou  ou  la  pointe  de  quelque  instru- 
ment les  mots  suivans  :  «Je  n'ai  nulle  part  rencontré  d'eau  douce; 
je  ne  sais  depuis  combien  de  temps  j'ai  quitté  Scott  et  Brooks,  je 
crois  que  c'est  lundi.  Après  avoir  saigné  Pompée  pour  vivre  de  son 
sang,  j'ai  pris  le  cheval  noir  pour  chercher  de  l'eau,  et  la  dernière 
chose  dont  je  me  souvienne  est  de  lui  avoir  ôté  la  selle  et  de  l'avoir 
laUsé  aller  jusqu'à  ce  qu'il  n'ait  plus  eu  de  force.  Je  ne  sais  com- 
bien de  t^rops  s'est  écoulé  depuis  :  deux  ou  trois  jours?  Je  l'ignore. 
Ma  langue  est  collée  à  mon  palais,  et  je  ne  vois  plus  ce  que  j'ai  écrit. 
4e  sen»  que  c'est  la  dernière  fois  que  je  puis  exprimer  mes  senti- 


I 


LES   EUROPÉENS   DANS   l'OCÉANIE.  115 


mens...  Faute  d'eau,...  mes  yeux  se  troublent,  ma  langue  brûle,... 
je  n'y  vois  plus...  Dieu  m'aide!...  » 

M.  Babbage  s'est  mis  à  la  recherche  des  deux  compagnons  de 
l'infortuné  Goulthard.  Sous  le  rapport  scientifique,  il  n'y  a  guère 
lieu  d'espérer  qu'il  soit  plus  heureux  que  ses  prédécesseurs;  mais 
plus  à  l'est  encore,  il  y  a  un  autre  chemin  :  c'est  celui  que  la  ri- 
vière Murray,  avec  ses  affluens  le  Darling,  le  Lachlan  et  le  Murrum- 
bidge,  ouvre  dans  l'intérieur.  Il  ne  faut  pas  croire  cependant  que 
ce  chemin  soit  sûr  et  facile;  l'embouchure  du  Murray  a  longtemps 
été  jugée  impraticable  à  cause  de  la  violence  du  ressac  et  des  bas- 
fonds  sur  lesquels  la  mer  briso  avec  fureur.  La  rivière  elle-même  est 
obstruée  par  mille  obstacles  :  ce  sont  des  bancs  de  sable,  des  bar- 
rages séculaires  formés  de  troncs  d'arbres  entrelacés.  Puis,  par  un 
phénomène  particulier  à  ce  continent  bizarre,  telle  est  l'absorption 
du  sol  ou  la  force  de  l'évaporation  que  les  rivières  affluentes  n'aug- 
mentent pas  le  volume  d'eau  du  fleuve,  souvent  moins  considérable 
au-dessous  qu'au-dessus  de  sa  jonction  avec  elles.  Le  Murray  a  été 
remonté  pour  la  première  fois  en  novembre  1853,  après  la  fonte 
des  neiges  sur  les  Alpes  australiennes,  par  un  steamer  placé  sous  les 
ordres  du  capitaine  Th.  Cadell.  Ce  n'est  pas  dans  la  mer  même  que 
ce  fleuve  débouche,  mais  dans  un  lac  appelé  Alexandrina,  large 
nappe  d'eau  dont  l'entrée  est  difficile  et  dangereuse,  et  qui  ne  peut 
en  aucune  saison  porter  des  bâtimens  tirant  plus  de  cinq  pieds.  A 
son  entrée  dans  le  lac,  et  dans  le  voisinage  de  la  bourgade  de  Wel- 
lington, qui  est  bâtie  sur  ses  bords,  le  fleuve  n'a  pas  moins  de  deux 
cents  yards  de  large  et  de  dix  fathoms  de  profondeur  (1).  Il  ne  tarde 
pas  à  se  diviser  et  à  remonter  dans  l'est  et  le  nord-est  en  plusieurs 
ramifications  parmi  lesquelles  ce  n'est  pas  le  Murray,  mais  celle  qui 
porte  le  nom  de  Wakul  qui  paraît  la  plus  considérable.  Le'  volume 
d'eau  est  très  inégal,  et  ni  l'accession  du  Darling,  ni  celle  du  Mur- 
rumbidge  ne  semblent  l'augmenter.  Au-dessus  de  leur  confluent,  le 
Murray  et  le  Wakul  se  contournent,  deviennent  tortueux  et  embar- 
rassés. Les  crues  de  ces  rivières  sont  subites  et  très  inégales.  Sur 
les  bords  s'étendent  des  pâturages  et  des  terres  propres  à  l'agricul- 
ture; des  arbres  assez  grêles,  d'essences  diverses,  poussent  le  long 
des  rives  et  dans  les  îles.  Sans  produire  encore  de  très  amples  résul- 
tats,, cette  exploration  a  servi  à  indiquer  que  les  investigations  de- 
vaient se  diriger  de  ce  côté  de  l'Australie  plutôt  que  vers  les  régions 
désolées  découvertes  par  MM.  Eyre  et  Sturt  au  nord  du  lac  Torrens. 
Les  voyageurs,  qui  procèdent  du  nord  à  l'est,  se  proposent  de  recon- 
naître le  cours  supérieur  de  ces  rivières  et  de  découvrir  les  régions 
qu'elles  doivent  fertiliser. 

(l)  Le  yard  vaut  915  millimètres,  et  le  fathom  le  double. 


116  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Les  golfes  de  Carpentarie  et  de  Cambridge  versent  dans  la  mer 
qui  sépare  l'Australie  de  la  Nouvelle-Guinée  un  nombre  assez  con- 
sidérable de  rivières.  La  plupart,  malgré  les  apparences  favorables 
que  présentent  parfois  leurs  embouchures,  ont  peu  d'étendue,  et  ce 
n'était  pas  une  petite  difficulté  que  de  discerner,  au  milieu  de  l'ir- 
régularité des  faits  géographiques  et  physiques  qui  se  produisent 
dans  ce  continent,  ceux  des  cours  d'eau  au  moyen  desquels  il  sera 
possible  de  pénétrer  dans  l'intérieur.  Enfin,  dans  une  exploration  qui 
dura  de  4837  à  1843,  M.  J.-L.  Stokes  eut  le  bonheur  de  reconnaître 
qu'une  rivière  qui  débouche  dans  le  golfe  de  Cambridge,  et  à  la- 
quelle il  donna  un  nom  dont  le  patriotisme  anglais  devrait  un  peu 
moins  abuser  dans  l'intérêt  de  la  clarté  géographique,  celui  de  Vic- 
toria, est  suceptible  d'être  remontée  par  un  steamer ^  et  peut,  sur  un 
espace  assez  étendu,  servir  de  guide  pour  une  exploration  intérieure. 
Peu  après,  de  1SA5  à  1846,  un  homme  dont  le  nom  se  rattache  aussi 
tristement  à  l'histoire  des  découvertes  australiennes  que  celui  de 
Franklin  au  pôle  arctique,  Leichardt,  dans  un  parcours  d'environ 
deux  cents  lieues,  reconnaissait  par  terre  les  côtes  de  l'Australie,  de 
Port-Essington  au  nord  à  la  baie  Moreton  à  l'est.  En  1848,  le  même 
voyageur  se  lança  de  nouveau  à  la  découverte,  et  plus  ambitieux 
cette  fois,  il  résolut  de  traverser  le  continent  dans  toute  sa  largeur. 
Dix  années  se  sont  écoulées  depuis  son  départ  sans  qu'aucun  rensei- 
gnement ait  éclairci  les  mystères  de  sa  destinée,  soit  qu'il  ait  péri 
sous  les  coups  d'un  sauvage,  ou  que  la  soif  et  la  faim  l'aient  lente- 
ment tué  dans  les  déserts  de  sables. 

Autant  pour  reconnaître  la  rivière  Victoria  que  pour  tâcher  d'ob- 
tenir quelques  nouvelles  de  cet  infortuné  voyageur,  M.  Gregory, 
déjà  connu  par  deux  voyages  accomplis  dans  l'intérieur  en  1846  et 
1852,  reçut  la  mission  de  remonter  la  rivière  aussi  loin  que  possible 
et  de  chercher  un  chemin  qui  conduisît  du  point  le  plus  méridional 
du  golfe  de  Carpentarie  à  la  baie  de  Moreton,  d'oii  Leichardt  était 
parti  en  1848.  L'expédition  placée  sous  la  direction  de  cet  explora- 
teur se  composait  de  vingt  et  une  personnes,  parmi  lesquelles  figu- 
raient des  géologues,  des  botanistes  et  des  dessinateurs;  elle  em- 
menait cinquante  chevaux,  deux  cents  moutons,  des  chariots,  des 
munitions  et  des  vivres  en  abondance;  en  outre,  une  goélette  et  un 
schooner  devaient  seconder  ses  mouvemens,  la  ravitailler,  et,  s'il 
était  possible,  remonter  le  Victoria.  Cette  expédition,  divisée  en  deux 
corps,  partit  le  25  septembre  1855  du  cap  qui  dessine  à  son  extré- 
mité septentrionale  l'embouchure  de  la  rivière.  L'extrême  chaleur, 
le»  fatigues  de  la  marche  et  souvent  le  défaut  de  pâturages  firent  tout 
d'abord  périr  un  grand  nombre  d'animaux  ;  quelques-uns  furent 
aussi  la  proie  des  alligators  qui  pullulent  dans  les  moindres  cours 
d'eau  de  cette  côte.  Des  avaries  subies  par  le  schooner  au  milieu 


LES    EUROPÉENS   DANS   l'oCÉANIE.  Ml 

des  récifs  et  des  bas- fonds  qui  obstruent  la  rivière  retardèrent  l'ex- 
pédition, si  bien  que  ce  fut  seulement  vers  la  fin  d'octobre  qu'elle 
atteignit  la  chaîne  de  montagnes  à  laquelle  M.  Stokes  a  donné  son 
nom,  Stokes-Ranges,  et  qui  marque  le  point  extrême  atteint  par  ce 
voyageur.  Une  succession  de  plaines  boisées,  de  riches  pâturages 
et  de  plateaux  sablonneux  coupés  de  blocs  de  grès  quelquefois 
énormes,  et  de  chaînes  de  montagnes  d'une  médiocre  hauteur,  tel 
était  l'aspect  général  du  paysage,  suivant  que  la  région  était  arro- 
sée ou  privée  d'eau.  Les  deux  derniers  mois  de  l'année  furent  em- 
Sployés  à  une  excursion  le  long  de  la  vallée  de  Victoria. 
Rien  d'inégal  et  de  bizarre  comme  les  rares  fleuves  de  l'Australie  : 
le  Victoria  coulait,  entre  des  berges  énormes,  à  neuf  cents  pieds  au- 
dessous  des  hauteurs  qui  dessinent  sa  vallée,  et  les  déchirures  que 
ses  eaux  avaient  tracées  sur  leurs  flancs  durant  ses  inondations  pé- 
riodiques accusaient  un  changement  de  niveau  de  cent  pieds.  En  se 
retirant,  elles  avaient  fécondé  le  sol,  qui  s'était  couvert  de  riches 
pâturages.  A  l'époque  de  l'année  où  l'observait  M.  Gregory,  le  fleuve 
commençait  à  grossir  ;  chaque  jour  amenait  une  crue  énorme,  et  les 
voyageurs  se  retirèrent  devant  son  débordement.  Le  point  extrême 
auquel  M.  Gregory  parvint  sur  les  bords  du  Victoria  approche  du 
dix-septième  parallèle.  Quant  au  schooner,  ses  avaries  ne  lui  per- 
mirent pas  de  remonter  au-delà  de  trente  milles.  L'expédition  ne 
borna  pas  toutefois  ses  travaux  à  cette  incomplète  reconnaissance  : 
en  continuant  à  se  diriger  droit  dans  le  sud,  à  travers  des  plaines  im- 
menses où  pousse  par  places  inégales,, au  milieu  d'un  sable  rougeâ- 
tre,  une  herbe  rare  et  maigre,  et  après  avoir  contourné  des  chaînes 
de  collines  de  grès  et  de  granit,  les  voyageurs  parvinrent  à  une 
plaine  couverte  d'herbes  et  de  roseaux  qui  annonçait  l'approche  d'un 

I'^  nouveau  cours  d'eau.  En  effet,  ils  ne  tardèrent  pas  à  atteindre,  vers 
|b  le  18"  degré  de  latitude  sud,  une  rivière  assez  considérable  qui,  après 
quelques  détours  vers  le  nord,  les  conduisit  brusquement  au  sud- 
ouest.  La  rive  droite  en  était  fertile  et  animée  par  une  végétation 
abondante,  tandis  que  la  rive  gauche,  sillonnée  de  longues  collines 
de  grès,  ne  montrait  au  milieu  de  buissons  et  de  broussailles  que  de 
maigres  arbustes.  Cette  rivière,  à  laquelle  les  voyageurs  ont  donné 
le  nom  de  Slurt-Creek,  et  qu'ils  ont  suivie  sur  un  espace  de  trois 
cents  milles,  se  perd  dans  une  suite  de  lacs  salés  à  demi  dessé- 
chés, qui  s'en  vont  peut-être  rejoindre  par  une  série  d'autres  lacs 
le  lit  du  Torrens,  à  cent  ou  deux  cents  lieues  de  là. 

Vainement  M.  Gregory  et  ses  compagnons  tentèrent  de  pénétrer 
au-delà  des  lacs;  à  partir  de  ce  point,  le  désert  commençait  dans 
toute  sa  sauvage  horreur  :  plus  d'herbages,  des  collines  de  grès,  des 
plaines  où  les  coquilles  mêlées  au  sable  attestaient  le  long  séjour 


118  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  eaux.  L'expédition  dut  songer  au  retour;  elle  avait  dépassé  de 
vingt  minutes  le  vingtième  parallèle  au  sud  de  l'équateur.  Elle  re- 
vint à  travers  des  régions  voisines  de  celles  qu'elle  avait  traver- 
sées, et  présentant  la  même  physionomie  alternative  de  sables  et 
de  prairies.  Elle  se  retrouvait  à  son  point  de  départ  en  mai  1856. 
La  fin  de  Tannée  fut  consacrée  à  une  exploration  dans  le  sud-est; 
M.  Gregory  suivit  en  partie  l'itinéraire  tracé  par  Leichardt  dans  son 
voyage  de  1845,  le  long  de  la  côte  nord  et  nord-est;  il  reconnut  la 
rivière  Albert,  plusieurs  autres  de  celles  qui,  coulant  du  sud  au 
nord,  se  déversent  dans  le  golfe  de  Carpentarie,  et  atteignit  à  la  fin 
de  novembre  les  établissemens  les  plus  septentrionaux  de  la  Nou- 
velle-Galles du  Sud,  d'où  il  gagna  la  baie  Moreton,  puis  Sydney. 

Le  résultat  le  plus  net  de  cette  longue  exploration  était  de  démon- 
trer une  fois  de  plus  qu'il  ne  faut  guère  espérer  franchir  en  ligne 
droite  l'Australie;  on  est  arrêté  à  une  certaine  distance  des  côtes 
par  d'immenses  déserts;  les  rivières  ne  peuvent  pas  être  d'un  grand 
secours  à  cause  de  l'inégalité  du  volume  de  leurs  eaux,  des  obstacles 
qui  entravent  leur  cours,  et  aussi  parce  qu'elles  se  perdent  dans  des 
lagunes  ou  même  dans  les  sables.  Toutefois  les  rivages  sont  fertiles 
au  nord  comme  au  sud,  et  une  partie  de  la  vallée  du  fleuve  Victoria, 
avec  ses  terres  cultivables  et  ses  abondans  pâturages,  peut  devenir 
le  foyer  d'un  établissement  qui  aura  pour  se  développer  une  immense 
lisière  de  terres  fertiles  le  long  de  la  mer.  D'une  autre  part,  à  me- 
sure qu'on  s'avance  dans  le  nord-ouest,  les  cours  d'eau  se  multi- 
plient, et  avec  eux  la  végétation.  Il  semble  qu'il  y  ait  là,  entre  l'ex- 
trémité orientale  du  golfe  de  Carpentarie,  la  rivière  Murray  et  ses 
afiluens,  au  nord  et  à  l'ouest  de  la  Nouvelle-Galles  et  de  la  colonie 
de  Victoria,  une  vaste  portion  du  sol  de  l'Australie  qui  puisse  en- 
trer, en  partie  du  moins,  dans  le  domaine  de  la  colonisation,  et  c'est 
sur  ce  point  que  doivent  se  concentrer  désormais  les  efforts  des 
voyageurs  anglais. 

C'est  en  effet  cette  région  que  l'infatigable  Gregory  a  choisie  pour 
le  nouveau  théâtre  de  ses  efforts,  et  il  paraît  que  ses  recherches 
ont  été  couronnées  cette  fois  d'un  plein  succès.  Des  renseignemens 
parvenus  à  la  société  géographique  de  Londres  donnent  à  espérer 
au'en  suivant  la  rivière  Victoria  du  major  Mitchell,  qu'il  faut  bien 
distinguer  de  celle  qui  se  jette  dans  le  golfe  de  Cambridge,  il  aurait 
pu  reconnaître  tout  ce  réseau  de  rivières  dont  nous  ne  tenons  jus- 
qu'ici que  des  fragmens  incomplets,  trouver  des  communications 
les  reliant  entre  elles,  et  ouvrir  à  l'exploitation  des  squatters  et  des 
seflters  de  nouveaux  et  vastes  domaines. 

Pour  compléter  la  série  des  récentes  explorations  dont  l'Australie 
vient  d'être  le  théâtre,  il  nous  reste  encore  à  dire  quelques  mots 


LES   EUROPÉENS   DANS   l'OGÉANIE.  119 

d'une  tentative  faite  pour  la  percer  par  Touest.  En  1854,  M.  R.  Aus- 
tin  est  parti  de  Northam,  sur  la  rivière  des  Cygnes,  avec  le  projet  de 
gagner  Shark-Bay  et  la  rivière  de  Gascogne,  sur  le  vingt-cinquième 
parallèle.  Il  n*a  pas  pu  réaliser  complètement  ce  programme;  après 
une  exploration  qui  a  duré  de  juin  à  novembre,  il  a  dû  s'arrêter  cin- 
quante lieues  plus  au  sud  et  revenir  par  la  rivière  Murchison.  Par- 
tout dans  son  trajet  il  avait  rencontré  des  plaines  sablonneuses,  des 
lacs  salés,  des  montagnes  de  médiocre  hauteur,  puis  çà  et  là,  avec 
quelques  maigres  filets  d'eau  douce,  un  peu  de  végétation  et  des 
prairies. 

Telle  est  donc  dans  son  ensemble  la  condition  présente  de  l'Aus- 
tralie :  des  régions  centrales  arides  et  désolées,  presque  inacces- 
sibles, et  créées,  à  ce  qu'il  semble,  pour  une  éternelle  solitude;  dans 
l'est,  des  contrées  plus  heureuses  qui  commencent  à  se  laisser  pé- 
nétrer; enfin  partout  des  rivages  fertiles,  industrieux,  bruyans 
comme  les  deux  bords  de  l'Atlantique,  et  sur  lesquels  une  jeune 
Amérique  paraît  grandir. 

L'Angleterre  aura  eu  pour  destinée  de  créer  des  empires.  Trop 
étroite  et  trop  peu  féconde  pour  son  peuple  industrieux,  comme  la 
vieille  Phénicie,  elle  lui  a  montré  la  mer;  elle  a  semé  l'Amérique  et 
l'Australie  aux  deux  bouts  de  l'Océan.  A  l'époque  où  les  colonies 
d'Amérique,  assez  fortes  pour  vivre  seules,  se  détachaient,  l'Inde 
commençait  à  devenir  pour  l'Angleterre  un  champ  nouveau  d'in- 
dustrieuse exploitation.  Aujourd'hui  c'est  l'Australie  qui  est  le  but 
préféré  de  l'activité  anglaise.  Si  cette  nouvelle  fille  doit,  comme  son 
aînée,  renier  la  métropole,  il  y  a  dans  le  Soudan,  de  Kuka  à  Sokoto, 
des  régions  riches  et  fertiles  qui  semblent  destinées  à  devenir  à  leur 
tour  un  des  chaînons  de  cette  colonisation  sans  cesse  renaissante. 
C'est  un  beau  spectacle  que  celui  d'un  peuple  renouant  toujours  sa 
trame  et  laissant  partout  sur  son  passage  de  grandes  nations.  La 
foule,  à  laquelle  il  faut  des  intérêts  et  des  profits  pour  mobile  de  son 
activité,  cherche  autour  d'elle,  et  s'en  va  là  où  elle  espère  acquérir; 
mais  avec  elle  marchent  les  législateurs  et  les  savans.  A  côté  des 
intérêts  humains,  ils  fopt  valoir  ceux  de  la  science;  à  la  foule  dés- 
ordonnée ils  imposent  le  frein  de  la  loi  ;  ils  la  dirigent  vers  un  but 
plus  élevé  que  celui  qu'elle  se  proposait,  et  c'est  par  cette  combi- 
naison des  passions  intéressées  avec  les  idées  généreuses  que  se  dé- 
veloppe le  bien-être  physique,  que  s'agrandit  l'horizon,  que  s'élève 
la  conscience  humaine,  et  que  la  race  blanche,  ainsi  armée  de  tout 

^ce  qui  constitue  la  civilisation,  fait  marcher  le  monde. 

• 

Alfred  Jacobs. 


MARGUERITE  DE  TANLAY 


Lorsque  M"'  Marguerite  de  Tanlay  épousa  en  18A0  le  comte  Théo- 
dore de  Vauvert,  elle  avait  vingt  ans  à  peu  près.  Grande,  un  peu 
pâle,  blonde,  la  taille  plate  et  souple,  elle  avait  dans  toute  sa  per- 
sonne un  air  de  délicatesse,  une  retenue  élégante,  une  douceur  timide 
et  peut-être  langoureuse,  qui  donnaient  une  assez  juste  idée  de  son 
caractère.  Elle  était  adorée  du  petit  cercle  de  parens  et  d'amis  qui 
l'entouraient.  On  ne  pouvait  lui  reprocher  qu'une  certaine  recherche 
dans  les  sentimens,  dont  l'expression  pouvait  faire  croire  à  de  l' affé- 
terie, et  une  exaltation  en  quelque  sorte  maladive  dans  toutes  les 
choses  dont  la  source  cachée  est  au  cœur.  C'était  une  susceptibilité 
extrême  avec  des  raffinemens  de  délicatesse  dont  la  franchise  aurait 
été  certainement  suspectée  ailleurs  que  dans  le  salon  de  son  père. 
Ses  admirateurs,  et  elle  en  avait  dans  le  cercle  intime  où  elle  abri- 
tait sa  vie,  la  comparaient  volontiers  à  l'hermine,  qui  ne  veut  pas 
qu'une  tache  souille  la  blancheur  de  sa  robe,  ou  bien  encore  à  une 
de  ces  vierges  élancées,  sveltes,  couronnées  d'un  nimbe  d'or,  qu'on 
voit,  les  yeux  baissés  et  les  mains  jointes,  sur  les  marges  d'un  mis- 
sel. Un  railleur  qui  se  glissait  parfois  dans  le  salon  du  marquis  se 
demandait  pourtant  ce  que  cette  tourterelle  allait  devenir  dans  le 
nid  de  vautours  qu'on  appelle  Paris. 

Ce  qui  d'abord  avait  été  une  tendance  provoquée  certainement 
par  les  langueurs  d'une  constitution  nerveuse  devint  plus  tard  une 
habitude.  M"*  de  Tanlay  se  complut  bientôt  dans  ces  exagérations 
de  sensibilité,  et  s'y  abandonna.  Ce  n'était  point  sa  faute  :  aucun 
esprit  mâle  ne  s'était  trouvé  là  pour  lui  enseigner  la  règle  et  la  me- 
sure, pour  corriger  par  une  parole  ferme  et  de  vigoureux  avertisse- 


MARGUERITE    DE    TANLAY.  121 

mens  ce  que  sa  nature  avait  de  trop  enclin  aux  boursouflures  du 
sentiment  et  aux  recherches  fausses  de  l'esprit.  Le  même  railleur 
qui  traversait  irrégulièrement  l'hôtel  du  marquis  sous  la'  grande 
robe  de  soie  mauve  d'une  cousine  de  province  qui  avait  l'âge  des 
veuves  et  ne  s'était  jamais  mariée  disait  volontiers  de  M"**  de  Tanlay 
qu'elle  avait  été  «  élevée  dans  de  la  confiture.  »  M"**  de  Cocherolles 
avait  raison;  mais  chez  Marguerite  le  bon  naturel,  la  franchise,  les 
meilleures  qualités  du  cœur,  avaient  heureusement  survécu  à  cette 
éducation.  Le  reste  était  comme  ces  buées  d'automne  qui  voilent  un 
beau  paysage  :  elles  peuvent  momentanément  le  cacher,  mais  sans 
lui  faire  rien  perdre  de  sa  grâce  et  de  son  harmonie. 

A  l'époque  où  mourut  M"*"  de  Tanlay,  le  marquis  appela  auprès  de 
lui  ses  deux  sœurs  et  leur  confia  sa  fille  unique,  qui  avait  alors  huit 
ou  neuf  ans.  M.  de  Tanlay,  qui  s'était  marié  vers  la  cinquantaine, 
avait  concentré  toute  son  affection  sur  Marguerite,  fruit  tardif  de  son 
âge  mûr;  c'était  alors  le  seul  lien  qui  le  rattachât  à  la  vie,  la  mort 
de  sa  femme  étant  arrivée  peu  de  mois  après  la  révolution  de  juillet. 
Ce  deuil  et  cette  secousse  lui  inspirèrent,  avec  le  goût  de  la  soli- 
tude, le  besoin  de  réunir  autour  de  lui  les  personnes  qui  tenaient  à 
sa  famille  par  le  sang,  et  qui  étaient  en  communion  de  regrets  et 
de  croyances  avec  lui.  Aucune  de  ses  sœurs  n'avait  d'enfant.  L'une 
avait  perdu  son  mari  en  Espagne,  lors  de  l'expédition  commandée 
par  le  duc  d'Angoulême;  l'autre  était  veuve  d'un  haut  employé  de 
la  maison  du  roi,  mort  en  activité  de  service.  L'hôtel  que  le  marquis 
occupait  rue  du  Cherche-Midi  devint  dès  lors  un  des  endroits  de  Paris 
où  le  culte  de  la  légitimité  et  l'horreur  des  idées  nouvelles  furent  le 
plus  ouvertement  et  le  plus  solidement  professés.  On  n'y  admettait 
personne  qui  n'eût  donné  des  preuves  de  dévouement  ou  d'affection 
à  la  cause  royale.  Nourries  dans  les  mêmes  convictions,  blessées  par 
les  mêmes  événemens,  les  deux  sœurs  de  M.  de  Tanlay  se  groupèrent 
autour  de  lui  avec  un  pieux  empressement,  et  se  dévouèrent  à  Mar- 
guerite. Malheureusement  les  deux  bonnes  dames,  avec  un  cœur  ex- 
cellent, avaient  un  esprit  bien  moins  solide  que  romanesque.  M™*  de 
Sainte-Aure,  grasse,  courte  et  haute  en  couleur,  et  M"'^  d'Ermois, 
maigre,  sèche  et  longue,  se  rencontraient  dans  les  mêmes  idées.  Elles 
étudiaient  le  monde  dans  les  romans  de  M^^'Riccoboni,  et  il  n'était 
point  de  salut  pour  elles  hors  des  choses  qui  sont  marquées  au  coin 
de  la  chevalerie.  Marguerite  prit  le  miel  et  l'essence  de  cette  doc- 
trine; on  ne  lui  fit  voir  de  la  vie  que  ce  qui  n'était  pas  vrai,  et  elle 
grandit  dans  cette  pensée,  que  les  preux  et  les  paladins  étaient  en- 
core de  ce  monde.  Le  marquis  n'était  pas  d'un  caractère  à  réformer 
le  vice  de  cette  éducation,  où  manquait  l'élément  viril,  moins  que 
cela  même,   le  jugement.   C'était  un  homme  parfaitement  droit, 


122  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

honnête,  exact  et  sûr,  mais  dont  Tesprit  étroit  n'allait  pas  loin. 
Autour  de  lui,  il  laissait  faire;  pourvu  que  sa  fille  prît  le  deuil  à 
certaines  dates  consacrées  par  de  loyales  convictions ,  et  fréquen- 
tât Téglise  de  sa  paroisse  avec  régularité,  tout  allait  pour  le  mieux 
dans  son  hôtel. 

Un  très  petit  nombre  d'amis  étaient  assidus  aux  réunions  de 
l'hôtel  de  Tanlay.  Marguerite  en  était  l'idole;  quand  elle  s'appro- 
chait du  grand  piano  à  queue  perdu  dans  le  coin  d'un  vaste  salon 
tendu  de  rouge  où  le  marquis  se  tenait  chaque  soir,  tout  le  monde 
faisait  silence;  les  conversations  étaient  suspendues,  les  joueurs  de 
whist  posaient  leurs  cartes  sur  la  table,  les  bonnes  dames  assises 
près  de  la  haute  cheminée  n'osaient  même  pas  porter  à  leurs  lèvres 
la  tasse  de  thé  qui  refroidissait,  et  les  profonds  politiques  qui  dis- 
cutaient avec  feu,  pareils  à  des  virtuoses  qui  exécutent  de  bril- 
lantes variations  sur  un  thème  convenu,  cessaient  de  rompre  des 
lances  en  faveur  d'une  opinion  qui  leur  était  commune.  Le  morceau 
achevé,  sonate  ou  mélodie,  c'était  soudain  un  chœur  de  louanges. 
Les  deux  tantes  embrassaient  leur  nièce  avec  de  bonnes  larmes  dans 
les  yeux,  les  amis  battaient  des  mains,  et  le  père,  immobile  dans 
son  fauteuil,  regardait  sa  fille  avec  des  airs  de  tête  où  se  lisait 
l'expression  d'un  amour  qui  n'a  plus  qu'un  asile  où  se  reposer.  Les 
hôtes,  poussés  par  la  politesse  à  renchérir  sur  ces  flatteries  déjà 
excessives,  félicitaient  Marguerite  à  grand  renfort  de  phrases  pré- 
tentieuses. 

La  vie  de  M"*  de  Tanlay,  qui  n'avait  encore  pleuré  que  sur  les 
malheurs  de  la  princesse  de  Clèves,  se  passait  fort  paisiblement. 
Marguerite  allait  à  l'église  presque  chaque  jour,  rendait  quelques 
visites  aux  alliés  de  sa  famille,  se  promenait  une  heure  ou  deux, 
soit  en  voiture  au  bois  de  Boulogne,  un  peu  à  l'écart,  soit  à  pied 
dans  le  jardin  du  Luxembourg  quand  il  faisait  beau,  se  montrait 
aux  Italiens  deux  fois  par  mois  en  hiver,  et  dans  quelques  bals  des 
mieux  triés  du  faubourg  Saint-Germain,  puis  partait  pour  la  terre 
de  Vineuil  dès  le  15  mai,  pour  en  revenir  régulièrement  le  1"  dé- 
cembre :  jamais  de  saison  aux  eaux,  jamais  de  voyage.  Le  marquis 
réservait  à  son  gendre  inconnu  d'initier  Marguerite  aux  bonheurs 
plus  vifs  de  la  vie;  il  entrait  aussi  dans  cette  règle  en  quelque  sorte 
monastique  un  peu  de  cet  égoïsme  attendrissant  des  vieillards  qui 
veulent  avoir  tout  à  eux  le  bien  qu'ils  ont  un  vague  effroi  de  perdre 
prochainement.  Marguerite  d'ailleurs  était  heureuse  dans  ce  do- 
maine de  Vineuil,  qui  devait  un  jour  lui  appartenir.  La  terre  n'était 
pas  bien  grande,  mais  il  y  avait  de  beaux  bois  tout  alentour,  et  la 
cloche  d'un  village  sonnait  dans  un  vallon  arrosé  par  le  Cher.  Mar- 
guerite, que  tout  le  monde  connaissait  aux  environs,  aimait  à  y 


i  MARGUERITE   DE   TANLAY.  123 

romener  solitairement  de  longues  rêveries  qui  n'avaient  pas  de 
ut,  et  qui  parfois  lui  faisaient  venir  les  larmes  aux  yeux.  Elle  avait 
lors  dix-huit  ans. 
M.  de  Tanlay  recula  le  moment  d'établir  sa  fille  le  plus  qu'il  put; 
lais  quand  la  prudence  lui  fit  un  devoir  d'y  penser  sérieusement, 
il  s'y  décida  non  sans  soupirer.  C'était  une  grosse  affaire.  Il  fallait 
tout  d'abord  un  homme  qui  rendît  sa  fille  parfaitement  heureuse  et 
appréciât  à  sa  valeur  le  trésor  qu'on  lui  réservait.  De  plus,  il  fallait 
un  gentilhomme  de  bonne  maison,  nourri  dans  les  vrais  principes, 
et  avec  qui  Marguerite  pût  faire  souche  de  serviteurs  loyaux  de  la 
monarchie.  Le  marquis  regarda  lentement  autour  de  lui.  Le  cercle 
dans  lequel  il  pouvait  faire  un  choix  était  restreint.  M"""  de  Sainte- 
Aure  et  M™*  d'Ermois  étaient  admises  au  conseil.  De  toutes  les 
personnes  qui  traitaient  cette  grave  matière ,  la  plus  intéressée 
au  résultat  n'était  pas  consultée.  On  parlait  souvent  à  Marguerite 
des  aspirations  de  l'âme  et  des  éternels  dévouemens  du  cœur,  des 
besoins  innés  de  la  sympathie,  et  des  secrètes,  mais  impérieuses 
exigences  du  sentiment;  il  ne  paraissait  seulement  pas  qu'on  dût 
s'en  préoccuper  dans  une  question  de  mariage.  On  ne  se  pique  pas 
de  logique  dans  le  monde,  et  peu  de  personnes  s'avisent  de  mettre 
un  peu  d'harmonie  entre  leurs  paroles  et  leurs  actions.  C'était  à 
quoi  les  chères  gouvernantes  de  Marguerite  n'avaient  pas  pensé. 
Leurs  beaux  préceptes  étaient  matière  à  discussions  et  nobles  sujets 
d'entretien  :  il  n'en  fallait  pas  chercher  l'application.  Le  mari  avait 
bien  certainement  sa  part  d'importance  dans  le  mariage;  mais  le 
principal  était  les  alliances,  l'opinion,  l'origine,  et  de  ce  côté-là 
on  ne  transigeait  pas. 

Au  bout  d'une  année,  le  phénix  qu'il  fallait  à  M"^  de  Tanlay  se 
trouva  cependant.  Il  s'appelait  Théodore  de  Vauvert,  et  de  s®n  chef 
il  était  comte  :  il  avait  alors  trente  ans  à  peu  près  et  une  fortune 
honnête;  d'ailleurs  il  ne  faisait  rien,  ce  qui  était  encore  un  point 
capital.  Le  père  de  M.  le  comte  Théodore  de  Vauvert  avait  été  préfet 
sous  la  restauration;  il  avait  laissé  dans  le  département  où  il  avait 
séjourné  durant  plusieurs  années  la  réputation  d'un  parfait  galant 
homme  et  d'un  détestable  administrateur.  Il  était  mort  depuis  dix- 
huit  mois.  Le  fils  avait  figuré  dans  les  troubles  de  la  Vendée  à 
l'époque  où  M*"*  la  duchesse  de  Berri  y  porta  si  bravement  la  guerre. 
Il  s'était  conduit  en  gentilhomme  et  en  soldat;  une  balle  lui  avait 
labouré  la  poitrine  et  avait  failli  le  tuer  sur  place.  Cet  épisode  de 
sa  vie  donnait  au  jeune  comte  un  prestige  qui  fit  passer  le  vieux 
marquis  sur  l'inégalité  des  fortunes.  M.  de  Vauvert  fut  admis  dans 
l'hôtel  de  la  rue  du  Cherche-Midi  en  qualité  de  fiancé. 

La  timidité  et  la  réserve  de  ses  habitudes  ne  permettaient  pas  à 


12A  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Marguerite  de  chercher  à  pénétrer  le  caractère  de  cet  hôte  nouveau 
qui  chaque  jour  s'asseyait  à  côté  d'elle;  mais  souvent,  à  la  dérobée, 
elle  essayait  de  lire  sur  son  visage  le  sort  que  lui  préparait  ce  jeune 
homme  qu'un  mot  allait  faire  le  guide  et  le  gardien  de  sa  vie.  Mal- 
gré sa  soumission,  elle  avait  de  vagues  inquiétudes  et  de  secrets 
effrois  dont  une  sorte  de  pudeur  lui  défendait  les  confidences;  elle 
cherchait  la  sympathie,  l'élan  promis  à  l'union  des  âmes,  et  ne  les 
trouvait  pas.  M.  de  Vauvert  ne  lui  inspirait  d'ailleurs  aucun  éloi- 
gnement;  il  avait  les  manières  polies,  quoique  un  peu  brusques, 
avec  un  langage  dont  l'honnêteté  laissait  voir  de  la  rudesse;  mais 
H  fallait  pardonner  quelque  chose  à  un  cavalier  qui  avait  passé  de 
longs  mois  à  courir  les  h  ailiers  de  la  Bretagne  et  à  dormir  sur  la 
dure  en  compagnie  de  chouans.  Ses  traits  ne  manquaient  pas  d'a- 
grément :  ils  respiraient  la  santé  et  la  franchise,  la  joyeuse  humeur 
et  le  contentement  de  la  vie;  on  y  démêlait  aussi,  mais  par  l'examen, 
une  finesse  où  l'on  sentait  l'influence  du  sang  picard,  trop  indolente 
néanmoins  ou  trop  madrée  pour  se  manifester  sans  motif.  La  poésie, 
telle  que  l'entend  l'école  à  laquelle  M''*'  de  Tanlay  appartenait  mora- 
lement sans  s'en  douter,  n'était  certainement  pas  le  caractère  sail- 
lant du  jaune  comte;  mais  à  défaut  du  mystérieux  inconnu  que 
Marguerite  n'avait  jamais  rencontré,  et  dont  la  silhouette  indécise 
avait  confusément  traversé  ses  rêveries,  M.  de  Yauvert  lui  convenait 
autant  qu'un  autre.  Elle  prit  donc  le  voile  blanc  et  le  bouquet  de 
fleurs  d'oranger  sans  répugnance  comme  sans  élan.  De  ce  premier 
et  redoutable  pas  dans  la  vie,  il  lui  resta  un  sentiment  indéfinis- 
sable qui  n'était  pas  de  la  tristesse,  mais  où  la  mélancolie  et  un  cer- 
tain regret  inavoué  avaient  leur  place. 

Trois  ou  quatre  années  après  cet  événement.  M*"'  la  comtesse  de 
Vauvert  passait  pour  l'une  des  femmes  les  plus  séduisantes  de  Paris. 
Elle  n'était  pas  seulement  jolie  dans  l'acception  ordinaire  du  mot, 
elle  avait  une  grâce  qui  n'appartenait  qu'à  elle,  une  physionomie 
qui  lui  était  propre  et  qu'on  ne  voyait  à  aucune  autre"  femme.  Sa 
beauté  avait  un  caractère  de  calme,  de  sérénité  douce,  avec  un  mé- 
lange de  langueur  et  de  tendresse  paisible  qui  reposait  d'abord  et 
finissait  par  captiver.  La  candeur  était  dans  ses  yeux,  la  bonté  sur  ses 
lèvres,  avec  un  grand  air  de  dignité  qui  lui  donnait  une  certaine  res- 
semblance avec  ces  reines  d'autrefois  dont  l'église  a  fait  des  saintes. 
Le  mariage  avait  arrondi  légèrement  ses  formes  sans  leur  rien  faire 
perdre  de  leur  délicatesse  et  de  leur  chaste  élégance.  Elle  avait  sur 
un  front  blanc  et  pur  deux  larges  bandeaux  de  cheveux  blonds  à  re- 
flets vifs  qui  prenaient  sur  les  tempes  des  tons  d'or  bruni,  les  yeux 
bleus  et  profonds,  larges  et  doux,  un  ovale  d'une  finesse  exquise, 
des  lèvres  un  peu  pleines,  mais  assouplies  par  un  sourire  enfantin, 


MARGUERITE    DE    TANLAY.  125 

des  joues  d'une  pâleur  rosée,  dont  les  courbes  délicates  laissaient 
voir  à  la  naissance  du  cou  un  réseau  de  veines  bleues  qui  prêtaient 
à  la  peau  des  nuances  d'azur.  M"""  de  Yauvert  unissait  à  une  rare 
indulgence  une  égalité  d'humeur  parfaite.  Jamais  on  ne  ]a  surpre- 
nait en  flagrant  délit  de  médisance,  jamais  elle  n'accordait  aux  calom- 
nies qui  se  glissent  dans  les  entretiens  du  monde  cette  attention  com- 
plaisante qui  rend  l'auditeur  complice  du  mal  qu'on  fait.  Elle  était 
bienveillante  sans  empressement  banal  et  avec  une  sorte  de  gravité 
dont  l'intelligence  n'était  pas  exclue;  mais  pour  la  bien  connaître  il 
fallait  être  admis  dans  son  intimité  :  là  seulement,  et  en  présence 
d'un  très  petit  nombre  de  personnes  qui  lui  étaient  sympathiques, 
•elle  se  livrait.  Ceux  qui  l'avaient  comparée  à  un  beau  lis  venu  dans 
une  solitude  s'étonnaient  des  vivacités  soudaines  et  des  profondeurs 
de  cet  esprit  qui  semblait  trempé  dans  du  lait.  De  longues  médita- 
tions l'avaient  mûri.  On  devinait  alors  à  certains  mots  qui  brillaient 
tout  à  coup  comme  des  flammes  qu'il  manquait  quelque  chose  à 
M™"  de  Yauvert.  Un  jour,  cette  vieille  parente  qui  vivait  à  inter- 
valles inégaux  chez  la  comtesse  comme  elle  avait  vécu  chez  le  mar- 
quis, et  qui  se  plaisait  à  comparer  sa  jeune  et  belle  cousine  à  une 
châtelaine  du  temps  d'Yseult,  la  surprit  toute  rêveuse  à  son  balcon, 
les  yeux  perdus  dans  l'espace.  —  Ma  petite,  lui  dit  M"*  de  Coche- 
rolles,  on  ne  revient  plus  de  Palestine!  —  M™'  de  Yauvert  rougit 
très  fort  et  ferma  la  fenêtre  sans  répondre. 

IL 

Les  frontières  du  monde  où  Marguerite  avait  vécu  s'étaient  élar- 
gies depuis  son  mariage.  M.  de  Yauvert,  à  qui  son  âge  permettait 
des  relations  plus  nombreuses  et  plus  suivies,  lui  avait  fait  passer 
les  ponts,  et  du  faubourg  Saint-Honoré  elle  s'était  avancée  tout  dou- 
cement jusqu'à  la  Ghaussée-d'Antin.  Le  meilleur  et  le  plus  gracieux 
accueil  l'attendait  partout.  M.  de  Tanlay  avait  froncé  le  sourcil  au 
spectacle  de  ces  audacieuses  infractions  et  de  cette  condescendance 
à  l'esprit  du  siècle;  mais  quelques  bonnes  paroles  de  son  gendre 
l'avaient  calmé.  On  ne  manquait  pas  d'ailleurs  de  passer  chaque 
année  six  mois  à  Yineuil.  M™*  de  Yauvert  trouvait  un  charme  sin- 
gulier dans  ce  séjour  qui  la  reposait  du  monde.  Il  ne  paraissait 
pas  que  cette  expansion  qu'on  lui  avait  permise,  ou,  pour  mieux 
dire,  qu'on  lui  avait  imposée,  eût  apporté  aucun  changement  dans 
ses  idées  et  ses  habitudes.  Elle  rendait  bonne. grâce  pour  bonne 
grâce,  recevait  les  hommages  des  salons  nouveaux  qu'elle  tra^sersait 
avec  une  aisance  où  ne  se  montraient  ni  surprise  ni  entraînement,  et 
laissait  voir  un  désir  aimable  de  plaire  dont  chacun  lui  savait  gré, 


I 


126  RBYOE   DES   DEUX   MONDES. 

sans  que  Tamie  intime  la  plus  résolue  à  médire  trouvât  dans  sa  con- 
duite une  nuance  de  coquetterie.  11  eût  donc  été  fort  difficile  d'ex- 
pliquer quel  repos  M"*  de  Vauvert  allait  demander  à  Vineuil,  et  ce- 
pendant on  surprenait  en  elle,  au  moment  où  la  saison  la  ramenait 
aous  les  vieux  ombrages  du  château,  des  soupirs  d'allégement  qui 
témoignaient  tout  au  moins  d'une  grande  lassitude.  M.  de  Yauvert 
n'était  pas  toujoui*s  avec  elle.  11  aimait  la  chasse  ardemment  et  les 
chevaux  avec  passion,  et  du  1"  septembre  à  la  fin  de  janvier  il  cou- 
rait la  province,  ne  manquant  pas,  après  de  rapides  excursions,  de 
revenir  sous  le  toit  de  Vineuil,  où  souvent  il  ramenait  nombreuse 
compagnie.  Tout  ce  bruit  et  tout  ce  mouvement  que  traînent  après 
,  eux  de  jeunes  fous  amoureux  d'exercices  violens  glissaient  sur  Mar- 
guerite comme  une  goutte  d'eau  sur  les  fleurs  tranquilles  du  nénu- 
phar. Le  lendemain,  il  n'y  paraissait  plus,  et  comme  la  veille  on 
l'avait  vue,  souriante  et  tranquille,  faire  à  deux  heures  du  matin  les 
honneurs  d'un  salon  plein  de  vie  et  d'animation,  le  jour  suivant  on 
la  surprenait  à  l'écart,  dans  une  allée  du  parc,  un  livre  à  la  main, 
assise  sous  un  grand  chêne  avec  le  même  air  de  placidité.  Seulement 
quelquefois  elle  ne  lisait  pas. 

M.  de  Yauvert  était  de  ces  maris  avec  lesquels  il  est  impossible,  à 
moins  d'y  mettre  un  grand  entêtement,  de  ne  pas  vivre  en  bonne  in- 
telligence. La  jalousie  était  un  mal  qui  lui  était  entièrement  inconnu; 
un  mot  tiré  de  l'hébreu  ou  du  sanscrit  n'eût  pas  eu  pour  lui  une 
signification  plus  inintelligible.  Marguerite  avait  donc  toute  faculté 
de  vivre  à  sa  guise,  de  sortir,  de  rentrer,  de  s'enfermer  au  fond  de 
sa  chambre,  toutes  portes  closes,  ou  de  recevoir  qui  bon  lui  sem- 
blait sans  que  jamais  la  pensée  vînt  à  son  mari  de  la  questionner. 
Le  marquis  de  Tanlay,  qui  avait  été  dans  sa  jeunesse  fort  habile 
écuyer  et  tireur  remarquable,  estimait  que  son  gendre  vivait  en 
parfait  gentilhomme.  Chaque  jour,  il  se  félicitait  de  l'avoir  donné  à 
sa  fille.  Malheureusement  jamais  gentilhomme  n'eut  moins  besoin 
d'effusion,  et  au  milieu  de  sa  liberté  Marguerite  manquait  d'air. 
Parfois  elle  se  sentait  contre  son  mari  des  mouvemens  de  colère 
que  rien  ne  justifiait,  et  qui  l'indignaient  contre  elle-même,  mais 
qui  renaissaient  à  son  insu.  Cette  égalité  constante,  cette  bonho- 
mie toute  ronde,  cet  entrain  dont  la  gaieté  n'était  jamais  en  dé- 
faut, produisaient  sur  ses  nerfs  cet  effet  irritant  que  ressentent  à 
la  longue  le»  voyageurs  perdus  sous  le  ciel  implacablement  bleu  de 
l'Egypte.  Quand  par  hasard  la  fatigue  ou  le  mauvais  temps  le  rete- 
nait auprès  d'elle  le  soir,  s'il  prenait  un  livre,  elle  cherchait  à  pé- 
Oétrer  du  coin  de  l'œil  le  secret  de  cette  invariable  tranquillité  qui 
1  étooflait.  Elle  se  sentait  altérée,  et  ne  savait  à  quelle  source  étan- 
chor  cette  soif  dont  elle  le  rendait  responsable.  L'apprentissage  que 


MARGUERITE    DE    TANLAY.  127 

M"'  de  Vauvert  faisait  de  la  vie  la  remplissait  d'un  étonnement  dou- 
loureux. Elle  se  demandait  alors  si  elle  s'était  mariée  uniquement 
pour  rendre  et  recevoir  un  certain  nombre  de  visites  qui  se  succé- 
daient avec  la  monotone  régularité  d'un  balancier,  ouvrir  ses  salons 
trois  ou  quatre  fois  l'an  et  payer  en  valses  et  en  mazurkas  les  ma- 
zurkas et  les  valses  dont  on  lui  avait  fait  hommage  pendant  l'hi- 
ver, se  montrer  sept  fois  par  semaine  aux  Champs-Elysées  et  quatre 
fois  par  mois,  chaque  mardi,  aux  Italiens,  passer  enfin  une  portion 
notable  de  ses  jours  à  essayer  des  robes  et  des  chapeaux  dont  elle 
offrait  ensuite  la  primeur  à  des  inconnus.  Sa  mémoire  lui  rappelait 
parfois  les  entretiens  de  ses  tantes.  M"*'  de  Sainte- Aure  et  d'Ermois, 
et  toutes  leurs  belles  théories  sur  les  effluves  du  sentiment.  Hélas! 
Marguerite  ne  voyait  pas  que  dans  cette  existence  tirée  au  cor- 
deau, et  où  l'élan,  l'imprévu,  l'émotion  n'avaient  point  de  place,  le 
cœur  eût  occasion  de  battre  bien  souvent.  Il  fallait  que  ses  tantes 
l'eussent  trompée,  et  pourquoi?  ou  que  M.  de  Yauvert  ne  fût  pas 
semblable  aux  autres  hommes.  Elle  ne  songeait  cependant  pas  à 
l'accuser  d'indifférence.  Un  jour  qu'elle  était  au  plus  fort  d'une  ma- 
ladie, elle  l'aperçut  qui  détournait  la  tête  pour  essuyer  ses  yeux. 
Attendrie,  elle  s'empara  de  sa  main  :  —  Yous  m'aimez  donc?  dit- 
elle.  M.  de  Vauvert  la  regarda  tout  surpris.  —  Moi?  en  doutez-vous? 
répondit-il.  Faut-il  donc  pour  vous  bien  convaincre  qu'on  vous  aime 
vous  le  répéter  chaque  jour  et  à  tout  propos?...  J'ai  pris  l'engage- 
ment de  me  consacrer  tout  entier  à  vous...  Un  galant  homme  n'a 
que  sa  parole...  Ne  me  faites  pas  l'injure  de  douter  de  la  mienne,  et 
comptez  sur  moi. 

Le  danger  éloigné,  il  reprit  sa  même  manière  de  vivre,  et  ne  parut 
plus  songer  à  Marguerite,  si  ce  n'est  pour  satisfaire  à  tous  ses  dé- 
sirs. Cette  lueur  d'espérance  qui  s'était  allumée  dans  le  cœur  de 
M"*  de  Vauvert  s'éteignit  subitement.  Ce  fut  alors  qu'elle  ressentit 
les  premières  atteintes  d'un  malaise  dont  la  cause  lui  échappait. 
Blottie  dans  le  coin  de  sa  calèche  et  frileusement  enveloppée  d'un 
grand  cachemire,  ou  à  demi  couchée  sur  un  canapé  dans  son  bou- 
doir, elle  tombait  dans  d'interminables  rêveries,  qui  n'avaient  ni  but 
ni  conclusion;  parfois  le  rouge  lui  montait  au  visage  sans  qu'elle 
sût  pourquoi,  le  cœur  lui  battait,  et  tout  à  coup  des  larmes  rem- 
plissaient ses  yeux.  Quand  elle  rencontrait  des  groupes  de  pauvres 
filles  qui  s'en  allaient  le  dimanche  à  la  campagne,  et  qui  riaient, 
trottant  à  pied,  elle  les  regardait  avec  étonnement  et  se  surprenait 
à  les  envier.  Elle  se  demandait  pourquoi  le  même  bonheur  ne  lui 
souriait  pas,  et  la  retraite  seule  pouvait  l'apaiser. 

Sur  ces  entrefaites,  M.  de  Tanlay  mourut  en  emportant  la  ferme 
persuasion  que  sa  fille  était  parfaitement  heureuse.  M""'  de  Vauvert 


128  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

se  retira  à  Vineuil  pour  pleurer  cette  mort,  qui  laissait  un  grand 
vide  autour  d'elle.  Elle  se  crut  la  plus  infortunée  des  femmes,  et  le 
devint  presque.  Tout  fut  prétexte  à  son  chagrin,  et  tout  contribua 
à  l'augmenter,  comme  une  boule  de  neige  s'accroît  de  tout  ce  qu'elle 
rencontre  en  son  chemin.  Le  comte  la  laissait  pleurer;  il  faisait  de 
fréquens  voyages  à  Paris  et  portait  son  deuil  décemment.  Quelque- 
fois, quand  il  la  retrouvait  pâle  et  les  yeux  humides,  il  soupirait 
avec  un  mouvement  d'épaules  où  l'on  pouvait  voir  autant  d'impa- 
tience que  de  sympathie.  Marguerite  levait  les  yeux  au  ciel;  M.  de 
Vauvert  l'embrassait  et  allait  à  ses  affaires. 

Quand  les  convenances  exigèrent  que  Marguerite  rentrât  dans  le 
monde,  il  parut  que  la  blonde  châtelaine,  comme  les  poètes  de  salon 
l'appelaient,  était  un  peu  inclinée,  ainsi  qu'une  fleur  chargée  de 
gouttes  de  pluie.  Elle  y  porta  une  mélancolie  touchante,  une  sorte 
de  grâce  mouillée  et  des  langueurs  qui  lui  donnaient  une  vague  res- 
semblance avec  cette  idéale  figure  d'Ophélia  dont  tant  de  femmes 
ont  abusé.  Elle  ne  portait  plus  que  des  nuances  tendres,  et  mêlait 
au  bal  de  longues  feuilles  de  roseaux  et  des  rameaux  de  lierre  à 
ses  cheveux.  On  la  proclama  partout  la  victime  de  l'amour  filial. 
M"*  de  Gocherolles,  impatientée,  répliqua  un  jour  que  la  douleur 
lui  allait  bien.  Le  monde  et  M"*  de  Gocherolles  avaient  également 
tort;  Marguerite  aimait  réellement  son  père  plus  que  ne  le  croyait 
sa  vieille  cousine;  elle  avait  pour  doubler  sa  tristesse  des  peines 
inconnues  et  chimériques  que  le  monde  ne  soupçonnait  pas. 

A  quelque  temps  de  là,  M"*^  de  Yauvert  trouva  sur  la  quatrième 
feuille  d'un  journal  une  annonce  où  le  nom  de  son  mari  était  im- 
primé en  gros  caractères,  et  sous  sa  main  une  invitation  au  bal  des 
Tuileries,  adressée  à  M.  le  comte  et  à  M""'  la  comtesse  de  Yauvert 
par  r aide-de-camp  de  service.  Elle  prit  le  journal,  elle  examina 
la  carte  et  la  retourna  en  tous  sens.  Il  y  avait  certainement  quelque 
erreur  là-dessous.  Son  mari  rentra  pour  Je  déjeuner,  elle  poussa 
la  feuille  imprimée  devant  lui;  il  la  regarda  d'un  œil  indifférent  et 
prit  une  aile  de  perdreau. —  C'est  une  annonce,  dit-il.  M""  de  Vau- 
vert lui  présenta  la  carte  timbrée  du  château  des  Tuileries;  il  la 
posa  à  côté  de  son  assiette.  —  C'est  une  invitation  au  bal  de  la 
cour,  reprit-il. 

—  Je  ne  vous  comprends  pas,  répondit  Marguerite  un  peu  sèche- 
ment. 

M.  de  Vauvert  sourit.  —  C'est  fort  simple  cependant  :  on  a  formé 
une  grande  compagnie  pour  la  création  d'un  chemin  de  fer  impor- 
tant, je  fais  partie  du  conseil  d'administration.  Déplus,  le  roi  donne 
un  bal,  et  nous  fait  l'honneur  de  nous  inviter. 

M"*  de  Vauvert  regarda  son  mari.  —  Je  vois  bien  qu'il  faut  que 


MARGUERITE    DE    TANLAY.  129 

je  m'explique,  dit  le  comte.  Vous  êtes  jeune,  ma  chère  Marguerite, 
et  vivez  un  peu  sur  la  terre  comme  si  vous  étiez  dans  les  nuages. 
Supposons  un  instant  que  nous  ne  sommes  pas  des  demi-dieux,  ni 
vous  ni  moi,  et  parlons  en  hommes,  mieux  encore,  en  Parisiens. 
Nous  avons  cinquante  mille  livres  de  rentes  à  peu  près;  c'est  hono- 
rable, et  bien  des  familles  vivent  avec  moins  que  cela;  mais  nous 
avons  des  chevaux,  des  voitures,  des  gens,  un  train  de  maison  enfin 
qui  dévore,  avec  nos  revenus,  un  petit  morceau  du  capital  chaque 
année.  Je  vois  dans  vos  yeux  que  vous  allez  me  proposer  l'expédient 
radical  des  réformes  :  c'est  le  mot  des  peuples  et  des  ménages  dans 
l'embarras;  mais  dans  notre  position  toute  réforme  est  impossible. 
D'ailleurs  les  sacrifices  ne  sont  pas  à  la  mode,  et  ne  cadrent  pas 
avec  les  mœurs  du  temps,  Or  les  sentimens  comme  les  habits  sont 
affaires  de  circonstance.  Personne  ne  se  brûlerait  le  poing  aujour- 
d'hui comme  le  Mucius  Scévola  de  l'histoire,  pas  plus  que  vous  ne 
porteriez  les  paniers  de  vos  grand' mères  ou  les  souliers  à  la  pou- 
laine  de  vos  aïeules.  Une  occasion  se  présente  de  tripler,  qui  sait 
même?  de  décupler  nos  revenus  :  pourquoi  n'en  profiterais-je  pas? 
On  a  la  sottise,  peut-être  l'esprit,  de  croire  à  l'influence  des  noms; 
je  me  suis  servi  du  mien.  Gela  vous  étonne  et  vous  attriste  même! 
Si  j'étais  en  humeur  de  traiter  la  question  au  point  de  vue  philoso- 
phique, je  vous  dirais  que  nous  sommes  au  commencement  d'une 
ère  dont  nul  ne  peut  prévoir  les  conséquences.  Les  chemins  de  fer 
passeront  leur  niveau  sur  tout.  Un  nom  pèsera  bien  peu  de  chose 
dans  la  balance  des  faits  d'ici  à  quelque  vingt  ans.  Laissez-moi  faire. 
En  vous  épousant,  j'ai  pris  envers  moi-même  l'engagement  de  nive- 
ler la  différence  qui  existait  entre  nos  deux  fortunes  et  de  vous  ren- 
dre au  double  ce  que  vous  m'apportiez.  Gela  rentre  dans  la  part  de 
bonheur  que  je  veux  vous  donner.  Or,  si  je  ne  me  fais  aucune  illu- 
sion sur  ma  valeur  personnelle,  j'ai  le  bon  sens  de  savoir  tout  au 
moins  jusqu'où  peut  aller  mon  esprit.  Il  est  à  la  hauteur  de  ce  que 
je  veux  entreprendre,  et  je  m'y  soumets,  ne  pouvant  faire  mieux, 
f  oilà  pour  le  côté  industriel.  Quant  à  cette  invitation  qui  vous  of- 
fusque, je  l'ai  sollicitée.  Yous  tressaillez,  et  je  lis  sur  votre  visage 
la  surprise,  presque  l'indignation.  Yous  ne  comprenez  pas  qu'un 
gentilhomme  qui  s'est  fait  blesser  au  service  d'une  autre  cause  se 
rallie  au  gouvernement  nouveau.  Sans  renier  en  rien  mon  passé, 
peut-être  pourrais-je  vous  dire  que  si  nous  étions  encore  au  temps 
glorieux  où  mes  ancêtres  versaient  leur  sang  pour  la  cause  du  roi 
aux  champs  de  Bressuire  et  de  Fontenay,  je  ne  serais  pas  le  dernier 
à  tirer  l'épée;  mais  nos  pères  ne  sont  plus,  et  les  temps  sont  chan- 
gés! Yoyez  combien  peu  nous  ont  suivis  dans  cette  dernière  croi- 
sade d'une  cause  qui  a  eu  tant  de  héros,  tant  de  martyrs!  Il  ne  me 

TOME   XIX.  9 


130  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

semble  pas  que  la  France  soit  avec  nous.  Où  elle  est,  je  reste.  G*est 
pourquoi,  sans  entraînement,  mais  non  pas  sans  regrets  peut-être, 
je  marche  dans  la  voie  où  d'autres  sont  entrés. 

M.  de  Vauvert  se  leva.  11  paraissait  un  peu  ému.  —  Yiendrez- 
vous  aux  Tuileries?  reprit-il. 

La  comtesse  secoua  la  tête.  —  Gomme  il  vous  plaira,  ajouta  son 
mari.  Il  lui  donna  une  poignée  de  main  à  l'anglaise  et  sortit. 

Une  vie  nouvelle  commença  bientôt  pour  Marguerite.  Le  comte  la 
pria  de  prendre  un  jour  et  de  donner  à  dîner  régulièrement.  Elle  vit 
beaucoup  de  monde,  et  parmi  les  personnes  qui  lui  furent  présentées 
chaque  jeudi,  beaucoup  n'étaient  pas  titrées.  La  comtesse  entendit 
un  langage  plus  vif,  plus  net,  plus  expressif,  moins  fleuri  peut-être 
et  moins  épuré,  mais  qui  avait  un  accent  plus  ferme  et  plus  précis. 
Elle  reçut  à  sa  table  des  ingénieurs,  des  capitalistes,  des  directeurs 
de  journaux,  des  écrivains,  des  députés;  elle  fut  polie,  mais  sans 
abandon.  Le  tour  de  la  conversation  avait  un  caractère  positif,  qui 
pouvait  par  instant  éveiller  sa  curiosité,  mais  qui  souvent  la  froissait 
dans  les  parties  les  plus  intimes  de  son  être.  M"°  de  CocheroUes  était 
revenue;  son  esprit  sarcastique,  alerte  et  rompu  à  de  telles  expé- 
riences, se  plaisait  dans  un  mouvement  qui  lui  fournissait  mille 
occasions  d'épancher  sa  malice.  M°°  de  Vauvert,  qui  parfois  restait 
silencieuse  au  milieu  de  vingt  personnes  animées  par  le  feu  de  deux 
ou  trois  discussions,  n'était  pas  à  l'abri  de  ses  traits.  Un  jeune  ora- 
teur que  le  conseil  d'état  venait  d'arracher  aux  bancs  de  l'opposition, 
étonné  de  cette  rêveuse  indolence  que  ne  troublaient  pas  les  éclairs 
de  ses  plus  éloquentes  improvisations,  se  pencha  un  soir  à  l'oreille 
de  M"*  de  CocheroUes.  —  C'est  la  Belle  au  Bois  dormant,  dit-il;  cent 
canons  tirant  à  la  fois  ne  la  réveilleraient  pas  !  —  M""  de  CocheroUes 
sourit.  —  Cent  canons,  c'est  possible,  dit-elle;  mais  un  soupir!... 
qui  sait? 

Le  chemin  de  fer  de  M.  de  Vauvert  devait  faire  bonne  figure  dans 
le  monde.  Peu  de  mois  après  l'annonce  qui  avait  produit  sur  l'esprit 
de  la  comtesse  l'effet  d'un  coup  de  tam-tam,  le  comte  avait  prouvé, 
en  achetant  cinq  cents  hectares  de  bois  autour  de  Vineuil,  que  ses 
prévisions  n'avaient  pas  été  trompées;  le  domaine  de  M.  de  Tanlay 
devenait  l'un  des  plus  considérables  du  Berri.  De  plus,  on  avait 
abandonné  la  rue  du  Cherche-Midi  et  troqué  les  grandeurs  suran- 
nées des  vieux  salons  du  marquis  contre  les  recherches  et  les  élé- 
gances modernes  d'un  hôtel  de  la  rue  d'Anjou.  M.  de  Vauvert  était  là 
plus  près  de  ses  affaires.  Les  voitures  de  la  comtesse  furent  citées 
parmi  celles  qu'on  remarquait  au  bois,  sa  livrée  était  du  meilleur 
goût;  elle  trouvait  sur  sa  cheminée  des  parures  nouvelles  à  chaque 
saÎBon,  et  quelquefois  le  matin  des  bouquets.  Les  parures  ne  la  tou- 


MARGUERITE   DE   TANLAY.  131 

chaient  pas,  les  bouquets  la  rendaient  songeuse.  Un  soir,  elle  s'a- 
visa d'en  remercier  le  comte.  Comment  savait-il  qu'elle  aimait  les 
fleurs?  Rien  ne  pouvait  lui  faire  plus  de  plaisir.  Le  jour  s'annonçait 
plus  heureux,  quand  le  premier  regard  rencontrait  ces  fraîches  cou- 
leurs si  fragiles.  M.  de  Vauvert  alluma  un  cigare.  —  J'ai  toujours 
remarqué  que  les  femmes  ont  la  passion  des  fleurs,  dit-il;  mais, 
puisque  celles  que  je  vous  envoie  vous  font  un  plaisir  si  vif,  je  vais 
donner  ordre  qu'on  vous  apporte  un  bouquet  chaque  matin.  —  Mar- 
guerite soupira.  Elle  eût  préféré  une  petite  rose,  un  brin  de  violette 
donnés  par  hasard  ou  quand  le  souvenir  y  invite.  La  régularité  lui 
gâtait  les  jasmins  d'Espagne,  les  violettes  de  Parme  et  les  gardénias. 

Yers  cette  époque,  un  soir  d'automne,  tandis  que  les  hôtes  du 
château  de  Vineuil  causaient  après  un  de  ces  dîners  plantureux 
qui  consolent  les  chasseurs  de  leurs  fatigues,  un  orage  abominable 
éclata.  Le  vent  et  la  pluie  faisaient  rage.  Un  domestique  entra.  — 
Un  monsieur  que  l'orage  a  surpris  sur  la  route  est  à  la  grille  en 
voiture,  dit-il;  il  demande  à  M.  le  comte  l'hospitalité  pour  une  nuit; 
voici  la  carte  que  ce  monsieur  m'a  remise. 

Le  comte  prit  la  carte  et  lut  le  nom  de  M.  le  vicomte  Roger  de 
Charny.  —  Faites  entrer,  dit-il. 

Cinq  minutes  après,  M.  de  Charny  parut.  Il  était  en  costume  de 
voyage.  Il  s'approcha  de  M.  de  Vauvert,  et  s'excusa  du  dérange- 
ment qu'il  lui  occasionnait; ni  railla  en  bons  termes  l'aventure  qui 
lui  donnait  un  faux  air  de  héros  d'opéra-comique,  et  jura  que  si  le 
postillon  avait  consenti  à  pousser  ses  chevaux  plus  loin,  jamais  il 
n'aurait  sonné  à  la  grille  de  Yineuil..  Au  bout  de  quelques  instans, 
M.  de  Charny  avait  eu  l'art  d'apprendre  sur  lui-même  tout  ce  qu'on 
en  devait  honnêtement  savoir  :  il  se  rendait  chez  un  propriétaire  du 
voisinage  qu'il  nomma,  et  comptait  passer  le  reste  de  la  saison  dans 
une  bicoque  qu'il  avait  achetée  dans  le  pays  pour  s'y  reposer  des 
fatigues  d'un  long  séjour  en  Orient.  Le  thé  servi,  M.  de  Charny  se 
retira,  laissant  de  lui  l'opinion  qu'il  était  un  peu  froid,  mais  tout  à 
fait  du  meilleur  monde. 

III. 

Le  lendemain,  au  petit  jour,  M.  de  Charny  s'éloigna  avant  d'a- 
voir vu  personne.  Il  chargea  le  domestique  qui  l'avait  introduit  de 
dire  à  M.  de  Vauvert  qu'il  n'avait  pas  voulu  abuser  plus  longtemps  de 
son  hospitalité,  mais  qu'il  prendrait  certainement  la  liberté  de  l'en 
venir  remercier.  On  ne  pensait  plus  beaucoup  à  cet  incident  lorsque 
quatre  ou  cinq  jours  après  M.  de  Charny  se  présenta  un  soir  à  Vi- 
neuil, où  il  s'excusa  d'avoir  tardé  si  longtemps  à  paraître  après  l'ai- 


452  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

niable  accueil  qu'on  lui  avait  fait.  Un  rapide  coup  d'œil  lui  fit  re- 
connaître parmi  les  hôtes  du  comte  de  Vauvert  deux  ou  trois  per- 
sonnes qu'il  avait  rencontrées  à  Paris;  il  les  salua,  et  la  conversation 
prit  un  tour  général.  Il  était  difficile  qu'on  ne  parlât  pas  de  chevaux 
chez  M.  de  Vauvert.  M.  de  Charny  fit  bien  voir  qu'il  les  connaissait; 
il  avait  parcouru  la  Perse  et  la  Syrie  tout  nouvellement,  et  autrefois 
l'Angleterre;  les  coureurs  du  désert  lui  étaient  familiers  comme  les 
vainqueurs  d'Ascot  et  d'Epsom.  Du  terrain  des  courses,  la  conver- 
sation glissa  dans  les  plaines  et  les  forêts  où  la  veille  on  venait  de 
forcer  quatre  ou  cinq  chevreuils.  M.  de  Charny,  qui  avait  chassé  à 
trébisonde  et  à  Ispahan,  parla  des  antilopes  qu'il  avait  poursuivies 
à  cheval,  le  faucon  au  poing.  Aucune  des  stratégies  de  l'art  cyné- 
gétique ne  lui  était  inconnue.  M.  de  Vauvert  déclara  que  c'était  un 
homme  accompli.  Cependant,  sur  la  proposition  qu'on  lui  fit  de 
prendre  part  le  lendemain  à  une  grande  chasse  aux  sangliers,  il  re- 
fusa, alléguant  que  sa  santé  ne  lui  permettait  pas  d'assister  à  de 
tels  spectacles.  Au  moment  où  la  compagnie  allait  se  séparer,  M.  de 
Vauvert  demanda  à  M.  de  Charny  s'il  demeurait  encore  au  château 
où  il  se  rendait  quand  l'orage  l'avait  surpris. 

—  Chez  le  baron  Gobain?  Non,  répondit  M.  de  Charny,  je  suis 
installé  depuis  hier  aux  Ormeaux. 

—  Tant  mieux!  s'écria  le  comte,  on  pourra  vous  y  voir.  —  M.  de 
Charny  sourit,  et  passant  son  bras  sous  celui  de  M.  de  Vauvert  avec 
une  familiarité  polie  que  leur  âge  et  la  circonstance  autorisaient  : 
—  Je  crois  vous  comprendre,  reprit-il,  mais  je  suis  chargé  de  vous 
dire  que  les  taillis  de  La  Coudraie  vous  sont  ouverts  comme  les  bois 
de  Vineuil.  Je  crois  même  que  ce  cher  voisin  sera  heureux  de  vous 
aider  à  tuer  les  bêtes  qui  peuvent  s'y  trouver. 

M.  de  Vauvert  regarda  M.  de  Charny.  —  Comment  savez-vous  tout 
cela?  dit-il  vivement. 

—  J'ai  surpris  l'autre  soir  un  mouvement  sur  votre  visage  quand 
j'ai  nommé  le  baron  Gobain  ;  j'ai  voulu  avoir  la  signification  de  ce 
mouvement.  J'ai  donc  interrogé  mon  hôte;  j'ai  appris  bien  vite 
quelle  cause  légère  séparait  deux  hommes  faits  pour  s'estimer,  et 
grâce  à  une  circonstance  qui  m'a  permis  jadis  de  rendre  un  petit 
service  au  baron,  je  l'ai  amené  sans  peine  à  reconnaître  qu'il  avait 
eu  tort. 

Rien  ne  pouvait  faire  plus  de  plaisir  à  M.  de  Vauvert  que  cette  nou- 
velle. Les  taillis  de  La  Coudraie  bordaient  sur  un  long  espace  les 
bois  de  Vineuil;  la  bête  lancée  par  les  chiens  du  comte  passait  sou- 
vent chez  son  voisin,  et  il  fallait  abandonner  la  chasse.  Souvent 
aussi  on  l'avait  poursuivie  :  il  y  avait  eu  des  querelles  entre  les 
gardes  et  les  piqueurs,  des  procès-verbaux  môme,  et  on  avait  dû 


MARGUERITE    DE    TANLAY.  133 

rompre  toute  relation,  comme  cela  arrive  quelquefois  entre  proprié- 
taires qui  ont  les  mêmes  goûts.  Depuis  cette  rupture,  M.  de  Vauvert 
était  fort  empêché  dans  ses  chasses;  un  inconnu  venait  de  rendre 
toute  liberté  à  ses  équipages.  —  Pardieu  !  dit-il  en  serrant  la  main 
de  M.  de  Gharny,  vous  êtes  un  galant  homme;  veuillez  porter  mes 
complimens  au  baron,  et  si  jamais  je  puis  vous  être  bon  à  quelque 
chose,  disposez  de  moi,  je  vous  suis  tout  acquis. 

M.  le  vicomte  Roger  de  Gharny  appartenait  au  corps  diploma- 
tique. 11  avait  rempli  dans  les  derniers  temps  une  mission  en  Orient 
qui  avait  mis  son  nom  en  relief.  Dans  une  circonstance  où  sa  vie 
avait  été  en  danger,  il  avait  su,  par  un  mélange  habile  de  fermeté, 
d'adresse  et  de  hauteur,  dénouer,  à  l'entière  satisfaction  du  gouver- 
nement, une  question  qui  menaçait  d'avoir  des  conséquences  graves. 
Une  tentative  d'assassinat  à  laquelle  il  avait  plus  tard  échappé  par 
hasard,  mais  non  pas  sain  et  sauf,  avait  mis  un  terme  à  cette  mis- 
sion, où  sa  santé  avait  été  compromise.  Le  jeune  diplomate  était 
donc  rentré  en  France  avec  une  réputation  toute  faite.  M.  de  Gharny 
était  en  un  mot  dans  cette  heure  fortunée  où  le  flot  et  le  vent  vous 
portent.  Assuré  par  la  mort  d'une  tante  de  quelques  revenus  qui,  à 
un  moment  donné,  lui  permettraient  de  faire  acte  d'indépendance, 
le  vicomte  avait  en  outre  des  qualités  extérieures  qui  venaient  en 
aide  à  ce  que  le  hasard  et  son  caractère  avaient  fait  pour  lui.  Il 
parlait  peu,  mais  quand  il  le  faisait,  c'était  avec  une  animation,  un 
tour  original  qui  pouvaient  ne  pas  plaire  également  à  tout  le  monde, 
et  n'en  laissaient  pas  moins  leur  empreinte.  Il  avait  dans  la  figure 
quelque  chose  de  romanesque  qui  le  faisait  distinguer  de  la  foule  ; 
il  y  ajoutait  par  une  mise  sévère  et  par  une  manière  adroite  de 
s'effacer  qui  le  mettait  en  lumière.  On  ne  pouvait  pas  l'accuser  de 
parler  de  lui  ou  de  chercher  à  attirer  l'attention  sur  sa  vie  et  les 
actes  auxquels  il  avait  pris  part,  et  cependant  il  n'était  pas  dans  un 
salon  depuis  un  quart  d'heure  qu'il  était  déjà  le  centre  d'un  petit 
cercle.  Quand  la  discussion  portait  sur  une  chose  qu'il  savait,  et  il 
en  savait  beaucoup,  il  ne  s'en  mêlait  pas  d'abord,  puis  y  entrait  par 
un  mot,  une  réplique,  une  observation;  il  s'animait  par  degrés,  et 
sa  parole  devenait  tout  à  coup  abondante  et  colorée  avec  un  tour 
incisif  où  le  paradoxe  éclatait  comme  une  fusée. 

Au  bout  de  six  semaines,  M.  de  Gharny  devint  l'un  des  hôtes 
les  plus  assidus  de  Yineuil.  Il  n'offrait  jamais  de  conseils  à  M.  de 
Yauvert,  qui  lui  en  demandait  souvent.  Marguerite  semblait  tirée 
de  son  engourdissement  par  sa  présence;  elle  avait, de  la  sympathie 
pour  cette  nature  souple  et  vigoureuse,  acerbe  quelquefois,  mais 
dont  les  aspérités  même  irritaient  et  charmaient  sa  sensibilité  ner- 
veuse. Elle  attachait  un  grand  prix  aux  qualités  réelles  qu'il  montrait, 


15à  BEYUE   DES   DEUX  MONDES. 

et  lui  en  prêtait  d'autres  en  plus  grand  nombre  qu'il  n'avait  pas. 
On  a  beaucoup  vanté  l'habileté  des  femmes  dans  l'art  de  tromper  et 
de  s'embellir  d'un  masque  où  toutes  les  vertus  brillent  du  plus  vif 
éclat.  C'est  beaucoup  d'honneur  qu'on  leur  a  fait.  Quand  l'une 
d'entre  elles  se  met  à  aimer,  elle  fait  voir  qu'elle  n'est  pas  moins 
prompte. qu'un  pauvre  homme  à  courir  au-devant  de  l'erreur  et  du 
mensonge.  La  passion  est  adroite  à  se  duper  elle-même;  elle  y  met 
sa  force  et  son  bonheur,  et  le  cœur  qui  se  donne  façonne  le  masque 
dont  le  vainqueur  après  coup  est  revêtu.  M"'  de  Yauvert,  qui  con- 
naissait peu  M.  de  Charny,  s'efforça  par  mille  détours  de  pénétrer 
ce  caractère  qui  semblait  se  dérober  à  toutes  les  recherches;  elle 
le  poussait  sur  le  terrain  des  confidences,  et  l'y  retenait  avec  une 
grâce  dont  il  subissait  le  charme  sans  trop  s'y  abandonner.  Entre  un 
jeune  homme  et  une  jeune  femme  emprisonnés  à  la  campagne  dans 
la  saison  froide,  au  milieu  d'un  groupe  de  chasseurs  enragés,  l'iso- 
lement est  presque  complet.  Il  n'y  avait  que  deux  ou  trois  lieues  des 
Ormeaux  à  Vineuil;  le  trajet  était  franchi  chaque  jour;  quelque- 
fois même  M.  de  Charny  restait  au  château,  où  il  avait  une  chambre 
qu'on  ne  donnait  plus  qu'à  lui.  Marguerite  souffrait  qu'il  la  raillât 
sur  ses  attitudes  de  roseau,  sur  ses  longues  mélancolies,  sur  les 
élans  et  les  aspirations  sans  but  qui  la  tourmentaient,  sur  les  mi- 
gnardises de  son  esprit;  il  n'admettait  rien  de  semblable,  lui  pour 
qui  l'action  était  la  raison  même  de  la  vie.  A  son  tour,  elle  le  plai- 
santait lorsque,  sous  l'empire  d'un  souvenir  ou  d'une  discussion, 
il  parlait  avec  un  feu  extraordinaire.  —  Prenez  garde,  lui  disait- 
elle  en  riant,  voilà  que  la  poésie  vous  gagne  ! 

—  Ah  !  c'est  une  peste  !  répliquait-il  d'un  air  moitié  joyeux,  moi- 
tié chagrin. 

Une  lettre  que  M.  de  Charny  écrivit  à  l'un  de  ses  amis  vers  la  fm 
de  l'automne  indiquera  mieux  quel  était  à  cette  époque  l'état  de  son 
esprit. 

«  Les  Ormeaux,  14  décembre. 

«  Si  vous  me  demandez,  mon  vieux  camarade,  ce  qui  me  retient 
au  fond  du  Berri,  je  serai  fort  en  peine  de  vous  répondre,  et  Dieu 
sait  cependant  si  je  vous  cache  rien,  à  vous  qui  avez  partagé  ma  vie 
dans  maintes  traverses  sans  que  votre  amitié  m'ait  fait  défaut  un 
seul  jour.  Certainement  je  ne  me  porte  pas  aussi  bien  que  ces  vieux 
Turcs  que  nous  avons  si  souvent  admirés  à  l'ombre  des  platanes  où 
ils  s'endorment,  mais  l'air  de  Paris  n'est  pas  malsain,  et  bien  des 
intérêts  m'y  rappellent.  Je  ne  chasse  pas  non  plus,  je  ne  monte 
guère  à  cheval,  je  ne  lis  pas  davantage,  si  ce  n'est  une  fois  ou  deux 
par  semaine  le  journal  pour  voir  si  le  ministère  n'est  pas  changé. 


MARGUERITE    DE    TANLAY.  135 

Il  y  a  des  heures  où  je  me  crois  atteint  par  le  kief  oriental;  mais 
qui  diable  a  jamais  entendu  parler  du  kiefsiU.  coin  du  feu,  avec  un 
pied  de  neige  derrière  la  vitre? 

((  En  creusant  bien,  peut-être  trouverait-on,  pour  expliquer  mon 
long  séjour  ici,  cette  cause  qu'un  philosophe  cherchait  au  fond  de 
toutes  les  actions  d'un  homme,...  une  femme!  Que  ce  mot  si  joli 
n'aille  pas  vous  faire  croire  à  un  amour  insensé  et  tel  que  le  temps 
seul  ou  la  satiété  peut  en  guérir;  non,  mais  il  est  certain  que  c'est 
à  une  influence  féminine  que  je  dois  de  rester  à  la  campagne.  Elle 
me  révolte,  et  j'y  cède.  » 

Après  un  assez  long  portrait  de  M""^  de  Yauvert  où  l'on  voyait 
que  M.  de  Charny  s'était  complu,  il  reprenait  en  ces  termes  : 

((  Une  cousine  qui  a  passé  dernièrement  dix  jours  à  Yineuil,  et  qui 
me  paraît  avoir  le  don  de  percer  au  vif  les  caractères  d'un  seul  mot, 
a  dit  de  M°'^  de  Yauvert  qu'elle  était  née  un  siècle  ou  deux  trop 
tard.  Il  est  certain  qu'on  la  croirait  échappée  à  ce  cercle  illustre  de 
belles  dames  dont  la  fameuse  Julie  d'Angennes  portait  le  drapeau. 
Yous  savez  si  j'aime  peu  l'amour!  J'ai  sacrifié  comme  un  autre  à  ce 
sentiment,  qu'il  faudrait  exclure  de  la  vie  après  la  vingt-cinquième 
année,  et  rien  ne  me  tente  moins  que  d'y  tomber  derechef.  Aucune 
femme  d'ailleurs  ne  m'est  moins  sympathique  par  les  idées,  le  ca- 
ractère, les  habitudes  d'esprit,  le  tour  de  la  pensée.  Donc  du  côté 
de  la  passion  point  de  danger.  Et  cependant,  aussitôt  que  je  ne  la 
vois  plus,  je  pense  à  elle,  comme  un  écolier  aux  vacances  prochaines. 
Soyez  donc  passé  maître  en  indifférence  pour  en  venir  là! 

((  Un  accident  ridicule  m'a  fait  rencontrer  ici  le  comte  de  Yau- 
vert, chez  qui  je  suis  tombé  un  soir  d'orage.  J'ai  trouvé  un  habile 
homme  et  une  femme  sentimentale  :  l'un  qui  vise  loin  tout  en  tirant 
des  perdreaux,  et  me  paraît  appelé  à  faire  un  grand  chemin  dans 
la  finance;  l'autre  perdue  dans  les  chimères  et  belle  avec  un  air 
étrange  qui  séduit.  Le  comte  a  quelque  velléité  de  se  porter  candi- 
dat aux  prochaines  élections,  et  je  l'y  pousse  de  mon  mieux;  il  a  de 
grandes  chances  d'être  envoyé  à  la  chambre,  et  j'aurai  là  un  appui 
d'autant  plus  fidèle  que  je  n'ai  aucun  droit  de  compter  sur  son  dé- 
vouement. La  comtesse  fait  des  châteaux  en  Espagne,  et  je  les  bâtis, 
—  non,  je  me  trompe,  —  je  les  démolis  avec  elle. 

«  Gardez-vous  de  me  prêter  aucun  projet  de  séduction  :  loin  de 
moi  une  pareille  pensée!  J'ai  passé  l'âge  de  ces  grandes  campagnes, 
et  j'ai  en  outre  la  conviction  que  la  galanterie  ne  mène  plus  à  rien. 
Sans  fatuité  aucune,  je  crois  pourtant  que  je  plais  à  la  châtelaine  de 
Yineuil  dans  une  mesure  honnête;  mais,  si  je  l'ai  bien  comprise,  elle 
serait  femme  à  aimer  sérieusement,  très  sérieusement  même,  et  mes 
principes  me  crient  que  tout  attachement  sérieux  est  un  lien,  — 
c'est-à-dire  un  obstacle.  —  Or  à  trente  ans  il  n'en  faut  plus.  Je  m'abs- 


156  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tiens  donc  de  toute  parole  décisive,  et  je  maintiens  ce  bel  oiseau 
bleu  dans  les  régions  idéales  des  théories.  J'imagine  qu'il  ne  fau- 
drait qu'un  hasard  pour  l'amener  à  plier  ses  ailes.  Je  veux  bien  ne 
pas  Y  Y  aider,  mais  je  ne  voudrais  cependant  pas  qu'un  autre  eût 
celte  bonne  fortune. 

«  C'est  là,  me  direz-vous,  une  circonstance  aggravante,  un  aveu 
qui  témoigne  contre  moi.  Eh  !  je  n'en  disconviens  pas.  Où  est  le 
sage  qui  n'a  jamais  péché  pour  me  jeter  la  première  pierre?  Vous 
faut-il  une  preuve  plus  accablante  encore?  Écoutez  et  voyez  jusqu'à 
quel  point  un  homme  peut  rester  jeune  malgré  les  quelques  cheveux 
blancs  que  lui  laisse  une  heureuse  calvitie  dont  les  imbéciles  font 
honneur  à  la  maturité  de  sa  pensée  et  à  l'excès  du  travail! 

«  Il  y  a  ici  un  jeune  conseiller  d'état  qui  a  fait  son  chemin  en 
votant  contre  le  ministère.  Il  ne  manque  ni  d'esprit,  ni  d'aplomb, 
et  on  raconte  qu'il  a  eu  des  succès  dans  les  salons  politiques.  Il  a 
mis  le  siège  clevant  M"''  de  Vauvert.  Sa  tactique  est  celle  d'un 
homme  qui  a  fait  ses  preuves;  mais  M"*  de  Yauvert  a  une  placidité 
qui  le  déconcerte  à  tout  instant.  Dans  les  commencemens,  je  riais 
donc;  mais  voilà  qu'un  jour  je  les  surprends  volant  du  même  vol 
dans  ces  hauteurs  où  j'avais  seul  le  privilège  de  me  perdre!  Et  je 
sais  quels  écueils  encombrent  ces  zones  éthérées!  Une  horrible  ja- 
lousie s'empara  de  moi.  Si  j'avais  été  le  maître  du  choléra  ou  de  la 
fièvre  jaune,  le  conseiller  d'état  serait  mort  sur  place.  Ma  jeunesse 
alla  jusqu'au  dépit,  jusqu'à  la  bouderie.  Pardonnez-moi,  elle  ne 
dura  que  cinq  minutes.  Mais  que  devint  cette  jalousie  quand  je  vis 
M"*  de  Vauvert  prendre  le  bras  de  M.  de  Fersac,  passer  dans  la 
serre,  et  accepter  de  sa  main  une  rose  qu'elle  mit  à  sa  ceinture! 
Cette  maudite  rose  me  pesait  sur  le  cœur;  j'en  étouffais.  Riez,  mon 
ami!  vous  allez  voir.  Dans  la  soirée,  j'en  parlai  à  la  comtesse  d'un 
air  tranquille  ou  à  peu  près.  J'aurais  broyé  de  l'acier  entre  mes 
dents.  L'adorable  créature,  sans  répondre,  prit  la  fleur  et  la  jeta 
au  feu.  Et  je  n'ai  pas  mangé  ses  deux  mains  de  baisers!  J'ai  voulu 
parler,  je  suis  resté  stupide  et  muet.  Il  y  a  donc  des  heures  où  l'on 
a  toujours  vingt  ans,  si  vieux  qu'on  soit! 

a  Le  lendemain,  —  neigeait-il,  bon  Dieu!  —  je  suis  monté  sur 
un  cheval  enragé,  un  buveur  d'air,  comme  disent  mes  vieux  amis 
les  Arabes,  et  j'ai  couru  ventre  à  terre  jusqu'à  la  ville  voisine;  j'ai 
dépeuplé  le  plus  beau  jardin  de  l'endroit,  et  j'ai  rapporté  triompha- 
lement un  bouquet  de  roses  blanches.  Dix  lieues  pour  dix  fleurs! 
M**  de  Vauvert  me  vit  descendre  de  cheval  et  ne  put  retenir  un  petit 
cri.  J'accours  et  je  lui  offre  mes  fleurs.  Ai-je  besoin  d'ajouter  que  je 
tremblais?  Elle  me  regarda  avec  des  yeux  tout  humides.  —  Vous  à 
cheval,  et  par  un  temps  pareil ,  dit-elle,  quand  votre  santé  vous  dé- 
fend de  suivre  une  chasse!  —  Eh  !  cette  rose  que  vous  n'aviez  plus, 


MARGUERITE    DE    TANLAY.  137 

m'écriais-je,  ne  dévais-je  pas  la  remplacer?...  Au  prix  de  mon  sang, 
il  m'en  fallait  trouver  une. 

((  Cette  fadaise  produisit  l'effet  accoutumé.  M"^  de  Vauvert  n'osa 
plus  lever  les  yeux,  et  rougit  jusqu'au  cou.  Elle  garda  le  bouquet. 
J'ai  toujours  remarqué  que  les  choses  les  plus  vieilles,  les  plus  re- 
battues, les  plus  surannées,  sont  celles  qu'on  accueille  le  mieux.  Il 
ne  faut  pas  dédaigner  non  plus  les  exagérations  les  plus  grosses  et 
les  plus  extravagantes  :  elles  vont  droit  au  cœur,  et  s'y  insinuent 
comme  des  fils  de  soie.  C'est  ce  qui  m'explique  les  grands  succès  de 
quelques  imbéciles. 

u  Vous  voilà  condamné!  me  crierez-vous.  Pas  encore,  et  voici 
maintenant  les  circonstances  atténuantes.  L'autre  jour.  M™*  de  Yau- 
vert  m'attendait;  nous  devions  lire  ensemble  un  livre  qui  fait  grand 
bruit,  et  que  le  courrier  venait  de  nous  apporter.  Ces  messieurs 
tuaient  des  loups.  J'étais  au  coin  de  mon  feu,  les  pieds  sur  les  che- 
nets; j'ai  expédié  un  billet  à  Yineuil,  et  je  suis  resté  trois  jours 
aux  Ormeaux,  tranquillement  occupé  à  rédiger  un  mémoire  pour  le 
ministre.  Je  crois  bien  n'avoir  pas  pensé  à  elle  plus  de  deux  fois. 
Je  suis  de  cette  race  de  gens  dont  le  cœur  se  tait  quand  le  cerveau 
parle.  A  ma  première  visite,  j'ai  trouvé  cette  excellente  créature  un 
peu  pâle;  elle  ne  m'a  rien  reproché,  mais  sa  poitrine  s'est  soulevée 
comme  celle  d'une  personne  qui  recouvre  la  respiration.  J'ai  joué 
au  whist  tout  le  soir. 

{(  Suis-je  acquitté?...  L'hiver  s'avance,  et  je  ne  le  passerai  pas 
tout  entier  ici.  Mon  été  de  la  Saint-Martin  a  eu  ses  vacances;  nous 
retournerons  aux  choses  sérieuses  à  Paris.  Vous  n'ignorez  pas  qu'a- 
vant la  mort  de  la  bonne  dame  qui  s'est  tout  à  coup  souvenue  de 
moi  je  n'avais  pas  grand'chose.  Héritage  oblige.  A  présent,  je  re- 
garde plus  loin  devant  moi.  Mon  bisaïeul  était  lieutenant-général  des 
armées  du  roi  à  Denain,  mon  grand-père  était  chef  d'escadre  quel- 
que vingt  ans  avant  89;  mon  père  était  membre  du  conseil  des  cinq- 
cents;  notre  race  s'en  est  allée  tout  doucement  à  la  dérive,  perdant 
à  chaque  règne  de  son  éclat  et  de  sa  fortune.  J'ai  quelque  ambition 
de  la  relever.  Un  peu  d'adresse  me  fera  ministre  plénipotentiaire; 
plus  tard  une  ambassade  m'ouvrira  les  portes  du  Luxembourg.  Tout 
cela  vaut  bien  ce  bâton  flottant  qu'on  appelle  l'amour. 

((  Je  quitterai  donc  Yineuil  prochainement,  non  pas  sans  un  sou- 
pir peut-être,  mais  du  moins  sans  retour.  » 

IV. 

Au  mois  de  janvier,  M.  de  Charny  était  encore  à  Yineuil.  Il  ne 
parlait  pas  de  partir.  M.  de  Yauvert  y  prolongeait  son  séjour  pour 
préparer  une  campagne  électorale  à  laquelle  l'influence  de  Roger 


ISS  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Tavait  déterminé.  Marguerite  ne  pensait  pas  à  Paris.  Elle  éprouvait 
ce  bonheur  vague  et  cette  inquiétude  qui  précèdent  les  grandes 
crises  :  des  rougeurs  subites  animaient  ses  joues,  de  longues  rêve- 
ries, dont  elle  sortait  avec  des  tressaillemens,  allanguissaient  tous 
ses  traits;  elle  avait  dans  la  voix  des  inflexions  d'une  douceur  mu- 
sicale. Les  Ormeaux  ne  voyaient  presque  plus  M.  de  Charny.  Un  jour, 
dans  le  feu  d*un  entretien,  l'éventail  de  M"*  de  Vauvert  toucha  le 
vicomte  au  bras;  il  frissonna  et  réprima  un  cri.  —  Je  vous  ai  fait 
mal,  moi?  dit  Marguerite  toute  pâle. 

—  Non  pas  vous,  mais  cet  éventail,  répondit  Roger.  Il  a  effleuré 
une  blessure  turque  que  j'ai  là,  et  qui  sort  de  sa  léthargie  par  cer- 
tains mauvais  temps. 

—  Ah!  reprit  M"'  de  Vauvert,  les  yeux  gros  de  larmes,  il  me 
semble  que  je  ne  me  serais  jamais  consolée  si  vous  étiez  mort  là- 
bas,  et  cependant  je  ne  vous  connaissais  pas! 

—  Vous  voulez  donc  que  je  vous  aime?  murmura  M.  de  Charny 
avec  un  élan  qu'il  ne  put  réprimer. 

Marguerite  ferma  les  yeux;  elle  serait  tombée,  si  elle  n'avait  pas 
appuyé  ses  deux  mains  tremblantes  sur  le  marbre  d'une  cheminée. 
Tout  son  cœur  venait  de  se  donner. 

L'excès  de  son  bonheur  effraya  M™**  de  Vauvert;  elle  eut  peur  de 
la  vivacité  de  ses  sensations.  Gomme  un  oiseau  effarouché  qui 
cherche  un  nid  où  se  blottir,  elle  se  replia  en  elle-même,  et  passa 
dans  sa  chambre  de  longues  heures  qui  étaient  les  plus  agitées, 
mais  qui  lui  semblèrent  les  plus  douces  qu'elle  eût  jamais  vécues. 
Elle  était  heureuse  et  bouleversée.  La  voix  de  M.  de  Charny  était 
la  seule  qu'elle  entendait  dans  un  salon;  elle  reconnaissait  son  pas 
dans  la  cour  du  château;  elle  avait  l'instinct  de  sa  présence  par- 
tout; le  moindre  son,  quelque  chose  qu'elle  ne  s'expliquait  pas,  l'a- 
vertissait. Il  lui  prenait  alors  des  battemens  de  cœur  qui  la  suffo- 
quaient. Ses  angoisses,  ses  craintes,  ses  folles  joies,  provoquées  par 
un  regard,  par  un  mot,  ce  trouble  où  elle  vivait,  ses  insomnies,  sa 
fièvre,  lui  disaient  que  les  premiers  rêves  qui  avaient  bercé  sa  jeu- 
nesse n'avaient  pas  plus  menti  que  M*"'  de  Sainte-Aure  et  M""»  d'Er- 
mois.  Elle  aimait  jusqu'à  ses  remords.  La  seule  chose  qui  la  laissât 
sans  armes  et  sans  défense,  c'était  la  bonne  humeur  de  M.  de  Vau- 
vert. Quand  il  rentrait  après  la  chasse  et  qu'il  l'embrassait,  elle 
avait  froid  sous  la  peau.  Quand  il  lui  parlait  de  ses  chances  aux 
élections,  et  qu'il  la  mettait  de  moitié  dans  ses  espérances  avec  ce 
bon  rire  franc  qui  lui  était  familier,  elle  éprouvait  comme  des  pi- 
cot^mens  dans  la  paume  des  mains.  Les  heures  d'abandon  où  il  lui 
parlait  comme  à  une  amie  sincère  lui  faisaient  endurer  des  sup- 
plices dont  elle  était  étonnée  qu'on  ne  vît  pas  la  trace  sur  son  vi- 
iage;  mais  en  quelques  heures  elle  s'était  pliée,  avec  une  souplesse 


m   li 


MARGUERITE   DE   TANLAY.  139 

toute  féline,  à  cette  dissimulation  qui  est  le  châtiment  des  amours 
coupables.  Alors,  par  un  singulier  retour,  elle  s'indignait  contre 
elle-même  du  sourire  qui  errait  sur  ses  lèvres  et  de  l'impassibilité 
qu'elle  laissait  voir  dans  les  momens  où  elle  était  le  plus  agitée.  Gela 
l'humiliait  d'être  semblable  à  des  femmes  au-dessus  desquelles  au- 
trefois elle  faisait  planer  son  esprit,  orgueilleux  de  son  innocence 
altière.  Combien  vite  avait  été  parcourue  cette  route  qui  lui  semblait 
si  difficile  à  descendre  !  Cependant,  loin  d'en  vouloir  à  M.  de  Charny, 
qui  l'avait  fait  glisser  de  ces  hauteurs,  elle  se  réfugiait  dans  son 
amour  comme  un  ramier  qui,  aux  premières  approches  de  l'orage, 
regagne  la  forêt  natale.  Elle  s'efforçait  même  de  haïr  son  mari,  et  y 
arrivait  presque  par  une  tension  d'esprit  qui  violentait  sa  nature; 
mais  si  tenace  que  fût  son  désir,  elle  ne  pouvait  se  défendre  d'écou- 
ter une  voix  plus  juste  qui  lui  rappelait  la  bonté  naturelle  du  comte 
et  la  facilité  de  son  humeur.  Tous  les  reproches  qu'elle  lui  adressait 
dans  l'exaltation  de  son  cœur,  tous  les  crimes  dont  elle  l'accusait, 
ne  tenaient  pas  contre  une  minute  de  libre  raisonnement  et  d'impar- 
tialité. 

M"^  de  Cocherolles  était  revenue  au  château  de  Yineuil.  Cette  ac- 
tive personne ,  qui  profitait  de  ses  quarante-huit  ans  pour  courir 
Paris  et  la  province  à  sa  guise,  qui  partait  tout  d'un  coup  et  reve- 
nait de  même,  arrivait  des  bords  de  la  Durance.  «  Elle  avait  assez 
du  soleil,  et  avait  soif  de  brouillards,  )>  disait-elle.  La  vérité  simple 
était  qu'elle  avait  laissé  à  Yineuil  un  problème  dont  elle  voulait 
connaître  la  solution.  La  fine  mouche  se  garda  bien  d'interroger  et 
de  montrer  cette  inquiétude  d'esprit  qui  trahit  dès  l'abord  les  gens 
curieux.  Elle  fut  gaie  et  observa;  elle  se  réservait  de  se  dédommager 
plus  tard  du  mors  qu'elle  mettait  à  sa  langue.  Au  bout  de  quinze 
jours  de  cet  examen  muet,  un  soir,  à  cette  heure  indécise  où  le  cré- 
puscule commence,  elle  surprit  Marguerite  debout  devant  une  fenêtre 
d'où  l'on  découvrait  au  loin  la  campagne.  Une  brume  légère  flot- 
tait sur  la  lisière  d'un  bois  dont  le  rideau  sombre  coupait  l'horizon; 
le  ciel  avait  des  tons  laiteux  et  froids,  le  givre  pendait  aux  arbres. 
Marguerite,  perdue  dans  son  attente,  n'entendit  pas  marcher  la 
vieille  demoiselle,  qui  la  guettait  comme  un  chat.  Du  bout  de  son 
doigt,  elle  traçait  sur  la  vitre,  que  sa  respiration  chargeait  de  buées, 
des  initiales  qu'elle  effaçait  ensuite  à  demi,  puis  qu'elle  reprodui- 
sait machinalement.  Ses  yeux  ne  perdaient  pas  de  vue  la  plaine 
déserte  et  morne;  elle  y  voyait  peut-être  tous  les  orangers  de  l'Ita- 
lie et  tous  les  feux  de  l'Orient.  Du  milieu  de  la  pièce  où  elle  se  trou- 
vait, M"^  de  Cocherolles  ne  pouvait  pas  distinguer  les  lettres  écrites 
sur  la  vapeur  fugitive.  Elle  fit  un  pas.  En  ce  moment,  du  manteau 
gris  qui  roulait  lentement  à  la  surface  du  sol,  un  groupe  de  cava- 
liers sortit  confusément.  L'un  d'eux,  pareil  à  une  ombre,  marchait 


140  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  avant.  Par  un  mouvement  spontané  et  plus  rapide  que  l'éclair, 
Marguerite  ouvrit  la  fenêtre  toute  grande  et  se  jeta  sur  un  petit  bal- 
con en  saillie,  les  deux  mains  sur  la  balustrade  glacée  et  le  corps 
en  avant.  Elle  avait  la  tête  nue,  et  ne  sentait  pas  la  bise  qui  souf- 
flait dans  ses  cheveux.  M"*  de  Cocherolles  s'avança  sur  le  balcon 
sans  essayer  de  dissimuler  sa  présence;  mais  Marguerite  n'enten- 
dait rien  que  le  galop  lointain  du  cheval.  L'ombre  s'était  épaissie, 
et  on  ne  voyait  qu'une  silhouette  grise  dont  les  lignes  incertaines 
se  perdaient  dans  le  brouillard.  Les  joues  de  M"'  de  Vauvert  étaient 
couvertes  de  rougeur;  sa  bouche  entr'ouverte  semblait  murmurer 
un  nom  dont  elle  n'osait  pas  confier  les  syllabes  à  l'espace,  et  que 
ses  lèvres  caressaient.  M"^  de  Cocherolles  la  toucha  du  doigt  sur 
l'épaule.  «  On  revient  donc  encore  de  Palestine?  »  lui  dit-elle.  M*"**  de 
Vauvert  frissonna  de  la  tête  aux  pieds.  Elle  se  rappela  soudain  le 
mot  que  M"*  de  Cocherolles  lui  avait  dit  il  y  avait  déjà  quelques 
années,  et  se  sauva. 
A  cette  même  époque,  M.  de  Charny  écrivait  à  son  confident  : 

«  Vineuill  ce  29  janvier. 

«  Accablez-moi  de  vos  railleries,  mon  cher  Pylade,  ne  m'épargnez 
ni  les  sarcasmes,  ni  les  invectives...  Je  suis  fou...  Cette  femme  dont 
la  présence  m'irritait,  dont  le  langage  m'exaspérait,  je  l'aime! 

«  Le  grand  mot  est  écrit,  je  ne  le  rétracterai  pas;  mais  ne  croyez 
pas  que  je  sois  vaincu.  Tout  se  révolte  en  moi  contre  cette  passion 
d'un  autre  âge;  elle  est  venue  avec  la  neige,  elle  partira  avec  les 
fleurs  !  Je  verrai  bien  dans  cette  lutte  si  cela  sert  à  quelque  chose 
d'avoir  vécu  et  d'avoir  fait  commerce  avec  l'expérience.  Voilà  six 
semaines  que  je  suis  sous  le  charme,  mais  ma  raison  proteste,  mon 
esprit  se  défend,  et  la  victoire  me  restera. 

«  J'ignore  comment  cela  s'est  fait.  Sait-on  pourquoi  viennent  les 
accès  de  fièvre?  J'ai  cédé,  le  dirai-je?  avec  ivresse  à  la  séduction 
qui  m'entraînait.  Certes  je  me  croyais  bien  à  l'abri  derrière  le 
rempart  de  mes  trente-sept  ans,  un  peu  fatigué  de  tout  et  médio- 
crement enclin,  vous  le  savez,  aux  rêveries.  Un  jour  la  digue  s'est 
rompue,  et  l'amour  a  passé  avec  le  flot  de  la  jeunesse.  J'ai  revu  mes 
anciens  jours,  j'ai  eu  des  heures  d'éblouissement;  mais  je  ne  sais 
quelle  sentinelle  veille  en  moi  qui  me  crie  par  instant,  comme  en 
face  de  l'ennemi  :  Garde  à  vous!  Tenez,  permettez-moi  cette  com- 
paraison :  mon  cœur  est  un  peu  comme  une  ville  démantelée  qui 
vient  d'être  emportée  d'assaut.  La  garnison  est  décimée,  mais  une 
troupe  fidèle  et  vaillante  s'est  retirée  dans  une  citadelle  d'où  elle 
continue  la  résistance;  rien  ne  la  fera  capituler.  Cette  troupe  dé- 
vouée et  sûre,  c'est  ma  volonté,  c'est  mon  cerveau.  Quel  bagage  à 
iriloer  dans  la  vie  que  l'amour  à  trente-sept  ans  ! 


MARGUERITE   DE    TANLAY.  ilii 

((  Toutes  ces  choses,  qui  m'irritaient  comme  le  bourdonnement  des 
insectes  en  été  ou  m'affadissaient  comme  l'odeur  et  le  goût  du  miel, 
me  charment  et  me  captivent  à  présent.  Marguerite  a  des  séductions 
qui  enveloppent,  des  douceurs  et  des  tendresses  d'esprit  qui  bercent, 
une  candeur  et  une  mansuétude  qui  reposent.  J'en  subis  l'empire, 
mais  en  cédant  je  tressaille  comme  la  cloche  qui  murmure  longtemps 
encore  après  le  coup  qui  l'a  frappée.  Un  temps  viendra  où  il  faudra 
que  je  dénoue  ce  que  le  hasard,  un  peu  la  solitude,  un  peu  la  surprise 
aussi,  ont  noué.  J'espère  que  les  gradations  de  cette  rupture  inévita- 
ble, prévue,  calculée,  seront  assez  douces  pouf  que  ces  beaux  yeux  ne 
versent  pas  trop  de  larmes...  Ne  m'accusez  pas  de  fatuité  :  n'est-ce 
pas  la  loi  éternelle,  que  l'un  aime  davantage  où  l'autre  aime  moins?... 
Et  je  suis  cet  autre.  C'est  une  secousse  qui  me  tirera  de  cet  engour- 
dissement, et  j'y  compte.  Un  matin,  le  Moniteur  me  l'apportera. 
Adieu  alors  à  cette  halte  de  mon  automne!  Nous  aurons  fait  comme 
deux  navires  qui  se  rencontrent  dans  la  haute  mer,  et  qui,  après  avoir 
un  temps  navigué  de  conserve,  se  séparent,  et,  poussés  par  des 
vents  contraires,  cherchent  des  horizons  nouveaux.  Je  rends  cette 
justice  à  Marguerite,  elle  sera  la  plus  triste  et  la  moins  oublieuse.  » 
M.  de  Gharny  ne  se  trompait  pas  dans  son  attente  :  M.  et  M™^  de 
Vauvert  partirent  pour  Paris  vers  le  milieu  du  mois  de  février.  La 
fortune  du  comte  avait  pris  un  grand  essor;  on  en  parlait  comme 
de  l'un  des  capitalistes  les  plus  solidement  et  les  plus  prompte- 
ment  enrichis  par  l'industrie  des  chemins  de  fer.  Le  goût  qu'il  avait 
toujours  eu  pour  les  chevaux  s'était  singulièrement  développé;  il 
avait  une  écurie  et  faisait  courir.  Sa  maison  était  un  centre  où  les 
gens  de  finance  rencontraient  la  fleur  de  l'aristocratie,  attirée  et  re- 
tenue par  M™^  de  Vauvert,  et  les  hommics  qui  avaient  un  nom  dans 
la  politique.  Une  extrême  agitation  remplissait  alors  la  vie  de 
M"*'  de  Vauvert;  elle  se  prêta  à  cette  existence,  et  son  salon  devint 
l'un  des  mieux  fréquentés  et  des  plus  suivis  de  Paris.  Elle  y  dé- 
ployait des  ressources  d'esprit  qu'on  ne  lui  connaissait  pas;  sa 
beauté,  plus  vive  et  plus  accentuée,  était  comme  transfigurée.  La 
nouvelle  se  répandit  alors  que  la  comtesse  avait  distingué  M.  de 
Gharny.  On  en  parla  tout  bas,  et  les  personnes  qui  la  voyaient  de 
plus  près  furent  celles  qui  aidèrent  à  en  colporter  le  bruit  par  leurs 
airs  de  mystère  et  leurs  réticences.  Le  diplomate  mettait  une  grande 
réserve  dans  ses  relations  avec  M™*  de  Vauvert.  Jamais  un  mot  qui 
pût  le  trahir,  un  empressement  qui  pût  être  remarqué;  il  était  avec 
,  elle  poli  et  quelquefois  môme  familier,  mais  sans  abandon,  et  dans 

Iun  bal  ne  s'approchait  jamais  d'elle  qu'après  avoir  salué  deux  ou 
trois  personnes.  ?our  les  gens  du  monde  vieillis  dans  la  pratique 
de  la  vie,  cette  froideur  apparente  d'un  homme  qui  avait  vécu  sur 
I 


I 


142  BEVUE   DES   DEUX   MONDES, 

le  pied  de  la  plus  étroite  intimité  dans  le  château  de  la  comtesse  à 
Vineuil  était  un  témoignage  qui  déposait  contre  lui.  Il  avait  eu  l'art 
de  se  faire  attacher  à  une  commission  qui  élaborait  un  traité  de 
commerce  au  ministère  des  affaires  étrangères ,  et  les  personnes  qui 
connaissaient  son  ambition  silencieuse,  mais  âpre,  en  concluaient 
logiquement  qu'un  lien  le  retenait  à  Paris.  11  parlait  de  cette  com- 
mission et  des  conférences  qu'elle  entraînait  comme  d'une  chose 
importante;  mais  certains  accens  brefs,  certains  froncemens  de 
sourcils  qu'on  surprenait  en  lui  quand  on  annonçait  des  mutations 
dans  le  corps  diplomatique,  faisaient  bien  comprendre  qu'il  n'était 
pas  la  dupe  de  ses  affirmations.  M"»*  de  Vauvert,  qui  avait  eu  jus- 
qu'alors horreur  des  exercices  violens,  fut  aperçue  un  matin  à  che- 
val au  bois  de  Boulogne.  Le  comte  l'accompagnait,  ainsi  que  Roger. 
Les  curieux  remarquèrent  que  M.  de  Charny  était  un  excellent 
écuyer.  On  ne  manqua  pas  d'attribuer  la  conversion  de  Marguerite 
au  rétablissement  de  la  santé  du  diplomate,  qui  lui  permettait  de 
suivre  M.  de  Vauvert  dans  ses  expériences.  Le  comte  s'en  montra 
naïvement  heureux.  Rien  ne  paraissait  en  lui  qui  pût  faire  croire 
qu'il  eût  même  l'apparence  d'une  inquiétude.  Certaines  attentions 
pouvaient  au  contraire  faire  penser  que  son  attachement  pour  Mar- 
guerite s'accroissait  avec  le  temps.  Quand  il  avait  gagné  un  pari  de 
course  ou  terminé  quelque  affaire  avantageuse,  il  lui  arrivait  de  la 
prendre  soudain  par  la  taille  et  de  l'embrasser  sur  le  cou.  —  Votre 
part  est  faite,...  cherchez  bien  dans  votre  appartement,  disait-il. 
Marguerite  devenait  pourpre  ou  verte  dans  ces  momens-là;  un  coup 
de  cravache  cinglé  en  plein  corps  lui  eût  fait  moins  de  mal. 

Cependant  cette  nature  délicate  et  fière  s'était  accoutumée  à  ces 
supplices.  Les  révoltes  qu'elle  éprouvait  contre  elle-même  au  com- 
mencement s'étaient  apaisées.  Bien  plus  même,  et  par  un  retour 
d'esprit  qu'expliquait  la  bonté  innée  de  ses  instincts,  elle  ressentait 
pour  le  comte  une  sorte  d'attendrissement  qui  se  trahissait  par  des 
prévenances  et  des  attentions  où  le  calcul  n'entrait  pas.  11  ne  lui  sem- 
blait pas  juste  qu'il  ne  fût  pas  heureux  quand  une  si  grande  plénitude 
de  bonheur  la  faisait  vivre  d'une  vie  si  active  et  si  chaude.  Ce  qui 
Tétonnait  seulement  et  ce  qui,  dans  une  certaine  mesure,  l'attristait, 
c'est  que  Roger,,  bien  loin  de  contrarier  ces  menues  attentions,  les 
approuvât  et  l'y  encourageât.  Depuis  son  dernier  séjour  à  Vineuil, 
M"*  de  Vauvert,  maîtresse  de  maison  accomplie,  semblait  être  des- 
cendue des  nuages  où  si  longtemps  elle  avait  marché.  Ses  pieds 
comme  son  esprit  elîleuraient  le  sol.  Sainte  Elisabeth  de  Hongrie, 
ainsi  que  l'appelait  M"*  de  Cocherolles  dans  ses  jours  de  gaieté, 
s'était  fait  naturaliser  Parisienne.  Elle  se  familiarisait  à  la  vie  com- 
mune, et  se  délivrait  peu  à  peu  de  ses  langueurs.  Le  monde  lui 


MARGUERITE    DE    TANLAY.  143 

savait  gré  de  ce  changement,  mais  bien  des  mots  la  faisaient  tres- 
saillir tout  à  coup,  et  lui  prouvaient  que  l'on  ne  pardonne  cer- 
taines intimités  qu'à  la  condition  de  s'en  souvenir.  Quand  on  la 
pressait  d'assister  à  une  réunion,  combien  de  fois  une  amie  intime 
laissait  tomber  d'une  voix  emmiellée,  et  comme  un  argument  décisif 
qui  devait  annuler  toute  résistance,  ces  quatre  mots  :  «  Nous  aurons 
M.  de  Gharny  !  »  Elle  ressentait  alors  le  frisson  douloureux  que  dé- 
termine le  contact  du  doigt  sur  une  chair  vive.  D'autres  fois,  quand 
on  la  rencontrait  à  cheval  au  bois  avec  Roger,  ou  dans  un  bal  cau- 
sant sur  le  coin  d'un  canapé,  on  s'éloignait  au  bout  de  quelques 
minutes,  discrètement,  avec  les  allures  exquises  d'une  politesse 
l  empoisonnée.  Les  gens  du  monde  ont  de  ces  rafîinemens  par  les- 
quels ils  semblent  indiquer  qu'ils  veulent  être  complices,  mais  non 
pas  dupes.  M™^  de  Yauvert  souffrait  sensiblement  de  ces  piqûres 
d'épingle,  qui,  pour  certaines  natures  délicates,  sont  parfois  des 
coups  de  poignard;  mais  elle  ne  faisait  rien  pour  les  éviter. 

Il  y  a  certainement  des  hommes  à  qui  on  peut  adresser  le  reproche 
de  fatuité,  mais  il  en  est  beaucoup  aussi  qui  prennent  un  soin  ex- 
trême de  dissimuler  ce  qu'on  appelle  en  langage  de  salon  leur  bon- 
heur. Volontiers  ils  fermeraient  leur  bouche  et  mettraient  un  ban- 
deau sur  leurs  yeux  pour  qu'on  n'y  pût  pas  lire.  M.  de  Gharny,  qui 
apportait  en  toute  chose  une  discrétion  méticuleuse,  qui  avait  une 

'  horreur  instinctive  de  tout  ce  qui  s'écarte  des  usages,  de  la  règle  et 
de  la  convention,  aurait  voulu  entourer  son  amour  deS  triples  voiles 
qui  dérobaient  jadis  la  déesse  sacrée  aux  regards  de  la  multitude. 
Les  femmes  n'ont  pas  de  ces  réserves;  elles  semblent  craindre  le 

'  bruit  et  l'éclat  moins  que  les  hommes,  et  l'on  peut  dire  hardiment 
que  si  quelqu'une  d'entre  elles  est  compromise,  c'est  qu'elle  seule 
l'aura  voulu.  M™"  de  Yauvert  n'échappait  pas  à  la  loi  commune,  et 
laissait  souvent  les  indifférens  et  les  curieux  lire  dans  son  cœur; 
que  lui  importait,  pourvu  que  Roger  vît  bien  que  lui  seul  en  était  le 
maître?  Roger  avait  beau  se  défendre  de  ces  témoignages  et  de  cette 

I  ardeur  qui  semblaient  trahir  un  dédaigneux  oubli  de  l'opinion,  elle 
y  tenait.  Quand  il  insistait  :  — Ah!  vous  ne  m'aimez  pas  !  disait-elle. 
Élevée  dans  des  habitudes  de  piiété  régulière  avec  lesquelles  son 
mariage  ne  l'avait  pas  fait  rompre,  Marguerite  parut  redoubler  de 
ferveur  après  son  retour  de  la  campagne.  Elle  sortait  souvent  seule 
à  pied  et  allait  dans  une  église  épancher  toute  son  âme.  Elle  cher- 
chait de  préférence  la  solitude  et  l'obscurité  d'une  chapelle  incon- 
^1  nue.  Chrétienne  et  croyante,  elle  aimait  à  Paris  comme  on  aime  à 
Rome  ou  à  Se  ville.  M"^  de  Gocherolles,  qui  parfois  l'accompagnait 
le  dimanche  aux  offices,  remarquait  cette  dévotion  et  en  pénétrait  la 
cause.  Un  jour  qu'elles  étaient  ensemble  à  la  messe,  la  vieille  fille  se 


^44  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

pencha  à  son  oreille  :  —  Ne  vous  agenouillez  donc  pas  comme  cela, 
lui  dit-elle;  ces  attitudes  de  suppliante  feraient  croire  que  vous 
avez  quelque  chose  à  vous  faire  pardonner... 

La  commission  dont  M.  de  Gharny  était  membre  avait  terminé  ses 
travaux  depuis  quelques  mois,  lorsqu'un  jour  le  bruit  se  répandit 
dans  les  salons  que  le  diplomate  allait  rentrer  dans  la  carrière  ac- 
tive. Les  mieux  informés  assuraient  même  qu'il  était  désigné  pour 
un  poste  important  auprès  d'une  cour  d'Allemagne.  M.  de  Fersac  en 
parla  à  M™'  deVauvert,  et  le  fit  avec  l'insistance  aimable  d'un  homme 
,  qui  veut  se  venger.  Elle  devait  être  mieux  que  personne  au  courant 
de  cette  négociation;  la  nomination  de  M.  de  Gharny  à  un  poste  que 
des  hommes  considérables  avaient  occupé  témoignait  de  l'estime 
qu'on  faisait  de  lui.  M.  de  Fersac  ajouta  que  s'il  n'avait  pas  l'occa- 
sion de  rencontrer  le  vicomte  avant  son  départ,  il  suppliait  M™'  de 
Vauvert  de  lui  porter  le  tribut  de  ses  félicitations.  Marguerite  fit 
appel  à  tout  son  courage  pour  rester  impassible;  elle  sourit,  mais 
il  lui  semblait  qu'une  pince  de  fer  la  serrait  aux  tempes.  Ses  oreilles 
tintaient;  si  on  l'eût  forcée  à  se  lever  dans  ce  moment,  ses  forces 
l'auraient  trahie.  M.  de  Vauvert  s'approcha  d'elle  un  instant  après. 
—  Comment  vous  trouvez-vous  ce  soir?  dit-il. 

Elle  eut  peur  qu'il  ne  devinât  tout  à  l'altération  de  ses  traits.  — 
J'ai  eu  un  peu  froid  tout  à  l'heure  en  entrant,  mais  je  vais  bien  à 
présent,  répondit-elle. 

—  A  propos',  reprit  le  comte,  savez-vous  s'il  est  vrai,  comme  on 
l'assure,  que  Roger  aille  à  Francfort?  Tout  le  monde  en  parle. 

—  Je  ne  sais  pas,  dit  la  comtesse,  qui  sentit  une  sueur  froide 
mouiller  ses  épaules. 

—  S'il  part,  cela  me  contrariera  :  ce  diable  d'homme  s'entend  à 
tout.  Quand  nous  serons  rentrés,  écrivez -lui  donc  de  venir  déjeu- 
ner avec  nous  demain. 

—  J'écrirai,  reprit-elle. 

Vers  une  heure  du  matin,  le  comte  et  M""  de  Vauvert  quittèrent 
le  bal.  A  peine  rentrée  chez  elle,  Marguerite  sauta  sur  une  feuille 
de  papier;  la  plume  tremblait  entre  ses  doigts.  Quand  elle  eut  fini, 
elle  sonna  sa  femme  de  chambre.  —  Tenez,  dit-elle,  que  cette  lettre 
(toit  demain  au  point  du  jour  chez  M.  de  Gharny. 

La  femme  de  chambre  étoufla  un  bâillement  et  voulut  déshabiller 
sa  maîtresse.  —  C'est  inutile,  reprit  M"»'  de  Vauvert...  Allez. 

Quand  elle  fut  seule,  Marguerite  tomba  sur  un  fauteuil  et  se  mit 
à  sangloter.  La  pendule  sonna  trois  heures.  —  Ah  !  Dieu,  dit-elle, 
attendre  jusqu'à  demain!...  Que  c'est  longl 

Sa  lettre  ne  contenait  que  ces  quelques  mots  :  «  J'ai  la  mort  dans 
le  cœur.  Venez  demain.  » 


MARGUERITE    DE    TANLAY.  1^5 


Y. 


Le  point  du  jour  la  trouva  debout.  Elle  ne  savait  comment  trom- 
per la  longueur  du  temps,  qu'elle  ne  voyait  pas  finir.  Elle  lut,  elle 
s'assit,  elle  prit  et  rejeta  un  ouvrage  de  broderie;  quelquefois  elle 
restait  tranquille,  la  tête  entre  ses  mains,  les  coudes  sur  ses  genoux, 
herchant  à  oublier.  Il  lui  semblait  que  dans  cet  engourdissement  de 
a  pensée  les  heures  s'écouleraient  plus  vite.  Quand  elle  relevait  la 
te  après  une  immobilité  qui  lui  semblait  éternelle,  elle  voyait 
vec  terreur  que  l'aiguille  avait  à  peine  avancé  de  quelques  minutes. 
Chaque  fois  qu'une  voiture  s'arrêtait  à  la  porte  de  l'hôtel,  elle  tres- 
saillait, courait  à  la  fenêtre  et  collait  son  front  contre  la  vitre.  Ro- 
ger ne  se  montrait  pas.  Pour  calmer  son  impatience,  elle  se  fixait 
à  elle-même  un  délai  après  lequel  il  arriverait  certainement,  elle 
calculait  le  temps  qu'il  mettrait  à  venir,  elle  le  suivait  le  long  des 
rues,  elle  comptait  ses  pas;  un  quart  d'heure  ou  vingt  minutes 
suffisaient,  mais  il  rencontrait  peut-être  quelqu'un  qui  le  retenait. 
Quand  le  délai  était  depuis  longtemps  passé,  elle  appelait  à  son 
secours  les  circonstances  imprévues  :  M.  de  Charny  avait  été  con- 
traint de  voir  le  ministre,  la  conférence  s'était  prolongée.  Puis  l'im- 
patience la  reprenait  tout  d'un  coup  :  elle  marchait  avec  agitation, 
et  les  larmes  la  gagnaient.  Un  peu  après  onze  heures,  on  vint  la 
prévenir  que  le  déjeuner  était  servi.  M.  de  Yauvert  lui  demanda  si 
elle  avait  écrit  à  Roger.  Sur  sa  réponse  affirmative  :  —  Pourquoi 
donc  ne  vient-il  pas?  reprit-il.  Marguerite  composa  son  visage  pour 
répondre  que  sans  doute  on  le  verrait  plus  tard.  —  Grondez-le,  et, 
si  vous  pouvez,  retenez-le  à  dîner,  ajouta  le  comte. 

A  cinq  heures,  M.  de  Charny  n'avait  pas  encore  paru.  En  proie  à 
une  fièvre  contre  laquelle  elle  luttait  vainement  depuis  le  matin, 
jyjnae  ^g  Yauvert  prit  un  chapeau,  jeta  un  châle  sur  ses  épaules  et 
sortit  à  pied.  Il  tombait  une  petite  pluie  fme  qui  rendait  tout  gris, 
cette  pluie  de  Paris,  tranquille,  monotone,  impassible,  qui  semble 
devoir  tomber  toujours.  M.  de  Charny  demeurait  rue  de  Luxembourg, 
dans  un  entresol  qui  dépendait  d'un  vaste  hôtel.  Marguerite  y  arriva 
sans  savoir  quel  chemin  elle  avait  pris. 

M.  de  Charny  travaillait  dans  son  cabinet.  Deux  bougies  enfer- 
mées sous  un  écran  vert  éclairaient  mal  cette  pièce ,  assombrie  par 
une  grande  bibliothèque  de  bois  noir  et  des  tentures  de  couleur  fon- 
cée. Au  bruit  de  la  porte  qui  s'ouvrait,  Roger  ne  releva  pas  la  tête. 
Il  écrivait  avec  précipitation.  M"*"  de  Yauvert  fut  auprès  de  lui  en 
trois  pas.  M.  de  Charny  fit  un  bond.  —  Yous  croyiez  donc  que  je  ne 

I viendrais  pas?  s'écria-t-elle. 
TOME  XIX.  10 


1^6  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Roger  avait  les  sourcils  froncés,  l'air  contraint.  —  Quelle  folie! 
dit-il...  Voyons,  remettez -vous...  Vos  mains  sont  glacées. 

—  Partez-vous?  demanda  Marguerite,  qui  restait  debout. 
Le  vicomte  voulut  la  conduire  vers  un  fauteuil  près  du  feu. 

—  Partez-vous?  reprit-elle  avec  obstination. 

Les  lèvres  de  M.  de  Charny  se  contractèrent  légèrement.  —  Eh 
bien!  oui!  dit- il. 

M"*  de  Vauvert  resta  devant  lui  pâle  comme  une  morte,  mais  agi- 
tée par  une  sorte  de  tremblement  nerveux  —  Marguerite  !  s'écria 
Roger,  entraîné  par  un  mouvement  de  pitié. 

—  Ah!  vous  ne  m'aimez  pas!  reprit-elle  en  le  repoussant. 

—  Toujours  le  même  mot!  murmura-t-il. 

—  Eh  bien!  non,  j'ai  tort,  s'écria  Marguerite.  Vous  m'aimez... 
Pardonnez-moi,  mais  ne  partez  pas! 

Roger  lui  prit  les  mains  entre  les  siennes  et  la  supplia  de  l'écou- 
ter. Sa  présence  auprès  d'elle  finirait  par  la  compromettre;  l'hon- 
neur, son  amour  même,  lui  faisaient  un  devoir  de  partir.  Une  occa- 
sion se  présentait  de  rentrer  dans  la  carrière  active  sans  renoncer  à 
l'espoir  de  revenir  à  Paris  de  temps  en  temps;  pour  le  bien  de 
M"*  de  Vauvert,  il  croyait  pouvoir  accepter,  il  ne  l'en  aimerait  pas 
moins,  et  sa  réputation  n'en  souffrirait  plus.  A  chaque  membre  de 
phrase,  Marguerite  faisait  de  petits  mouvemens  de  tête  comme  une 
personne  qui  approuve  tout  ce  qu'on  lui  dit.  —  Vous  avez  peut-être 
raison,  dit-elle  enfin  :  partez,  je  vous  suivrai. 

M.  de  Charny  se  leva  tout  droit  :  —  Me  suivre,  vous!  s'écria-t-il. 

—  Et  pourquoi  non?  Savez -vous  rien  qui  m'attache  à  Paris? 
N'ètes-vous  pas  tout  pour  moi?  Je  vivrai  dans  un  coin,  inconnue; 
ne  craignez  pas  que  jamais  je  regrette  rien...  Le  bonheur  vaut  bien 
le  monde... 

Marguerite  continua  quelque  temps  sur  ce  ton.  C'était  le  langage 
de  la  passion  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  exalté.  Tandis  qu'elle  par- 
lait, le  feu  dans  les  yeux  et  comme  illuminée  par  ce  sacrifice  d'elle- 
même,  Roger  la  regardait  avec  une  sorte  de  stupeur  où  il  y  avait 
comme  une  nuance  d'attendrissement. 

—  Des  rêves!  toujours  des  rêves!  murmurait-il  à  demi-voix. 

—  C'est  impossible  !  reprit-il  tout  à  coup  ;  si  vous  étiez  capable 
d'une  telle  imprudence,  ce  n'est  pas  une  capitale  qu'il  faudrait  ha- 
biter, c'est  un  désert. 

—  Eh  bien?  dit-elle  avec  l'accent  et  la  foi  d'une  femme  sûre 
d'elle-même. 

—  Vous  le  voulez?  dit  M.  de  Charny  avec  âpreté.  Soit. 

11  prit  sur  la  table  la  feuille  de  papier  que  son  écriture  couvrait  à 
demi,  et,  la  déchirant  :  —  C'était  un  rapport  que  le  ministre  m'a- 
vait demandé...  11  recevra  en  place  une  lettre  de  refus. 


MARGUERITE   DE    TANLAY.  147 

La  comtesse  lui  sauta  au  cou.  —  Vous  êtes  bon!  dit-elle. 

—  Eh!  non,  je  suis  fou!  s'écria-t-il  avec  une  amertume  mal  dé- 
'guisée. 

Quand  elle  sortit  de  la  rue  de  Luxembourg,  la  nuit  était  venue. 
M""®  de  Vauvert  sauta  dans  une  voiture  de  place.  Elle  était  heureuse, 
et  cependant  elle  pleurait.  Un  quart  d'heure  après,  M.  de  Gharny  se 
présenta  chez  elle  et  lui  demanda  à  dîner. 

—  Eh  bien?  lui  cria  M.  de  Vauvert,  qui  était  debout  devant  la 
cheminée. 

—  Un  rival  l'emporte...  Rien  ne  me  réussit,  dit  Roger. 
Marguerite  tisonnait  le  feu  ;  elle  avait  du  plomb  sur  le  cœur. 
Cependant  la  présence  de  Roger  à  Paris  agit  sur  elle,  et  dissipa 

petit  à  petit  cette  impression  de  tristesse  dont  elle  était  accablée  pen- 
dant les  premiers  jours.  Un  mot  que  M.  de  Charny  lui  avait  dit  l'a- 
vait fait  entrer  dans  le  vif  de  ce  caractère,  et  lui  avait  fait  entrevoir 
comme  dans  un  éclair  l'une  de  ces  lois  fatales  auxquelles,  par  habi- 
tude autant  que  par  éducation,  les  hommes  cèdent,  ceux-là  avec 
des  délires  furieux,  ceux-ci  avec  une  patiente  résignation.  «  Cette 
oisiveté  où  je  vis  me  pèse!  »  s'était-il  écrié.  Il  y  avait  donc  dans 
son  existence  un  vide  que  l'amour  ne  comblait  pas!  Libre,  jeune 
encore,  aimé,  pouvant  vivre  à  sa  guise,  il  regrettait  une  occupa- 
tion, un  travail.  Marguerite  sentait  là  une  rivalité  dont  elle  avait 
peur  et  contre  laquelle  elle  n'avait  pas  d'armes.  Elle  s'efforça  de  la 
vaincre  par  l'épanouissement  même  de  son  amour,  regrettant  au 
fond  que  M.  de  Gharny  n'eût  pas  accepté  ce  sacrifice  qui  la  donnait 
toute  à  lui  et  sans  retour.  Il  aurait  su  alors  combien  inaltérable  et 
solide  était  cette  tendresse  qu'elle  lui  avait  vouée. 

A  quelques  jours  de  là,  M.  de  Vauvert  demanda  à  la  comtesse  si 
elle  voulait  l'accompagner  dans  une  promenade  à  cheval.  Il  faisait 
un  temps  clair  et  vif.  De  petits  nuages  cotonneux  couraient  pares- 
seusement dans  le  ciel..  On  arriva  dans  les  bois  de  Ville-d'Avray.  Le 
comte  avait  l'air  songeur,  ce  qui  était  fort  extraordinaire  chez  lui. 
Il  retenait  la  bride  de  son  cheval  et  sifflait  entre  ses  dents.  —  Me 
pardonnerez-vous  si  je  vous  parle  en  ami?  dit-il  à  la  comtesse  tout 
à  coup. 

—  Faites,  répondit-elle  un  peu  émue. 

—  Je  ne  sais  ce  qui  me  pousse  à  vous  entretenir  aujourd'hui, 
reprit-il;  mais  quelque  chose  que  je  ne  puis  m'expliquer  m'y  con- 
traint. Voilà  quelque  temps  que  j'en  ai  le  désir.  J'y  cède  parce  que 
c'est  mon  devoir.  Il  y  a  en  vous,  ma  chère  Marguerite,  des  symp- 
tômes, plus  que  cela,  des  sentimens  qui  m'effraient. 

La  comtesse  se  sentit  pâlir  et  se  pencha  sur  l'encolure  de  son 
cheval  comme  pour  en  arranger  la  gourmette. 

—  Ne  donnez  pas  à  mes  paroles  plus  d'importance  que  je  n'en 


ii|8  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

mets,  continua  M.  de  Vauvert;  voiis  êtes  moins  répréhensible  que 
votre  jeunesse  même,  que  votre  éducation  surtout.  On  vous  a  fait 
voir  la  vie  comme  elle  n'est  pas,  on  vous  a  conseillé  d'y  chercher  ce 
qu'elle  ne  produit  pas,  et  j'ai  peur  que  votre  cœur  ne  s'épuise  dans 
d'inutiles  et  énervantes  poursuites. 

—  Que  voulez-vous  dire?  demanda  Marguerite  d'une  voix  étran- 
glée. 

—  Vous  allez  me  comprendre.  Je  vous  ai  beaucoup  observée  de- 
puis que  M.  de  Tanlay  vous  a  confiée  à  moi.  N'étais-je  pas  tout  pour 
vous  et  ne  devais-je  pas  remplacer  cette  famille  qui  pendant  près  de 
vingt  années  a  veillé  sur  votre  repos?  Sans  parler  de  mon  affection, 
le  devoir  m'en  faisait  une  loi.  Eh  bien!  ce  qui  d'abord  a  été  un  doute 
est  devenu  lentement  une  conviction.  Vous  faites  la  part  trop  large 
aux  rêveries,  aux  inquiétudes  de  l'esprit.  Il  y  a  en  vous  je  ne  sais 
quel  désir  inexprimable  de  transporter  le  roman  dans  la  vie  qui  peut 
avoir  de  mauvaises  conséquences  pour  votre  repos.  Le  bonheur 
n'est  pas  là.  On  peut  le  rencontrer  autour  de  soi;  il  n'existe  pas 
dans  les  régions  un  peu  confuses  où  votre  imagination  me  paraît 
disposée  à  voyager.  Donnez  moins  aux  chimères,  donnez  plus  à  la 
réalité.  J'ai  senti  bien  souvent  le  regret  de  ne  pas  être  tout  à  fait 
l'ami  que  dans  vos  rêves  de  jeune  fille  vous  avez  pu  souhaiter; 
fallait-il,  pour  répondre  à  vos  aspirations,  —  vous  voyez,  je  parle 
votre  langage,  —  violenter  ma  nature  et  m' étudier  à  dépouiller  le 
vieil  homme?  J'y  aurais  mal  réussi;  j'aurais  perdu  la  franchise  sans 
gagner  la  poésie.  Je  me  suis  résigné  à  rester  ce  que  le  bon  Dieu  et 
le  monde  après  lui  m'ont  fait.  Ai-je  du  moins  mérité  votre  estime, 
votre  amitié?  Donnez-moi  la  main,  je  serai  assez  récompensé. 

Marguerite,  attendrie  et  surprise,  mit  sa  main  dans  celle  du  comte. 
—  Ah!  pourquoi  me  parlez-vous  si  tard?  s'écria-t-elle  avec  un  ac- 
cent qu'il  ne  comprit  pas. 

—  Parce  qu'il  n'est  pas  dans  ma  nature  de  parler  beaucoup; 
puis,  quand  ma  conviction  a  été  faite,  j'ai  hésité,  parce  que  j'ai 
craint  de  voir  mes  conseils  repoussés.  Un  mari,  c'est  presque  un 
ennemi,  dit-on,  et  nous  sommes  si  différens  l'un  de  l'autre!  moi 
trop  porté  peut-être  à  voir  le  côté  pratique  de  la  vie,  vous  trop  dis- 
posée à  n'y  chercher  que  l'illusion  et  la  poésie.  Croyez-moi  donc,  par 
la  sincère  affection  que  je  vous  ai  jurée,  ne  laissez  pas  entrer  trop 
avant  dans  votre  cœur  ces  désirs  vagues,  ces  regrets  sans  nom,  ces 
espérances  confuses,  fruits  maladifs  de  la  rêverie;  ils  se  changeront 
en  épines  qui  le  feront  saigner  par  mille  blessures. 

Le  cheval  de  M.  de  Vauvert  butta  contre  un  caillou.  Il  le  releva 
vivement  par  un  coup  de  cravache.  —  J'imite  l'astrologue  de  la 
fable,  dit-il,  je  fais  de  la  philosophie,  et  je  ne  vois  pas  ce  qui  se 
passe  à  mes  pieds.  —  Un  sourire  gai  parut  sur  ce  visage,  qui  ne 


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MARGUERITE    DE    TANLAY.  l/i9 


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m 


pouvait  pas  rester  longtemps  sérieux.  —  Voilà  un  bien  long  cha- 
pitre de  morale,  dit-il,  pensez  que  c'est  un  père  qui  vous  parle, 
moins  que  cela,  un  frère  aîné,  et  ne  m'en  veuillez  pas. 

Il  poussa  son  cheval  au  galop,  et  s'amusa  à  lui  faire  faire  des 
changemens  de  pieds.  Au  moment  de  sortir  du  bois,  il  prit  la  main 
de  Marguerite,  et  l'embrassa  sur  la  partie  du  poignet  que  ne  recou- 
vrait pas  le  gant.  —  Je  me  suis  efforcé  de  vous  rendre  heureuse 
dans  la  mesure  de  ce  qui  était  en  moi,  reprit-il;  si  je  m'en  allais, 
;non  plus  grand  chagrin  serait  la  pensée  de  n'y  avoir  pas  réussi. 

Cet  entretien  bouleversa  la  comtesse.  Elle  ne  trouva  pas  un  mot 
pour  répondre.  Des  larmes  lui  vinrent  aux  yeux.  Le  cqmte  s'en 
aperçut,  et  ne  dit  plus  rien.  Marguerite  rentra  chez  elle  troublée, 
inquiète;  cette  pensée  qu'elle  s'était  méprise  sur  le  caractère  de  son 
iiari  lui  traversa  l'esprit  comme  une  flèche.  Elle  en  fut  agitée  pen- 
dant de  longs  jours;  mais  l'empire  que  l'amour  avait  pris  sur  sa  vie 
était  trop  absolu  pour  lui  permettre  de  s'y  arrêter.  M.  de  Yauvert 
'était  pas  d'ailleurs  d'un  caractère  à  revenir  sur  ce  qu'il  avait  dit. 
Si  l'impression  qu'en  avait  ressentie  la  comtesse  ne  s'effaça  point, 
elle  fut  comme  ensevelie  au  fond  de  son  cœur.  Elle  appartenait  tout 
entière  à  un  autre  sentiment. 

Sur  ces  entrefaites,  un  soir,  le  bruit  se  répandit  à  l'Opéra  que 
M.  de  Yauvert  avait  fait  une  chute  affreuse.  Sa  vie  était,  disait-on, 
en  danger.  On  sait  que  le  comte  aimait  passionnément  les  chevaux. 
Il  en  avait  un  assez  grand  nombre  dans  ses  écuries,  et  tous  du  plus 
haut  prix.  Excellent  cavalier,  il  aimait  en  outre  à  conduire,  et  sou- 
vent on  le  voyait  passer  aux  Champs-Elysées  sur  une  voiture  légère 
qu'un  cheval  rapide  entraînait  à  toute  vitesse.  Ce  jour -là,  M.  de 
Yauvert  essayait  deux  jeunes  chevaux  qu'il  avait  payés  douze  mille 
francs.  M""*  de  Yauvert  et  M.  de  Gharny  l'accompagnaient.  Aux  mou- 
vemens  saccadés  de  la  voiture,  Roger  comprit  que  quelque  chose 
d'extraordinaire  se  passait.  Il  se  leva  à  demi,  et  demanda  à  M.  de 
Yauvert,  placé  sur  le  siège,  si  son  attelage  l'inquiétait.  —  Les  che- 
vaux sont  un  peu  vifs,  mais  j'en  suis  maître,  répondit  le  comte.  — 
Déjà  ils  avaient  le  mors  aux  dents.  —  Ne  bougez  pas!  dit-il  un  mo- 
ment après  en  voyant  sa  femme  porter  d'instinct  la  main  sur  la  por- 
tière. Il  se  pencha  en  avant  pour  rassembler  les  guides;  mais  à  Tin- 
tant où  il  imprimait  une  secousse  énergique  aux  chevaux,  la  voiture 
iieurta  contre  un  pavé  :  il  perdit  l'équilibre,  et  fut  lancé  violemment 
sur  la  route;  la  tête  porta  en  avant,  et  quand  on  accourut,  on  ne 
releva  plus  qu'un  corps  inerte.  M'"*'  de  Yauvert,  presque  folle  de  ter- 
reur, le  fit  ramener  à  son  hôtel,  où  déjà  M.  de  Gharny  avait  conduit 
un  médecin.  M.  de  Yauvert  semblait  privé  de  vie.  A  force  de  sai- 
gnées et  de  frictions,  on  parvint  cependant  à  lui  rendre  le  senti- 
ment. Il  ouvrit  les  yeux,  regarda  autour  de  lui  comme  un  homme 


150  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tiré  d*un  lourd  sommeil,  et  la  mémoire  lui  revint.  —  Diable!  dit-il, 
à  trente-six  ans,  c'est  un  peu  tôt!  —  Il  perdit  de  nouveau  connais- 
sance, et  resta  trois  jours  presque  inanimé  entre  la  vie  et  la  mort. 
Au  bout  de  ce  temps,  que  Marguerite  passa  auprès  de  lui,  il  y  eut 
comme  une  réaction.  —  Eh!  vite!  dit-il,  mon  notaire!  —  La  com- 
tesse voulut  insister  pour  qu'il  restât  tranquille.  —  Bah  !  reprit-il 
avec  effort,  je  n'ai  que  des  cousins  à  la  mode  de  Bretagne  qui  m'ont 
ennuyé  toute  ma  vie  sous  prétexte  de  parenté,...  je  veux  leur  payer 
ma  dette.  —  La  comtesse  secoua  la  tête.  —  Eh  bien  !  reprit-il,  laissez- 
moi  du  moins  acquitter  la  parole  que  je  me  suis  donnée...  N'ai-je 
pas  le  droit  de  veiller  sur  vous?  —  Il  attira  sur  son  cœur  Marguerite, 
dont  les  lèvres  pâles  tremblaient.  —  Si  je  m'en  vais,  ajouta-t-il  tout 
bas,  n'écoutez  pas  trop  la  voix  des  rêves. 

Il  demeura  seul  avec  le  notaire.  Marguerite,  en  rentrant,  le  trouva 
fort  pâle.  Il  lui  serra  la  main  doucement,  et  ferma  les  yeux  comme 
quelqu'un  qui  a  besoin  de  dormir.  Vers  le  soir,  la  comtesse,  étonnée 
de  son  immobilité,  s'approcha  de  lui;  il  était  presque  froid.  Les 
médecins  déclarèrent  qu'il  était  mort  d'un  épanchement  au  cerveau. 

On  trouva  chez  le  notaire,  mandé  le  jour  même,  un  testament  qui 
instituait  M"""  la  comtesse  de  Yauvert  héritière  universelle  de  tous 
les  biens,  à  la  charge  de  ne  pas  vendre  Vineuil  et  de  laisser  paisi- 
blement mourir  dans  l'écurie  et  le  chenil  les  chevaux  de  selle  et  les 
chiens  de  chasse  du  comte.  M""  de  Yauvert  ne  joua  pas  la  comédie 
de  la  désolation;  elle  donna  quelques  larmes  sincères  à  son  mari, 
pleura  davantage  sur  les  torts  ignorés  qu'elle  avait  eus  envers  lui, 
et  se  retira  à  Yineuil,  où  M"*  de  Gocherolles  accourut  précipitam- 
ment pour  la  consoler  et  pour  voir  comment  finirait  ce  qu'elle  appe- 
lait le  quatrième  acte  de  la  comédie. 

Ce  qui  venait  de  lui  arriver  avait  été  si  prompt,  si  violent,  que 
M"*  de  Yauvert  n'avait  pas  encore  la  libre  disposition  d'elle-même. 
Un  coup  de  foudre  l'avait  frappée,  mais  elle  ne  savait  pas  bien  si 
elle  eût  consenti  à  remettre  toute  chose  en  sa  place  première,  en 
supposant  qu'une  de  ces  bonnes  fées  qui  intervenaient  autrefois 
dans  la  vie  des  princesses  lui  en  eût  donné  le  pouvoir.  Il  y  avait 
une  étrange  confusion  dans  sa  tête.  Un  remords  sincère  des  fautes 
qu'elle  avait  commises  la  tourmentait,  et  quand  elle  s'arrêtait  à  la 
résolution  louable  de  les  racheter,  c'était  à  Roger  qu'elle  pensait 
encore.  Un  horizon  tout  nouveau  s'ouvrait  devant  elle;  elle  y  regar- 
dait sans  cesse,  non  pas  sans  s'accuser  de  le  faire,  mais  avec  des 
tressaillemens  de  joie.  Il  s'y  mêlait  un  besoin  de  réhabilitation  à 
ses  propres  yeux  qui  lui  faisait  désirer  le  moment  où  elle  pourrait 
librement  et  publiquement  disposer  d'elle-même;  mais  ce  moment 
redoutable,  comment  l'aborder,  si  personne  ne  lui  venait  en  aide? 
pile  faisait  alors  des  retours  sans  nombre  vers  le  passé,  et  analysait 


MARGUERITE   DE   TANLAY.  151 

une  à  une  les  circonstances  qui  avaient  marqué  ses  relations  avec 
de  Charny;  elle  y  cherchait  des  inductions  sur  ses  projets  à  lui. 
m  caractère  ne  laissait  rien  prévoir.  Au  bout  de  cinq  ou  six  se- 
iaines,  Roger  lui  avait  écrit.  Ses  lettres,  bien  que  tendres,  ne  con- 
luaient  pas.  Elle  tremblait  qu'il  ne  s'éloignât  de  Paris  pendant  son 
jsence;  elle  le  lui  témoigna,  et  il  lui  jura  de  ne  pas  prendre  de 
jsolution  sans  l'avoir  consultée.  Ce  mot  la  rassura.  Elle  aurait 
ivement  désiré  le  voir  aux  Ormeaux.  Quelque  chose  lui  disait  que 
fêtait  impossible;  cependant  elle  n'eût  pas  été  fâchée  que,  pour  se 
Upprocher  d'elle,  il  eût  bravé  toutes  les  convenances.  Plusieurs 
lois  se  passèrent  dans  cette  retraite  pleine  d'agitation.  Un  matin 
le  M"**  de  Vauvert  était  dans  sa  serre,  on  vint  la  prévenir  que 
lelqu'un  la  demandait.  Elle  courut  au  salon,  troublée  d'un  vague 
froi.  M.  de  Charny  l'y  attendait;  il  y  avait  alors  dix  mois  qu'ils 
ie  s'étaient  vus.  Elle  trembla  si  fort,  qu'elle  ne  put  ni  faire  un  pas 
articuler  un  son.  Qu'allait-il  lui  apprendre? 

—  Je  pars  dans  huit  jours,  lui  dit-il. 
M™^  de  Vauvert  chancela;  un  nuage  passa  devant  ses  yeux. 

—  Vous  partez!  dit-elle  d'une  voix  mourante. 

—  Mais  avant  de  vous  faire  mes  adieux  pour  me  rendre  au  poste 
qui  m'est  assigné,  reprit-il,  je  viens  vous  demander  la  main  de 
M™''  la  comtesse  de  Vauvert  pour  M.  le  vicomte  Roger  de  Charny. 

Marguerite  ne  put  retenir  un  cri  de  joie,  et  tomba  à  demi  éva- 
nouie dans  les  bras  de  Roger.  Il  fut  convenu  que  le  vicomte  par- 
tirait pour  l'Italie,  et  que  le  mariage  se  ferait  dans  cinq  mois,  à  l'é- 
poque d'un  congé  qu'il  demanderait  tout  exprès.  Jusque-là,  il  était 
inutile  d'en  parler.  M.  de  Charny,  qui  avait  pris  des  chevaux  de  poste 
à  la  station  la  plus  voisine  du  chemin  de  fer,  remonta  en  voiture 
une  heure  après  sa  demande,  et  partit.  Quand  Marguerite  rentra  au 
château  après  avoir  perdu  Roger  de  vue  à  l'extrémité  du  parc,  il  lui 
sembla  qu'une  lumière  avait  traversé  les  appartemens,  et  qu'elle 
s'était  éteinte. 

Cinq  mois  après,  les  nombreuses  connaissances  de  Marguerite  re- 
çurent une  lettre  qui  leur  faisait  part  du  mariage  de  M™^  la  comtesse 
de  Vauvert,  née  de  Tanlay,  avec  M.  le  vicomte  Roger  de  Charny,  mi- 
nistre plénipotentiaire. 

—  Bon  1  dit  M""  de  Cocherolles,  la  messe  est  dite. 

VI. 

11  n'y  avait  pas  encore  un  an  que  Marguerite  s'appelait  M"''  de 
Charny,  lorsque  le  ministre  plénipotentiaire  donna  avec  éclat  sa 
démission  à  propos  d'une  dissidence  politique  avec  son  gouverne- 


552  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ment.  Cette  démission  fit  beaucoup  de  bruit.  En  habile  homme,  il 
profita  de  la  circonstance  et  brûla  ses  vaisseaux.  11  avait  alors  une 
fortune  qui  lui  permettait  de  courir  les  grandes  aventures  de  la  vie 
politique  et  de  prétendre  à  un  rôle  dans  les  assemblées  délibérantes. 
l)n  député  était  à  élire  dans  un  collège  où  l'opposition  était  en  force. 
M.  de  Charny  s'y  présenta,  appuyé  par  sa  réputation  et  par  une 
circulaire  des  meneurs  du  parti.  11  élabora  une  profession  de  foi  qui 
eut  le  bonheur  d'être  violemment  attaquée,  et  partant  vivement 
exaltée.  M.  de  Charny,  défenseur  des  principes  libéraux  et  ami  d'une 
politique  ferme  et  nationale,  fut  élu.  Il  ne  dormit  pas  la  nuit  qui 
suivit  l'arrêt  du  scrutin,  mais  quelle  ivresse  dans  cette  insomnie!  11 
ne  désespérait  pas  alors  d'arriver  un  jour  au  ministère. 

Que  devenait  Marguerite  pendant  cette  campagne  où  la  politique 
éclipsait  entièrement  l'amour?  Elle  avait  cru  de  bonne  foi  à  l'ingra- 
titude du  gouvernement  et  au  profond  mérite  de  son  mari.  De  cœur 
et  d'àme,  elle  s'était  associée  à  toutes  ses  espérances;  elle  trouvait 
seulement,  aux  heures  de  tête-à-tête,  que  la  politique  empiétait  trop 
sur  un  domaine  qui  n'était  pas  le  sien.  Elle  avait  été  heureuse  en 
Italie  d'un  bonheur  qui  ne  l'avait  pas  entièrement  satisfaite,  mais 
qui  parfois  l'avait  étourdie.  C'était  un  bonheur  de  parti-pris,  un 
bonheur  en  quelque  sorte  imposé  par  la  convention.  Voulant  être 
heureuse  à  toute  force,  elle  avait  été  l'ouvrière  des  illusions  où  elle 
s'était  prise  un  moment.  Au  bout  de  quelques  mois  cependant,  et 
de  retour  à  Paris,  elle  n'osait  plus  regarder  franchement  au  fond  de 
son  bonheur.  Elle  s'était  aperçue  que  ce  qui  lui  manquait,  c'était 
l'amour.  M.  de  Charny  était  son  mari.  Adieu  le  trouble,  adieu  l'in- 
quiétude, adieu  l'émotion! 

Cette  découverte,  qui  se  fit  lentement  et  par  gradations  succes- 
sives, navra  M""  de  Charny.  Elle  regarda  autour  d'elle  et  en  elle 
pour  en  chercher  les  causes;  son  esprit  était  resté  assez  jeune  pour 
ne  pas  les  trouver.  Pourquoi  le  bonheur  et  la  durée  n'étaient-ils  pas 
où  elle  les  demandait?  Quelle  chose  secrète  en  avait  tari  la  source 
bienfaisante?  Elle  eût  été  fort  en  peine  de  préciser  les  torts  que  son 
cœur  reprochait  à  Roger,  et  cependant  elle  avait  la  conscience  que 
lui  seul  méritait  le  blâme.  Leur  pensée  n'était  plus  à  l'unisson.  Elle 
était  restée  dans  les  mêmes  hauteurs;  il  volait  plus  bas.  On  a  pu 
voir  que  Roger  était  un  esprit  pratique,  où  l'ambition  avait  germé 
de  bonne  heure.  Il  avait  donné  un  temps  aux  plaisirs  et  fait  la 
part  de  la  jeunesse  comme  on  fait  la  part  du  feu  ;  mais  les  habi- 
tudes de  sa  volonté,  si  ces  deux  mots  peuvent  aller  ensemble,  le 
poussaient  vers  les  affaires,  non  pas  celles  où  l'argent  est  en  jeu, 
mais  celles  où  l'on  combat  contre  les  passions  avec  les  passions. 
l«  terrain  du  mariage  lui  semblait  singulièrement  propre  à  édifier 


MARGUERITE    DE    TANLAY.  153 

sa  tente,  la  Lente  de  l'homme  sérieux  qui  a  une  opinion,  un  système, 
un  but,  un  parti.  Il  aimait  M™^  de  Vauvert;  ce  n'était  pas  une  raison 
pour  qu'il  ne  l'épousât  pas.  Seulerment,  au  sortir  de  l'église,  il  ou- 
blia, pour  ne  s'en  souvenir  jamais,  ce  qu'elle  avait  été  pour  lui  au- 
trefois. Son  amour  eut  des  rides  et  prit  une  cravate  blanche. 
kM.  de  Gharny  avait  un  salon;  il  n'y  cherchait  pas,  tant  s'en  faut, 
H" plaisir  et  l'amusement,  ni  les  nobles  distractions  d'un  entretien 
dont  les  lettres,  les  arts,  la  philosophie,  eussent  fourni  les  élémens; 
il  y  voulait  un  point  d'appui.  Là  il  recrutait  ses  alliés  et  ses  auxi- 
liaires. Marguerite  devait  en  être  le  meilleur  instrument.  Une  maî- 
tresse de  maison  est  l'âme  d'un  salon;  à  elle  revient  le  soin  d'effacer 
les  aspérités,  d'apaiser  les  amours-propres  irrités,  de  calmer  les  sus- 
ceptibilités ombrageuses,  de  charmer  la  sottise  et  la  vanité;  M"'^  de 
Gharny  s'y  résigna,  mais  bien  souvent,  au  moment  où  les  hommes 
qui  avaient  un  nom  dans  la  politique  l'entouraient,  elle  regretta  les 
silencieuses  soirées  de  Yineuil,  tandis  que  le  vent  d'automne  souf- 
flait dans  les  vieux  chênes. 

La  vie  des  hommes  qui  se  dévouent  à  la  politique,  quand  ils  ne 
dominent  pas  les  événemens  et  les  coteries  par  la  grandeur  du 
caractère,  l'élévation  de  l'éloquence  ou  l'éclat  des  services  rendus, 
est  toute  semée  d'ennuis  et  d'exigences  auxquels  on  ne  peut  se  sou- 
mettre à  moins  d'une  vocation  toute  particulière.  Un  philosophe, 
dans  une  heure  d'humour,  a  pu  dire  de  l'ambition  que  c'était  une 
candidature  au  martyre.  Il  y  a  des  hommes  fameux  parmi  les  plus 
indépendans  qui  ne  s'appartiennent  plus  aussitôt  qu'ils  ont  accepté 
un  mandat  politique  :  ils  sont  à  tous  et  à  tout.  M.  de  Gharny  subissait 
la  loi  commune,  et  ne  s'apercevait  pas  que  c'est  un  supplice  dont 
ne  voudrait  pas  un  sauvage  qui  vit  de  racines  et  couche  sur  la  dure. 
Gette  nécessité  de  recevoir  une  phalange  d'indifférens  auxquels  il 
faut  sourire,  de  couper  sa  vie  en  petits  morceaux  qu'on  distribue 
selon  des  règles  établies,  tant  d'heures  aux  réceptions,  tant  d'heures 
aux  dîners,  tant  d'heures  aux  visites,  d'appartenir  aux  importuns, 
aux  oisifs,  aux  curieux,  d'entendre  et  de  répéter  sans  relâche  les 
mêmes  lieux-communs  et  les  mêmes  vieilles  maximes  qui  ne  trom- 
pent que  les  sots,  tous  ces  soins,  toutes  ces  exigences  qui  dévorent 
les  jours,  étaient  comme  des  milliers  de  coups  d'épingles  que  M"*  de 
Gharny  recevait  en  plein  cœur.  Quant  à  Roger,  il  ne  s'apercevait 
de  rien.  On  ne  pouvait  pas  dire  qu'il  n'aimât  plus  sa  femme,  et  il 
eût  été  certainement  bien  surpris,  si  on  lui  avait  fait  ce  reproche; 
mais  il  s'était  pris  au  sérieux,  et  ne  croyait  pas  que  la  jeunesse  de 
cœur,  l'expansion  des  sentimens,  la  tendresse  et  l'abandon  fussent 
un  milieu  où  sa  dignité  pût  se  mouvoir.  ' 

11  avait  tout  prévu  d'avance  dans  sa  maison,  les  plaisirs  aussi 


i5A  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

bien  que  les  dépenses.  Ces  crédits  extraordinaires  que  les  femmes 
comme  les  gouvernemens  s'entendent  à  demander,  et  pour  lesquels 
les  prétextes  ne  leur  manquent  jamais,  étaient  les  mal  venus  dans 
son  ménage.  Malgré  elle,  Marguerite  se  souvenait  de  M.  de  Yauvert, 
qui  ne  comptait  jamais  et  la  laissait  se  jouer  au  milieu  de  ses  re- 
venus comme  un  jeune  chat  parmi  des  chiffons  de  papier.  M.  de 
Charny,  qui  avait  des  prétentions  aux  mœurs  aristocratiques,  ne 
souffrait  pas  que  sa  femme  s'écartât  de  la  ligne  de  conduite  qu'il 
lui  avait  tracée,  ligne  un  peu  sèche,  à  limites  étroites,  où  il  l'enfer- 
mait avec  une  rigueur,  une  conviction  qui  n'admettaient  pas  de  ré- 
plique. Il  avait  l'art  singulier  d'unir  la  jalousie  à  l'indifférence;  s'il 
oubliait  pendant  une  semaine  de  voir  dans  sa  femme  autre  chose 
qu'une  maîtresse  de  maison  qui  reçoit  et  donne  à  dîner  à  jours  fixes, 
il  tarifait  le  nombre  de  valses  qu'elle  pouvait  accepter  et  les  quarts 
d'heure  de  conversation  qu'elle  devait  accorder.  Si  le  succès  était 
son  dieu ,  l'opinion  publique  était  sa  loi.  Personne  n'était  plus 
effarouché  que  lui  et  plus  facile  à  émouvoir.  Railleur  en  apparence 
et  toujours  prêt  à  parler  en  grand  seigneur,  il  promenait  par- 
tout, non  pas  un  regard,  mais  un  esprit  inquiet,  et  ne  voulait  pas 
que  M'"''  la  vicomtesse  montrât  une  gaieté  trop  vive,  ou  parût  se 
plaire  dans  la  compagnie  d'un  étranger.  Dans  ces  circonstances, 
auxquelles  M.  de  Yauvert  ne  s'était  jamais  arrêté,  M.  de  Charny, 
irascible  et  dominateur,  était  moins  tourmenté  par  la  crainte  de  per- 
dre le  cœur  de  Marguerite  que  par  la  peur  de  quelques  propos.  Son 
amour-propre  était  toujours  en  éveil.  M"*  de  Cocherolles  disait  de 
l'hôtel  du  vicomte  que  c'était  le  temple  de  la  règle.  Marguerite  sen- 
tait partout  les  angles  et  les  ligatures  de  cette  règle  méticuleuse 
et  formaliste.  On  aurait  pu  croire  que  Roger  en  voulait  à  Margue- 
rite d'avoir  eu  l'empire  autrefois  de  réveiller  sa  jeunesse  volontaire- 
ment engourdie  et  de  le  rendre  vulnérable  à  la  passion  ;  peut-être 
craignait-il  les  dangers  d'une  résurrection  nouvelle  qui  lui  ferait 
perdre  de  vue  le  bénéfice  éventuel  d'une  ambassade  ou  d'un  porte- 
feuille. 11  jouait  donc  à  perpétuité  son  rôle  d'homme  sérieux. 

Un  douloureux  désenchantement  se  produisit  chez  Marguerite. 
Elle  n'avait  pas  même  la  banale  consolation  de  penser  qu'elle  avait 
été  sacrifiée.  Dans  ce  plein  rêve  d'un  mariage  avec  un  homme  qu'elle 
avait  librement  choisi  et  qu'elle  aimait,  elle  était  plus  assiégée  d'en- 
nuis et  de  regrets  que  dans  les  vulgarités  bruyantes  qui  avaient 
marqué  sa  première  union.  Cette  fois  l'époux  ne  lui  avait  pas  été 
présenté  par  la  sagesse  un  peu  froide  de  la  famille,  elle  l'avait  pris 
des  mains  mômes  de  l'amour  :  la  chute  était  plus  haute.  M.  de  Yau- 
vert, si  plongé  dans  les  chiffres  et  les  chevaux,  et  qui  ne  sortait  du 
conseil  des  banquiers  que  pour  courir  sur  la  pelouse  de  Chantilly, 


MARGUERITE   DE    TANLAY.  155 

avait  encore  des  heures  d'une  gaieté  franche.  S'il  la  prenait  un 
peu  rudement  par  la  taille  sans  crier  gare,  au  moins  savait-il  qu'elle 
vivait,  et  si  le  baiser  qui  tout  à  coup  sonnait  sur  l'épaule  de  Mar- 
guerite y  tombait  avec  le  pétillement  de  la  grêle,  au  moins  ce  baiser 
tapageur  prouvait-il  qu'il  la  regardait.  C'était  quelque  chose.  A  cette 
époque,  déjà  lointaine  dans  ses  souvenirs,  elle  ne  rendait  pas  justice 
à  ce  quelque  chose.  Lorsqu'à  présent  elle  exprimait  à  Roger  un  de 
ces  désirs  qui  ont  une  apparence  romanesque,  comme  par  exemple 
de  se  promener  seuls  par  une  belle  nuit  dans  la  campagne  ou  d'écou- 
ter ensemble,  au  fond  d'une  baignoire,  ces  beaux  poèmes  qu'on 
appelle  Otello  ou  la  Favorite,  il  avait  une  façon  si  singulière  de  la 
regarder,  que  la  parole  expirait  sur  ses  lèvres.  Marguerite  se  trou- 
vait alors  bien  seule  et  bien  abandonnée.  Le  mouvement  de  sa  vie, 
qui  n'avait  pas  une  heure  inoccupée,  ne  lui  en  cachait  pas  le  vide. 
M™°  de  Sainte-Aure  avait  depuis  deux  ou  trois  ans  rejoint  dans  la 
tombe  M.  de  Tanlay.  M"^"  d'Ermois,  vieille  et  impotente,  ne  quittait 
plus  la  campagne  où  elle  s'était  retirée;  d'amis,  dans  l'acception 
grammaticale  du  mot,  Marguerite  n'en  avait  point.  Elle  se  sentait 
le  cœur  plein  et  ne  savait  où  répandre  ce  flot  qui  bouillonnait  en 
elle.  Cependant  elle  n'avait  pas  perdu  tout  espoir  et  luttait  encore 
pour  reconquérir  son  mari,  en  qui  elle  continuait  de  voir  l'idole 
des  anciens  jours. 

Un  soir,  au  moment  où  le  vicomte  s'apprêtait  à  sortir  du  petit 

I  salon  où  sa  femme  se  tenait  lorsqu'il  n'y  avait  pas  de  réception,  elle 
lui  prit  le  bras  doucement.  Roger  la  regarda,  son  chapeau  à  la 

I  main.  —  Qu'est-ce?  dit-il. 

Marguerite  rougit  beaucoup.  —  C'est  aujourd'hui  le  20  octobre, 

i  dit-elle. 

—  Le  20  octobre?  répéta  Roger  comme  un  écho. 

—  Vous  ne  vous  en  souvenez  pas?  reprit  Marguerite. 

—  Eh  bien!  quoi?  poursuivit  M.  de  Charny  avec  l'accent  d'un 
homme  qui  cherche. 

Marguerite  troublée  leva  timidement  les  yeux  sur  lui.  —  C'est, 
ajouta-t-elle,  l'anniversaire  du  jour  où  je  vous  ai  vu  pour  la  pre- 
mière fois. 

—  Ah! 

—  Et  j'ai  désiré  passer  la  soirée  avec  vous,  tête-à-tête,  ici,  près 
du  feu...  Voilà  huit  jours  que  j'y  pense,...  huit  jours  que  je  m'en 
fais  une  fête!...  Le  voulez-vous? 

Roger  secouait  ses  gants  d'une  main.  Il  haussa  les  épaules  à 
demi  d'un  air  de  dignité  protectrice.  —  Quel  enfantillage!  reprit-il. 

—  Oh!  non!  s'écria  Marguerite;  c'est  une  date  consacrée... 

Le  vicomte  tira  sa  montre.  —  C'est  que  j'ai  rendez- vous  à  neuf 


156  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

heures  et  demie  avec  divers  membres  d'une  commission  dont  je  suis 
rapporteur... 

—  Vous  manquerez  votre  rendez-vous...  D'ailleurs  une  lettre  est 
bien  vite  écrite  et  bientôt  portée...  On  ne  vous  attendra  pas... 

—  Il  s'agit  d'un  amendement  à  un  projet  de  loi... 

—  11  s'agit  de  moi,  et  je  vous  en  prie! 
Le  vicomte  rencontra  le  regard  humide  et  doux  de  Marguerite^  il 

hésita;  elle  prit  le  chapeau  qu'il  avait  à  la  main,  et  le  posa  sur  UB 
fauteuil  loin  de  lui.  —  Allons!  reprit-il,  vous  faites  de  moi  tout  ce 
que  vous  voulez  ! 

Marguerite  agita  le  cordon  d'une  sonnette;  un  domestique  parut. 
—  Nous  n'y  sommes  pour  personne  !  s'écria-t-elle.^ 

Elle  semblait  folle  de  joie.  Ce  moment,  espéré  avec  crainte,  dé- 
siré avec  ardeur,  lui  rendait  la  confiance  et  la  jeunesse;  un  sang 
plus -chaud  coulait  dans  ses  veines.  Elle  allait  et  venait  par  le  salon 
avec  la  souplesse  d'un  chat  et  les  beaux  mouvemens  onduleux  d'un 
cygne  qui  nage  sur  des' ondes  claires.  Un  joli  rire  frais  faisait  étin- 
celer  sa  bouche;  elle  avait  des  càlineries  charmantes  dans  les  yeux. 
Elle  détacha  les  rideaux  de  leurs  embrasses,  et  fit  tomber  les  por- 
tières pour  être  plus  seule  avec  son  bonheur.  Marguerite  s'était 
habillée  pour  cette  soirée  d'une  robe  de  mousseline  blanche  retenue 
à  la  taille  par  une  longue  ceinture  à  bouts  flottans.  La  peau  de  ses:j| 
épaules  frissonnait  sous  la  transparence  de  l'étoffe  légère;  ses  beaux! 
bras  à  demi  nus  avaient  des  gestes  mignons.  Elle  plaça  sur  un  gué-|| 
ridon  un  petit  plateau  garni  de  deux  tasses,  et  poussa  un  fauteuil 
auprès  de  celui  de  Roger.  On  aurait  dit  que  ses  pieds  avaient  la 
fièvre,  tant  ils  agitaient  le  bas  de  sa  robe.  —  Ah!  qu'on  est  bien 
ainsi!  dit-elle.  Elle  pencha  la  tête  par  un  mouvement  d'une  grâce 
coquette  pour  écouter  le  bruit  qui  venait  du  dehors.  —  Et  il  y  a 
des  personnes  qui  vont  au  bal,  au  théâtre  peut-être,...  les  pauvres 

gens! Tout  en  elle  était  expansion  et  joie.  Elle  parla  longtemps 

d'une  voix  émue  et  joyeuse,  animée  et  tendre,  sans  s'apercevoir 
qu'elle  était  seule  à  causer.  Les  réponses  de  M.  de  Charny  se  comp- 
taient par  monosyllabes.  Elle  était  dans  les  nuées,  il  cheminait  à 
pied.  Le  thé  que  lui  offrit  sa  femme  lui  parut  un  peu  faible.  En  un 
quart  d'heure,  il  avait  ôté  et  remis  ses  gants  trois  fois;  ces  malheu- 
reux gants  étaient  la  grande  occupation  de  ses  mains.  Il  étouffa  à  di- 
verses reprises  un  bâillement  silencieux,  et  regarda  la  pendule.  Com- 
bien de  fois  déjà  n'avait-il  pas  fait  le  tour  du  salon  à  pas  réguliers 
pour  se  jeter  de  la  causeuse,  qui  était  près  de  la  cheminée,  sur  le 
fauteuil  qu'on  voyait  au  coin  de  la  fenêtre!  11  n'y  était  pas  depuis 
cinq  minutes  que  des  épines  semblaient  sortir  de  l'étoffe;  il  se  levait 
et  changeait  de  place;  ses  jambes  croisées  se  balançaient  avec  un 


MARGUERITE    DE    TANLAY.  157 

mouvement  continu  et  monotone.  Cette  manœuvre  ne  pouvait  pas 
à  la  longue  échapper  à  Marguerite.  Sa  voix^  s'éteignit  lentement,  sa 
gorge  se  serra;  elle  voyait  devant  elle  le  spectacle  de  l'ennui  et  du 
désœuvrement.  Un  grand  désespoir  la  saisit  :  au  moment  où  Roger, 
la  tête  inclinée,  battait  du  bout  des  doigts  la  marche  des  Puritains 
sur  le  guéridon,  Marguerite  se  leva.  —  Il  n'est  que  dix  heures,  la 
pendule  avance,  dit- elle;  peut-être  trouveriez-vous  quelques-uns 
de  vos  collègues  au  foyer  de  l'Opéra... 

—  Vous  croyez?  dit  naïvement  Roger,  qui  regarda  son  chapeau 
du  coin  de  l'œil. 

—  Pensez-y  donc,  je  suis  fatiguée,...  reprit-elle. 

—  Oh!  alors  il  faut  vous  reposer!  s'écria  le  vicomte.  Il  baisa  la 
main  de  sa  femme,  et  en  deux  bonds  il  fut  dehors. 

Marguerite  tomba  brisée  sur  un  fauteuil;  ses  sanglots,  un  mo- 
ment comprimés,  éclatèrent;  sa  poitrine  se  soulevait  convulsive- 
ment. —  Oh!  mes  rêves,  qu'avez-vous  fait!  soupira-t-elle. 

A  partir  de  ce  moment,  Marguerite  tomba  dans  une  sorte  de 
concentration  froide  et  persistante  qui  la  faisait  se  replier  en  elle- 
même.  On  aurait  pu  croire  qu'elle  cherchait  à  mesurer  la  profon- 
deur de  sa  plaie;  elle  était  telle  qu'elle  n'espérait  plus  de  soulage- 
ment de  l'avenir.  Seulement  elle  appliquait  toutes  les  forces  de  son 
esprit  à  se  soumettre  aux  lois  nouvelles  que  lui  imposaient  le  carac- 
tère et  les  habitudes  de  son  mari.  A  présent  que  la  soif  de  son  cœur 
ne  pouvait  plus  être  étanchée,  que  lui  importaient  les  conditions 
de  sa  vie?  On  la  vit  traverser  le  monde  et  s'y  mêler  sans  entraî- 
nement comme  sans  résistance,  polie  toujours  et  toujours  grande 
dame,  mais  froide,  sérieuse  et  en  quelque  sorte  impassible.  Con- 
certs, bals,  réunions,  spectacles,  dîners,  elle  acceptait  tout  sans 
jamais  faire  acte  d'initiative.  Sa  maison  semblait  la  mieux  ordonnée 
de  Paris  :  elle  seule  paraissait  étrangère  aux  plaisirs  qu'on  trou- 
vait chez  elle.  Son  salon  avait  gagné  en  éclat  ce  que  son  apparte- 
ment particulier  avait  perdu  en  aimable  repos  et  en  douce  intimité, 
ia  petite  bibliothèque  où  étaient  rangés  ses  livres  les  plus  chers, 
îs  poètes  les  plus  aimés,  ne  s'ouvrait  plus.  Elle  craignait  de  rallu- 
ler  au  contact  de  ces  pages  brûlantes  les  flammes  qui  l'avaient 
msumée.  Elle  était  résignée  à  ne  plus  aimer,  et  voulait  l'être  tou- 
mrs;  mais  cet  effort  même  prouvait  qu'elle  redoutait  encore  une 
îvolte  de  son  cœur.  Chaque  jour  cependant  en  atténuait  le  danger. 
Un  an  se  passa.  M.  de  Charny,  qui  voyait  toutes  ses  volontés 
obéies  et  n'avait  plus  à  s'étonner  des  aspirations  qu'il  avait  com- 
battues si  longtemps,  se  félicitait  des  changemens  heureux  dont 
chaque  matin  lui  apportait  le  témoignage  rassurant.  Quand  il  fut 
bien  persuadé  qu'aucune  circonstance  ne  pouvait  la  faire  dévier  de 


f  58  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  ligne  de  conduite  qu* elle  s'était  tracée,  et  qu'en  toutes  choses  elle 
était  assouplie  à  tous  ses  désirs,  sans  retour  aucun  vers  un  passé 
qu  il  avait  eu  la  volonté  d'assoupir,  il  lui  en  fit  la  remarque.  —  A  la 
bonne  heure,  lui  dit-il,  à  présent  vous  savez  vivre,  et  vous  m'aimez 
comme  une  femme  doit  aimer  son  mari. 

—  Oh!  tout  à  fait,  répondit  Marguerite  en  souriant;  mais  il  lui 
semblait  que  cette  vie  et  cet  amour  étaient  bien  voisins  de  la  mort. 

VII. 

Un  soir,  Marguerite  fit  au  ministère  de  la  marine  la  connais- 
sance d'un  homme  sur  lequel  ses  regards  ne  s'arrêtèrent  pas  plus 
de  dix  secondes,  bien  qu'il  eût  dans  son  visage  un  air  de  réserve  et 
un  caractère  d'austérité  qui  la  prévinrent  en  sa  faveur.  Une  dame 
le  lui  présenta;  elle  s'inclina,  on  échangea  quelques  mots,  et  il 
passa.  Le  hasard  voulut  qu'elle  le  rencontrât  dans  diverses  mai- 
sons; elle  apprit  ainsi  et  sans  y  penser  que  M.  Lucien  de  L.....  était 
capitaine  de  frégate,  qu'il  avait  reçu  à  Saint-Jean-d'Ulloa  une  grave 
blessure  à  laquelle  il  avait  survécu  par  miracle,  qu'il  avait  pris  une 
part  honorable  à  d'autres  campagnes,  et  qu'il  était  à  Paris  depuis 
trois  ou  quatre  mois.  Il  n'est  rien  de  tel  que  la  conversation  des 
oisifs  et  des  curieux  pour  faire  la  biographie  d'un  homme.  C'est 
ainsi  que  tout  le  monde  savait,  —  et  M"^  de  Gharuy  le  sut  bientôt 
sans  écouter,  —  que  Lucien  était  d'une  bonne  famille  de  Lorraine, 
et  qu'il  avait  trente-deux  ans.  Des  revers  de  fortune  avaient  atteint 
sa  première  jeunesse;  c'était  à  son  mérite  seul  qu'il  devait  la  rapi- 
dité de  son  avancement.  On  parlait  vaguement  d'une  histoire  ro- 
manesque où  l'amour  du  jeune  officier  avait  été  trahi,  et  l'on  remar- 
quait qu'il  semblait  plus  triste  depuis  qu'il  était  guéri.  On  n'avait 
vu  de  lui  dès  les  premiers  temps  de  son  arrivée  qu'une  politesse 
froide  où  perçait  le  désir  d'être  oublié.  L'amitié  franche  d'une  cou- 
sine mère  de  deux  beaux  enfans,  et  qui  avait  partagé  ses  premiers 
jeux,  l'avait  fait  céder  aux  instances  de  sa  famille;  dès  lors  on  le 
vit  dans  le  monde  et  au  théâtre.  Jamais  homme  ne  répondit  moins 
à  l'idée  qu'on  se  fait  d'un  marin.  Il  parlait  doucement,  avait  la 
main  fluette,  des  cheveux  châtains,  fins  comme  de  la  soie,  le  sou- 
rire triste  et  la  peau  blanche.  Était-ce  bien  là  le  capitaine  noir  de 
poudre  qu'on  avait  vu  devant  la  citadelle  mexicaine?  Il  était  un 
moyen  sûr  de  le  rendre  muet,  c'était  de  lui  parler  de  ses  cam- 
pagnes et  de  la  part  qu'il  y  avait  prise.  Au  premier  mot  d'éloge, 
il  balbutiait;  au  second,  il  tournait  les  talons.  Son  bonheur  était 
qu'on  le  laissât  dans  un  coin.  Sa  cousine  s'amusait  beaucoup  de 
cetia  humeur  farouche  dont  il  était  le  premier  à  rire  dans  l'inti- 


I 


MARGUERITE    DE   TANLAY.  159 

mité,  et  se  faisait  un  malin  plaisir  de  le  mener  au  bal,  où  il  se  ca- 
chait à  une  table  de  whist;  elle  l'appelait  «  mon  sauvage.»  Per- 
sonne d'ailleurs  n'était  plus  simple;  il  adorait  son  état,  qui  par 
certains  côtés,  disait- il,  rappelle  la  vie  monastique.  Au  moment  où 
Marguerite  le  rencontra,  un  air  de  santé  commençait  à  reparaître 
sur  son  visage.  Elle  finit  par  être  frappée  des  sympathies  qui  entou- 
raient un  homme  qui  se  montrait  si  peu  ;  ce  caractère  de  placidité 
qu'elle  n'avait  pas  perdu  l'attira  de  son  côté;  ils  eurent  occasion 
de  causer  quelques  instans,  et  leurs  esprits  se  rencontrèrent  sur 
divers  points.  Ils  se  séparèrent  contens  l'un  de  l'autre.  Le  hasard 
les  ramena  dans  les  mêmes  salons;  Lucien  tournait  autour  de  Mar- 
-guerite,  et  finissait  par  se  rapprocher  d'elle;  quelquefois,  un  peu 
Jasse  de  tout,  elle  l'invitait  par  un  sourire  à  plus  d'abandon.  Un 
jour  elle  obtint  cette  victoire  de  lui  faire  raconter  comment  il  avait 
été  blessé  et  ce  qu'il  avait  éprouvé  en  tombant.  N'avait-il  pas  eu 
un  frisson,  un  regret,  une  angoisse?  —  Le  ciel  était  bien  bleu,  dit- 
il,  les  arbres  bien  verts;  il  me  sembla  que  c'était  triste  de  quitter 
tant  de  belles  choses  ! 

—  Est-ce  tout?  demanda  Marguerite. 

Lucien  se  tut.  Sa  cousine  le  plaisanta  sur  l'air  d'animation  qu'il 
avait  en  causant  avec  la  vicomtesse.  —  Vous  voilà  apprivoisé!  dit- 
elle.  Le  capitaine  n'osa  plus  revoir  M"'**  de  Charny  de  quinze  jours. 
La  vicomtesse  ne  s'arrêta  pas  beaucoup  à  cette  disparition,  cepen- 
dant elle  y  pensa  une  fois  ou  deux.  Lucien,  qui  ne  ressemblait  pas  à 
tout  le  monde,  savait  la  distraire.  Elle  devinait  chez  lui  des  sen- 
timens  qui  allaient  plus  loin  que  l'expression,  et  c'était  jusqu'alors 
le  contraire  qu'elle  avait  remarqué.  Cela  l'intéressait  comme  une 
découverte.  Elle  le  regretta  donc  un  peu.  L'officier  n'apportait  pas 
une  indifférence  aussi  superbe  dans  ses  relations  avec  Marguerite. 
Ce  n'était  pas  un  sujet  d'étude  ou  de  délassement  qu'il  cherchait  au- 
près d'elle.  La  douleur  qu'il  avait  longtemps  ressentie  d'une  trahi- 
son imméritée  faisait  place  à  des  émotions  et  à  une  mélancolie  où 
l'on  voyait  comme  l'aurore  d'un  sentiment  nouveau.  C'était  comme 
un  brouillard  que  percent  déjà  les  rayons  roses  du  matin.  Un  ami 
qui  allait  en  soirée  chez  M""^  de  Charny  l'y  conduisit  au  bout  de  ce 
temps;  il  s'y  présenta  comme  un  loup  qu'on  tient  à  la  chaîne.  Elle 
lui  tendit  la  main.  —  Venir  sans  invitation  chez  qui  me  connaît  à 
peine,  c'est  bien  sot,  ce  que  je  fais  là!  dit-il. 

—  Je  le  voudrais,  reprit-elle  d'un  air  de  politesse  banale,  cela 
prouverait  que  je  ne  vous  suis  pas  indifférente. 

Elle  lui  montra  en  riant  une  lettre  d'invitation  toute  prête,  et 
qu'elle  ne  lui  avait  pas  envoyée,  ne  connaissant  pas  son  adresse. 
—  Est-ce  vous  qui  l'avez  écrite?  reprit-il. 

—  Eh!  oui,  dit  simplement  Marguerite. 


100  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Le  marin  rôda  autour  de  la  table  sur  laquelle  était  cette  lettie  au 
milieu  de  dix  albums  et  de  dix  cahiers  de  musique,  et  s'en  empara 
furiiNement.  Il  n'avait  jamais  tremblé  comme  cela  sous  le  feu  des 
canons. 

Le  lendemain,  il  n'osa  pas  dire  à  sa  cousine  où  il  avait  passé  la 
soirée. 

A  cette  époque,  l'abattement  qui  chez  Marguerite  avait  suivi  la 
soirée  du  20  octobre  n'avait  pas  encore  disparu;  il  lui  en  restait  le 
ressentiment  douloureux  que  laisse  une  blessure  à  peine  fermée. 
Elle  n'y  pensait  pas  sans  de  sourds  frémissemens.  Bien  des  choses 
en  réveillaient  le  souvenir.  Cette  épreuve  décisive,  qu'elle  n'avait 
pas  essayée  avec  cette  préméditation  que  tant  de  femmes  apportent 
savamment  dans  leurs  moindres  actes,  elle  était  bien  résolue  à  ne 
la  plus  tenter;  mais  le  découragement  et  la  lassitude  qui  s'étaient 
emparés  d'elle  ne  l'empêchaient  pas  de  comprendre  que  son  cœur 
n'était  pas  encore  à  l'abri  de  toute  atteinte.  Son  plaisir  unique  était 
de  faire  de  longues  promenades  en  voiture  le  long  de  la  Seine,  du 
pont  d'Asnières  au  pont  de  Neuilly,  et  de  penser  à  tout  ce  qui  n'était 
plus  en  regardant  l'eau  couler.  —  Ah  !  mes  pauvres  chères  tantes, 
que  m'avez-vous  appris?  disait-elle  quelquefois.  Elle  sentait  alors 
tout  le  poids  de  cette  éducation  fausse  qu'on  lui  avait  donnée  et  des 
idées  singulières  qu'elle  avait  puisées  dans  des  lectures  mal  dirigées. 
Combien  on  l'aurait  plus  aimée,  si  on  lui  avait  enseigné  à  chercher 
son  bonheur  dans  des  conditions  plus  faciles,  et  d'-une  durée  moins 
périssable  que  celles  qu'elle  avait  poursuivies  !  Mais  la  pensée  qu'elle 
n'était  bonne  à  rien  et  à  personne  était  ce  qui  la  navrait  le  plus. 
Elle  tournait  dans  le  cercle  des  devoirs  du  monde  d'un  pas  égal  et 
tranquille,  comme  le  prisonnier  dans  sa  cellule. 

On  sait  que  Lucien  était  retourné  chez  M"'**  de  Charny.  Elle  l'avait 
reçu  d'abord  avec  un  mélange  de  sympathie  et  d'indifférence.  Puis 
ils  eurent  ensemble  de  longues  conversations  sur  ces  mille  ques- 
tions éternellement  débattues  entre  un  jeune  homme  et  une  jeune 
femme;  il  se  livrait  lentement,  et  laissait  entrevoir,  par  de  certains 
élans  rapides  et  naïfs,  une  jeunesse  et  une  passion  dont  tous  les 
feux  n'étaient  pas  consumés.  Elle  en  était  surprise  et  quelquefois 
charmée.  Si  quelqu'un  survenait,  il  s'enfermait  bientôt  dans  un  si- 
lence farouche,  prenait  son  chapeau  et  sortait.  Restée  seule,  le  sou- 
venir de  Lucien  la  faisait  sourire;  parfois  aussi  elle  devenait  son- 
puse.  Sa  pensée,  un  instant  délivrée  de  la  contrainte  qu'elle  lui 
imposât,  suivait  avec  une  certaine  complaisance  les  mouvemens, 
les^  résistances,  les  abandons  de  cet  amour  naissant  et  déjà  fort 
qu'elle  inspirait;  mais  tout  à  coup  un  pli  de  sa  bouche  témoignait 
du  réveil  de  sa  fierté,  et  c'en  était  fait  du  songe. 

M.  de  Cbamy  estimait  fort  Lucien;  la  réserve  du  jeune  ofiicier, 


I 


MARGUERITE    DE    TANLAY.  161 

sa  modestie,  cet  empressement  qu'il  mettait  toujours  à  se  cacher, 
laissaient  en  paix  son  ombrageuse  susceptibilité.  Le  député  lui  fai- 
sait bon  accueil  et  lui  parlait  d'un  ton  où  perçait  une  sorte  de  pro- 
tection amicale.  En  mainte  occasion,  il  fit  son  éloge  devant  Mar- 
guerite. ((  De  tels  hommes,  disait-il,  sont  l'honneur  de  l'armée,  et 
devraient  être  cités  en  exemple  à  tous.  »  Dans  ces  beaux  momens 
d'éloquence,  sa  femme  le  regardait  avec  l'expression  d'un  étonne- 
ment  où  l'ironie  et  le  dépit  avaient  leur  part.  Il  y  avait  des  instans 
où,  tout  à  coup  saisie  d'une  excitation  nerveuse,  elle  résistait  diffi- 
cilement à  l'envie  de  l'arrêter  court  dans  ses  développemens  sur  les 
rares  mérites  de  Lucien  et  de  lui  crier  :  —  Mais  il  m'aime  comme 
vous  m'aimiez  quand  j'étais  la  comtesse  de  Vauvert! 

En  parlant  ainsi,  Marguerite  ne  se  serait  trompée  qu'en  un  point, 
c'est  que  le  capitaine  l'aimait  comme  jamais  Roger  ne  l'avait  ai- 
mée. Or  c'était  là  justement  ce  qu'elle  ne  pouvait  savoir,  pas  plus 
qu'aucune  autre  femme  dans  sa  position.  Une  passion  réelle  avait 
sauvé  Lucien  de  ces  galanteries  qui  émiettent  le  cœur  et  l'abâtar- 
dissent, quand  elles  ne  le  corrompent  pas  tout  à  fait.  Il  avait  con- 
servé le  sien  ferme  et  vrai,  endolori,  mais  sain  et  capable  de  ces 
longues  abnégations  et  de  ces  nobles  dévouemens  qui  sont  l'apa- 
nage heureux  de  la  vingtième  année.  Quoi  qu'en  disent  les  philo- 
sophes et  les  romanciers,  l'amour  durable  et  l'amour  éphémère  ont 
le  même  langage  et  le  même  feu  ;  leurs  dehors  sont  semblables,  et  les 
plus  madrées  y  sont  prises.  Seulement  elles  n'ont  garde  de  l'avouer, 
parce  qu'on  ne  fait  point  volontiers  confession  de  telles  erreurs, 
et  puis  peut-être  un  peu  parce  qu'aucune  femme  n'ose  supposer, 
par  dignité  personnelle,  qu'on  l'a  aimée  d'un  amour  qui  n'était  pas 
absolu,  exclusif,  inébranlable.  Marguerite  n'accusait  pas  Roger  de 
l'avoir  trompée,  elle  l'accusait  d'avoir  changé;  elle  se  sentait  moins 
atteinte  dans  le  passé  que  dans  l'avenir;  sa  blessure  était  enveni'mée 
par  la  crainte  :  elle  avait  perdu  la  foi. 

Malheureusement  les  méditations  psychologiques  à  deux,  les  ana- 
lyses de  sentiment  dans  un  boudoir  bien  clos  sont  périlleuses.  Un 
jour,  Marguerite  s'aperçut  que  les  heures  où  Lucien  n'était  pas  là 
lui  paraissaient  vides.  Cette  découverte  la  fit  tressaillir.  Il  lui  sem- 
blait que  sa  jeunesse  orageuse  et  trompée  venait  de  se  réveiller.  In- 
dignée, elle  se  révolta  contre  une  impression  qui  la  faisait  rougir 
seule  au  fond  de  sa  chambre,  et  jura  d'écraser  l'ivraie  de  l'amour 
avant  que  le  germe  eût  grandi.  Son  orgueil,  qui  était  demeuré  tout 
entier,  lui  montra  le  triomphe  facile  :  elle  se  résolut  vaillamment 
à  combattre  et  à  soumettre  un  cœur  qui,  selon  l'expression  du  mo- 
raliste, aimait  à  aimer;  mais,  trop  expérimentée  alors  pour  braver 
le  péril  de  face  sans  une  nécessité  absolue,  elle  ferma  sa  porte  au 

TOME  XIX.  11 


|6i  RETOE   DES   DEUX   MONDES. 

capitaine,  et  demanda  à  M.  de  Charny  de  partir  sur-le-champ 
pour  Vineuil.  —  AVineuil,  en  pleine  session,  quand  les  partis  se 
rivraieot  bataille,  c'était  impossible!  —  Insister  eût  été  inutile,  elle 
céda.  Le  soir  même,  elle  rencontra  Lucien  chez  l'ambassadeur  d'An- 
gleterre. Elle  l'évita.  Un  hasard  les  mit  en  contact.  Elle  fut  frappée 
de  l'expression  douloureuse  qu'on  voyait  sur  tous  ses  traits;  le  si- 
lence d'ailleurs  eût  été  de  l'affectation.  Elle  se  sentait  forte  et  eut 
pitié  de  lui. 

—  Avez-vous  été  malade?  lui  dit-ellè;  vous  êtes  si  pâle  ! 

—  Moi?  non  !  j'ai  eu  peur  pour  vous,  répondit  Lucien. 

—  Parce  que  je  ne  vous  ai  pas  reçu?  quelle  folie!  C'était  une 
idée,  reprit-elle  par  un  de  ces  retours  mauvais  dont  les  femmes  les 
meilleures  ne  peuvent  se  défendre. 

—  Tant  mieux  !  dit  Lucien.  Si  vous  aviez  vraiment  quelque  cha- 
grin, je  crois  que  j'en  deviendrais  fou. 

Marguerite  fut  désarmée  du  coup  ;  brusquement  la  glace  de  son 
cœur  venait  de  se  fondre,  et  quand  Tentretien  fut  à  son  terme,  elle 
avait  accordé  à  Lucien  la  permission  de  se  présenter  chez  elle  le 
jour  suivant.  Le  capitaine  n'eut  garde  d'y  manquer.  Par  une  de 
ces  réactions  naturelles  qui  font  succéder  l'abandon  à  la  résistance, 
Marguerite  se  montra  plus  expansive  qu'au  moment  de  leurs  rela- 
tions les  plus  suivies.  On  parlait  alors  d'une  expédition  lointaine 
pour  laquelle  on  avait  offert  un  commandement  à  Lucien.  Il  ne 
cacha  pas  le  chagrin  qu'il  en  ressentait  :  il  partirait  comme  un  ca- 
davre; sa  force,  son  courage,  sa  volonté,  son  âme,  son  cœur,  reste- 
raient à  Paris.  Il  regrettait  tout  ici,  il  n'espérait  rien  là-bas. 

—  Pas  même  cette  épaulette  de  capitaine  de  vaisseau  qui  vous  est 
promise?  dit-elle  en  souriant. 

—  Ah!  reprit-il,  je  la  troquerai  avec  ivresse  contre  ceci. 

Il  saisit  sur  la  table  un  vieux  petit  bijou  taillé  en  forme  de  cachet, 
et  sur  la  pierre*  duquel  un  artiste  de  la  renaissance  avait  gravé  une 
croix  fleurdelisée  avec  ces  trois  mots  :  Credo  perche  amo,  —  Voyez, 
reprit-il,  j'aime,  je  crois;  cela  ne  vaut-il  pas  mieux  que  tout? 

Il  y  a  des  ivresses  morales  qui  sont  contagieuses  comme  cer- 
taines lièvres.  Marguerite  fut  entraînée  irrésistiblement  avant  que  la 
réflexion  fûtéveillée.  —  Eh  bien!  dit-elle,  troc  pour  troc. 
^  Du  bout  du  doigt,  elle  effleura  un  médaillon  d'or  d'un  travail  cu- 
rieux que  Lucien  portait  à  sa  montre.  Ce  médaillon  n'avait  pas  été 
choisi  par  un  officier,  quelque  chose  le  lui  disait  ;  elle  en  était  offus- 
quée. Le  marin  regarda  le  médaillon.  —  Vous  hésitez?  reprit-elle. 

—  Moi?  dit  Lucien  en  le  détachant,  qu'importe  le  passé  à  qui  a 
JoDoé  sa  vie  entière  ! 

Il  prit  la  main  de  Marguerite,  qui  la  lui  laissa.  Le  troc  était  fait. 
Lucien  sortit  fou  de  joie. 


MARGUERITE    DE   TANLAY.  163 

La  grande  porte  de  l'hôtel  n'était  pas  encore  fermée  que  Mar- 
guerite éprouvait  déjà  un  sentiment  de  malaise  indéfinissable  et 
profond.  Elle  était  mécontente  de  Lucien,  mécontente  d'elle-même 
surtout.  Le  médaillon  entre  ses  mains,  blottie  dans  un  fauteuil,  les 
yeux  perdus  sur  la  flamme  qui  pétillait,  elle  interrogeait  son  cœur, 
et  sentait  moins  le  trouble  et  l'émotion  d'une  victoire  que  l'étonne- 
ment  et  la  honte  d'une  défaite.  Était-ce  bien  la  ce  qu'elle  s'était 
promis?  et  quelle  sécurité  pouvait-elle  asseoir  sur  son  cœur,  si  de 
telles  surprises  étaient  encore  possibles  ?  Les  voix  de  sa  conscience 
s'élevaient  contre  elle  et  lui  reprochaient  sa  lâche  faiblesse.  Elle  re- 
poussa le  médaillon  avec  un  geste  violent  et  se  leva.  Sa  tête  était  en 
feu.  Elle  ouvrit  sa  fenêtre  et  s'exposa  au  vent  froid.  —  Ah!  dit-elle, 
ma  confiance  en  moi  m'a  trompée. 

Émue  encore  et  pleine  d'un  trouble  inexprimable,  elle  reçut  dans 
la  soirée  la  visite  de  M"*  de  Gocherolles.  Deux  rencontres  avec  Lu- 
cien avaient  suffi  pour  mettre  la  vieille  demoiselle  sur  la  trace  de  la 
vérité.  Le  roman  de  sa  petite  cousine  avait  donc  un  épilogue;  mais 
M"'  de  Gocherolles,  on  le  sait,  n'était  pas  fille  à  garder  pour  elle 
seule  le  secret  de  ses  découvertes;  il  fallait  toujours  qu'un  mot  par- 
tît comme  un  dard.  L'altération  des  traits  de  Marguerite,  que  M.  de 
Gharny  n*avait  pu  voir,  ne  lui  échappa  point.  Elle  aperçut  aussi  sur 
le  coin  d'un  guéridon  ce  petit  bijou  d'or  qu'elle  avait  remarqué,  et 
amena  la  conversation  sur  le  capitaine  de  frégate.  —  Je  trouve  qu'il 
ressemble  au  Gid,  dit-elle  d'un  air  doux. 

—  Au  Gid!  répéta  Marguerite. 

—  Eh  oui  !  répéta  M"'  de  Gocherolles  en  remuant  avec  innocence 
sa  cuiller  dans  une  tasse  de  thé;  j'ai  idée  qu'il  a  une  Ghimène  qui 
le  hait  et  qu'il  adore.  Or  vous  savez  comment  finit  la  tragédie. 

Marguerite  laissa  tomber  la  pince  d'argent  dans  le  sucrier.  M.  de 
Charny  rit  beaucoup  de  la  comparaison  et  demanda  le  nom  de  cette 
Ghimène  de  Paris. 

—  Gela  ne  vous  regarde  plus,  vilain  curieux  !  vous  êtes  marié, 
dit  M"'  de  Gocherolles. 

Gette  conversation,  si  courte  qu'elle  eût  été,  laissa  une  trace  brû- 
lante dans  l'esprit  de  Marguerite;  vingt  fois  le  rouge  de  l'indigna- 
tion et  la  pâleur  de  la  honte  couvrirent  son  visage.  Ghaque  mot 
qu'elle  entendait  était  un  coup  de  poignard  pour  son  cœur,  dont  la 
fierté  se  révoltait.  Elle  voyait  clairement  alors,  et  comme  illuminée 
par  des  traits  de  feu,  la  mauvaise  pente  sur  laquelle  ses  rêves  l'en- 
gageaient. 11  est  des  natures  qui  s'eff"arouchent  de  la  lumière  portée 
sur  leurs  sentimens;  Marguerite  était  de  ces  natures,  et  il  lui  déplai- 
sait profondément  de  se  voir  pénétrée  jusque  dans  les  replis  les  plus 
secrets  de  sa  pensée.  Heureuse  de  l'effet  qu'elle  avait  produit,  M"=  de 


^(^^  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Ooclierolles  se  leva;  M.  de  Charny,  qui  avait  achevé  la  lecture  d'une 
brochure  sur  l'impôt  foncier,  la  suivit.  Abandonnée  dans  sa  soli- 
tude, Marguerite  porta  énergiquement  l'investigation  jusqu'au  plus 
profond  de  son  àme.  La  réaction  se  produisait  violente  et  soudaine; 
elle  se  sentiit  diminuée  dans  sa  propre  estime.  Qu'elle  eût  aimé 
Roger,  cela  se  concevait  à  la  rigueur,  toute  jeunesse  a  sa  floraison  ; 
mais,  parvenue  à  la  maturité  de  la  vie,  ce  réveil  du  cœur  avec  son 
cortège  menteur  d'illusions  et  d'espérances  l'amoindrissait  dans  l'o- 
pinion qu'elle  avait  d'elle-même.  Son  rêve  trahi,  elle  aurait  voulu 
en  porter  éternellement  le  deuil,  et  traverser  le  monde  comme  une 
reine  déchue,  insensible  à  tout.  Gomment  avait-elle  échoué  dès  la 
première  heure?  Comment  au  premier  obstacle  trébuchait-elle?  De- 
vait-elle oublier  que  si  M.  de  Yauvert  lui  avait  été  présenté,  M.  de 
Charny  était  un  mari  d'élection,  celui-là  même  qu'elle  avait  préféré 
à  tous,  librement,  dans  l'âge  où  le  cœur  a  toute  sa  force?  Si  le  choix 
ne  répondait  pas  à  son  désir,  elle  ne  pouvait  en  accuser  personne, 
et  la  dignité  voulait  qu'elle  l'acceptât  bravement,  sans  poursuivre 
de  nouvelles  expériences.  Après  Roger,  le  livre  de  sa  vie  devait  être 
clos.  Des  larmes  de  feu  coulaient  sur  ses  joues,  tandis  qu'elle  s'a- 
bandonnait à  cet  examen  de  conscience;  mais  elle  se  sentait  relevée 
et  raffermie  par  leur  propre  amertume  :  la  plaie  bien  sondée,  elle 
en  guérirait  à  tout  jamais. 

Au  plus  fort  de  cette  méditation  cruelle,  on  lui  remit  une  lettre 
qui  portait  sur  la  cire  de  l'enveloppe  l'empreinte  d'une  croix  fleur- 
delisée. Elle  la  reçut  avec  un  sentiment  d'irritation.  Qu'elle  était 
loin  déjà  de  cette  heure  où  Lucien  l'avait  quittée  si  plein  d'ivresse! 
Les  lèvres  serrées,  pâle,  le  sein  oppressé,  elle  ouvrit  la  lettre  et  la 
parcourut  lentement,  avec  un  sentiment  de  chagrin  dont  elle  ne 
pouvait  décharger  son  cœur.  Se  pouvait-il  que  de  telles  choses  lui 
fussent  adressées!  La  lettre  de  Lucien  avait  un  feu,  un  désordre, 
un  mouvement  jeune  et  vrai,  qui  donnaient  un  accent  vif  et  pro- 
fond à  chaque  mot.  11  ne  voulait  plus  partir  :  une  gloire,  un  nom 
achetés  au  prix  de  l'absence  lui  semblaient  payés  trop  cher.  Elle 
n'avait  qu'un  mot  à  dire,  et  il  enverrait  sa  démission.  Si  elle  avait 
peur  de  sa  présence  à  Paris,  il  vivrait  seul,  au  fond  d'un  quartier 
désert,  isolé,  loin  de  tous.  Son  bonheur  serait  assez  grand,  s'il  la 
voyait  quelquefois.  Toute  cette  nature  sauvage,  timide  et  fière  s'é- 
panchait dans  ces  quatre  pages  écrites  de  jet.  Marguerite  laissa 
tomber  «es  mains  sur  ses  genoux  et  sourit  amèrement.  Tout  cela 
venait  trop  tard.  Un  reste  d'émotion  faisait  battre  son  cœur, 
comme  on  voit  à  la  marée  basse  le  flot  monter  encore  sur  la  grève, 
mais  reculer  à  chaque  élan.  Elle  se  raidissait  contre  ce  flux  de 
teodresee  expirante,  et  n'en  voulait  plus  écouter  les  conseils.  La 


MARGUERITE    DE    TANLAY.  165 

cause  de  Lucien  était  déjà  perdue,  lorsqu'en  reportant  les  yeux  sur 
le  papier  qu'elle  tenait  à  la  main,  un  passage  de  cette  lettre,  qui 
l'avait  dès  l'abord  arrêtée,  la  frappa  de  nouveau.  Il  lui  semblait 
qu'elle  avait  lu  autrefois  quelque  chose  de  semblable.  Plus  elle  y 
pensait,  plus  elle  s'en  souvenait  :  les  mots  étaient  devant  elle, 
écrits  en  caractères  de  feu.  Elle  ferma  les  yeux  pour  mieux  consul- 
ter sa  mémoire.  Tout  à  coup  elle  sauta  sur  un  petit  secrétaire  dont 
elle  portait  toujours  la  clé  sur  elle,  et  en  ouvrit  les  tiroirs  par  un 
mouvement  fébrile.  «  C'est  impossible  !  »  disait-elle.  Elle  prit  un 
paquet  de  lettres  serrées  à  part  dans  un  coin,  en  brisa  le  lien  et  en 
déplia  trois  ou  quatre  au  hasard,  qu'elle  parcourut  des  yeux  rapi- 
dement. L'une  d'elles  lui  resta  plus  longtemps  entre  les  mains.  Un 
grand  soupir  souleva  sa  poitrine,  a  C'est  bien  cela!»  murmura- 
t-elle  d'une  voix  à  peine  intelligible.  Elle  plaça  les  deux  lettres 
l'une  auprès  de  l'autre,  et  les  regarda  tour  à  tour.  Cette  lecture 
achevée,  elle  laissa  tomber  sa  tête  sur  sa  main,  et  resta  absorbée 
dans  une  douloureuse  méditation.  Par  un  hasard  singulier,  à  cinq 
ans  de  distance,  Roger  et  Lucien  avaient  eu  la  même  pensée,  et 
l'avaient  exprimée  presque  avec  les  mêmes  mots!  Un  frisson  glacial 
parcourut  Marguerite  de  la  tête  aux  pieds.  Elle  savait  à  présent  ce 
qu'était  devenue  l'exaltation  de  Roger;  l'expérience  avait  fait  son 
œuvre  :  combien  de  temps  durerait  l'exaltation  de  Lucien?  Si  un 
homme  dont  elle  avait  bien  sondé  le  caractère  depuis  qu'elle  ne  l'ai- 
mait plus,  et  qu'elle  savait  d'une  nature  composée  et  sans  jeunesse, 
s'était  rencontré  si  complètement  avec  un  homme  qui  était  la  sim- 
plicité même  et  la  droiture  ;  si  Roger,  qui  vivait  en  lui ,  avait  eu  un 
jour  le  cri  et  l'élan  de  Lucien,  qui  vivait  dans  une  autre;  si  l'égoïsme 
et  la  personnalité  sèche  et  hautaine  avaient  le  même  langage  que 
l'abnégation  et  l'amour  humble  et  soumis,  où  était  la  sincérité,  et 
qui  répondait  de  la  durée?  Le  cœur  de  M.  de  Charny  était  devenu 
comme  de  la  pierre;  celui  de  Lucien  ne  deviendrait-il  pas  comme 
de  la  cendre?  Ce  qui  avait  disparu  dans  le  passé  ne  disparaîtrait-il 
pas  dans  l'avenir?  Celui-là  avait  regretté  la  politique,  l'autre  ne 
regretterait-il  pas  la  guerre? 

Marguerite  restait  immobile  devant  les  deux  lettres  ouvertes  sous 
ses  yeux.  Que  de  promesses  éteintes  depuis  que  l'une  avait  été 
écrite!  que  de  rêves  envolés!  que  d'espérances  mortes! 

En  ce  moment,  une  voix  mystérieuse  lui  rappela  mot  pour  mot  la 
conversation  qu'elle  avait  eue  avec  M.  de  \auvert  dans  les  bois  de 
Yille-d'Avray.  Combien  étaient  sages  les  avertissemens  qu'il  lui  don- 
nait! Qu'elle  eût  été  plus  heureuse,  si  elle  avait  raffermi  son  esprit 
et  marché  dans  la  voie  qu'ils  lui  indiquaient  !  Celui-là  avait  un  lan- 
gage bon  et  sincère;  il  n'exagérait  rien  pour  n'avoir  rien  à  dimi- 


i<M)  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

nuer,  et  raflection  d'un  caractère  simple  et  droit  se  faisait  voir  moins 
dans  les  paroles  que  dans  les  actions.  Il  ne  fallait  pas  que  le  conseil 
fût  perdu;  s'il  ne  l'avait  pas  protégée  dans  le  passé,  elle  devait  par 
respect  s'y  soumettre  dans  l'avenir,  et,  par  une  complète  obéissance, 
faire  voir  à  celui  qui  n'était  plus  un  tardif,  mais  loyal  repentir. 

Sans  essuyer  les  larmes  qui  coulaient  sur  ses  joues,  Marguerite 
repoussa  les  deux  lettres  placées  sous  sa  main,  et,  prenant  une 
feuille  de  papier,  elle  écrivit  à  la  hâte  quatre  mots  qui  tranchaient 
comme  par  un  coup  de  sabre  le  fil  de  cet  amour  vieux  à  peine  de 
quelques  heures.  Bientôt  après,  la  lettre  était  chez  Lucien. 

Marguerite  écouta  le  bruit  de  la  porte  qui  retombait  sur  ses 
gonds.  Elle  avait  elle-même  prononcé  sur  sa  vie;  le  divorce  était 
ftût  entre* elle  et  l'amour.  Elle  prit  alors  le  paquet  des  lettres  écrites 
par  Roger  dans  un  autre  temps,  et,  les  déchirant  toutes  en  mor- 
ceaux, elle  les  jeta  dans  le  feu.  —  Périsse  tout  à  présent,  murmura- 
t-elle,  puisque  l'idole  est  morte! 

A  quelque  temps  de  là,  vers  quatre  heures  de  l'après-midi,  par 
on  temps  sombre,  une  femme  descendait  de  voiture  à  la  porte  d'un 
cimetière.  Si  quelqu'un  avait  pu  percer  l'épaisseur  du  voile  qui 
couvrait  son  visage,  il  aurait  reconnu  M"' la  vicomtesse  de  Charny. 
Elle  marchait  fort  vite.  Le  brouillard  courait  dans  les  longues  et 
tristes  avenues,  où  l'on  ne  voyait  personne;  les  silhouettes  noires 
des  cyprès  s'effaçaient  dans  la  brume;  quelques  gouttes  d'eau  tom- 
baient lourdement  des  branches,  sur  lesquelles  la  vapeur  s'épais- 
sissait. Marguerite  hésita  une  minute  à  l'entrée  d'une  de  ces  voies 
sépulcrales  qui  s'ouvrent  silencieusement  entre  deux  rangées  d'ar- 
bres. On  aurait  dit  qu'elle  cherchait  à  s'orienter  au  milieu  de  ces 
ombres  flottantes  jetées  partout  comme  un  voile.  Le  bruit  du  vent 
lui  donnait  le  frisson.  Elle  prit  enfin  un  sentier  sur  la  gauche,  et 
s'arrêta  devant  un  tombeau  dont  la  plaque  de  marbre,  surmontée 
d'une  colonne  tronquée,  portait  ces  mots  :  Le  comte  Théodore  de 
Vauvert,  mort  à  trente-six  ans,  le  i!i  mai  1845. 

Elle  se  mit  à  genoux  dans  l'herbe,  et  appuya  son  front  brûlant 
contre  la  grille  de  fer  autour  de  laquelle  les  cyprès  faisaient  en- 
tendre leurs  murmures.  Elle  tira  de  dessous  son  manteau  un  bou- 
quet de  fleurs  à  demi  fanées  et  le  posa  sur  le  marbre.  —  Ah  !  pauvre 
ami,  dit-elle  en  sanglotant,  es -tu  bien  vengé!  Tu  n'es  plus,  et  je 
sub  seule  ! 

Amedéb  Achard. 


DE   LA 


MONARCHIE  REPRÉSENTATIVE 


EN  ITALIE 


I. 


CHARLES-ALBERT  ET  CÉSAR  EALBO. 


Le  principal  obstacle  moral  à  une  renaissance  de  l'Italie  n'est 
pas  sa  faiblesse  présente,  mais  plutôt  sa  grandeur  passée.  La  mé- 
moire des  suprématies  guerrières  ou  religieuses  qui  ont  surgi  de 
ce  sol  fécond  et  dominé  le  reste  du  monde  exerce  encore  aujour- 
d'hui sur  les  peuples  italiens  une  sorte  de  fascination  qui  les  rend 
immobiles.  On  devine  des  regrets  dans  leurs  espérances;  ils  se  sont 
fait  de  leur  merveilleuse  histoire  un  rêve  perpétuel,  et  les  préoccupa- 
tions de  la  politique  de  chaque  jour  ne  les  ont  jamais  complètement 
éveillés.  Au  lieu  de  se  sentir  cheminer  sur  une  ligne  indéfinie,  ils 
paraissent  considérer  la  destinée  du  genre  humain  comme  un  cercle 
inégalement  éclairé ,  dont  ils  désirent  une  nouvelle  évolution  pour 
retrouver  des  jours  moins  sombres.  Les  autres  peuples  ont  leur  phy- 
sionomie propre,  leur  caractère  déterminé;  l'idée  qu'ils  comportent 
est  unique,  et  leur  œuvre  est  circonscrite  par  les  bornes  de  leur  dé- 
veloppement spécial.  L'Italie  au  contraire  a  vu  s'élever  et  mourir 
en  elle  les  civilisations  de  toute  l'Europe  du  passé,  et  les  gloires 
dont  a  resplendi  ce  climat  y  ont  laissé  des  traces  encore  lumineuses. 
Les  commotions  qu'elle  éprouve  de  nos  jours  sont  en  partie  la  vi- 
bration prolongée  des  secousses  qui  l'agitèrent  dans  les  temps  an- 


158  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ciens.  Pas  une  des  idées  enfantées  par  l'antiquité  et  le  moyen  âge 
n'est  morte  entièrement  dans  la  péninsule;  pas  un  des  peuples  d'au- 
trefois n'y  manque  de  représentans.  Deux  utopies  caressées  jadis  par 
les  plus  grands  esprits,  la  monarchie  et  la  république  universelle,  y 
comptent  plus  que  jamais  des  partisans  dévoués.  Tandis  qu'ailleurs 
l'histoire  n'appartient  qu'aux  érudits,  elle  est  en  Italie  comme  une 
partie  intégrante  de  l'âme  populaire  :  le  paysan  voue  un  culte  à  Né- 
ron, le  brillant  conducteur  de  chevaux;  certains  moines  d'Assisi  ou 
du  Mont-Cassin  songent  à  continuer  l'épopée  de  Grégoire  YII;  Gênes 
est  la  même  qu'au  temps  où  ses  marchands  furent  anoblis  par  le 
salut  de  Charles-Quint  :  a  Bonjour,  marquis.  »  Milan  reprendra  de- 
main Vimpresa  de  la  ligue  lombarde  du  xii*  siècle;  les  croisades, 
les  guerres  navales  contre  les  Turcs,  ne  sont  pas  plus  effacées  dans 
les  cœurs  vénitiens  que  l'or  byzantin  aux  lourdes  coupoles  de  Saint- 
Marc;  Ancône,  rivale  heureuse  des  lagunes,  à  demi  comblées  par 
les  sables,  épie  l'Orient;  Naples  a  croisé  son  sang  avec  celui  de  la 
vieille  Espagne,  et  contemple  encore  les  horizons  où  tant  de  galions 
apparaissaient  jadis.  Je  ne  sais  enfin  quelle  âme  de  la  vieille  Grèce 
anime  les  populations  incultes  des  rivages  qui  regardent  l'Afrique, 
depuis  la  vieille  Tarente  jusqu'au  rocher  nu  de  Gallipoli.  Au  milieu 
de  toute  cette  pourpre  en  lambeaux,  Rome,  ruine  parmi  des  ruines, 
jette  encore  au  monde  son  défi  canonique,  et  réclame,  au  nom  du 
catholicisme,  la  suzeraineté  sur  toutes  les  puissances. 

Tout  ce  mélange  de  grandeur  et  de  néant  empêche  les  Italiens  de 
jeter  les  bases  toujours  humbles  et  modestes  d'une  destinée  nou~ 
velle.  Tandis  qu'ils  s'éprennent  de  gigantesques  chimères,  l'Europe, 
attentive  et  peu  empressée,  hésite  à  croire  à  leur  vertu,  à  leur  pou- 
voir de  reconstruire.  Au  commencement  de  ce  siècle,  la  poésie  qui 
plane  sur  les  grands  écroulemens  avait  trompé  les  faiseurs  de  con- 
jectures; aux  yeux  des  politiques  sensés,  rien  ne  remuait  plus  sous 
ces  décors  d'une  scène  détruite,  et  les  derniers  des  Latins  ne  de- 
vaient être  désormais  que  des  gardiens  de  musées,  des  montreurs 
de  paysages.  Les  cérémonies  de  Saint-Pierre  de  Rome  devenaient 
elles-mêmes  une  curiosité  :  partout  on  faisait  voir  à  prix  d'argent 
que  l'Italie  était  belle. 

Cette  inertie  morale  n'était  qu'apparente.  Un  élément  d'activité 
jusqu'alors  inaperçu  se  révéla,  sous  la  domination  française,  dans 
Tesprit  des  Italiens.  Tandis  qu'une  aristocratie  peu  nombreuse  per- 
dait son  temps  à  bouder,  que  le  peuple,  ignorant  et  fanatique,  re- 
poussait les  innovations  qu'il  prenait  pour  des  dons  perfides  des 
armes  étrangères,  la  classe  moyenne  donnait  peu  à  peu  au  caractère 
national  une  consistance  nouvelle.  Soit  qu'elle  acceptât  des  fonctions 
du  gouvernement  impérial,  soit  qu'elle  restât  seulement  spectatrice 
atleotive  des  événemens,  elle  acquit  à  un  certain  degré  le  sens  pra- 


I 


LA   MONABCHIE   REPRESENTATIVE    EN   ITALIE.  169 

tique  qui  lui  avait  fait  défaut  au  dernier  siècle.  Quelques  écrivains 
témoignèrent,  quoique  sous  des  formes  exclusivement  poétiques, 
d'un  réveil  intellectuel  très  remarquable;  pour  traduire  convena- 
blement les  idées  vives  et  hardies  qui  étaient  dans  l'air,  on  se  mit 
à  chercher  le  secret  perdu  de  la  langue,  riche  et  précise  à  la  fois, 
des  maîtres  du  moyen  âge;  les  écoles  furent  fréquentées,  malgré  la 
guerre,  par  une  jeunesse  empressée;  partout  enfin  l'on  montra  de 
la  volonté,  du  sentiment,  de  l'enthousiasme.  Cette  rénovation  était 
surtout  indiquée  par  deux  symptômes  :  l'intérêt  que  l'on  prenait 
plus  généralement  aux  affaires,  et  la  facilité  avec  laquelle  on  se 
montrait  prêt  et  disposé  aux  sacrifices  et  aux  travaux  exigés  par  le 
bien  public.  En  somme,  où  tendaient  ces  manifestations?  L'Italie 
allait-elle  à  l'unité,  à  la  liberté,  à  l'indépendance?  Par  où  se  pré- 
parait-elle à  commencer  ce  triple  travail  de  réorganisation?  Nul  ne 
pouvait  le  dire,  tant  qu'un  gouvernement  libre  manquait  à  l'Italie. 
Aujourd'hui  ce  gouvernement  existe  à  Turin. 

Le  peuple  piémontais  a  participé  dès  le  premier  jour  à  l'émotion 
inquiète  qui  règne  en  Italie  depuis  1815;  il  a  donné  naissance  aux 
écrivains  qui  transformèrent  en  principes  fixes  et  en  préceptes  de 
conduite  rationnels  les  aspirations  vagues  et  passionnées  des  Ita- 
liens. Un  triumvirat  illustre,  —  César  Balbo,  Maxime  d'Azeglio, 
Gioberti,  —  parla  le  premier,  au  nom  de  la  patrie  commune,  un 
langage  plein  de  raison,  de  calme  et  de  mesure.  Ces  habitans  d'un 
climat  tempéré  semblaient  faits  pour  retremper  et  pour  fortifier  des 
âmes  méridionales,  en  les  façonnant  à  ces  habitudes  de  simplicité, 
de  vigueur,  de  sévérité,  qui  donnent  aux  races  du  nord  leur  princi- 
pale valeur. 

S' armant  à  la  prussienne  en  attendant  d'être  régi  à  l'anglaise, 
le  Piémont  s'apprêtait  à  prendre  la  direction  morale  du  mouvement 
qu'il  contient  et  modère  aujourd'hui;  il  donnait  déjà  à  ses  voisins 
un  exemple  de  modération  et  de  prévoyance  par  le  soin  qu'il  pre- 
nait d'éviter,  sous  l'absolutisme,  un  abaissement  humiliant  aussi 
bien  qu'une  révolte  imprudente.  Son  infériorité  historique,  son  ob- 
scurité passée,  le  préservaient  des  folles  présomptions;  la  conscience 
qu'il  avait  de  sa  petitesse,  jointe  à  une  ambition  nationale  très  vive, 
était  un  gage  précieux  de  sa  prospérité  future.  Aujourd'hui  qu'il  a 
acquis  une  certaine  importance  en  Europe,  il  est  utile  de  rechercher 
comment  se  sont  développés  chez  lui  les  élémens  du  régime  repré- 
sentatif auquel  il  doit  une  meilleure  destinée.  Le  suivre  dans  les 
phases  diverses  qu'il  a  traversées  depuis  quarante  ans,  n'est-ce  pas 
acquérir  de  justes  idées  sur  l'Italie  contemporaine?  Le  but  que  le 
Piémont  poursuit  en  effet,  les  obstacles  qu'il  rencontre,  sont  les 
mêmes  pour  toute  la  péninsule;  d'un  autre  côté,  fidèle  à  prêcher 
l'union  entre  tous  les  Italiens,  entre  tous  ceux  qu'il  regarde  comme 


170  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

des  compatriotes,  robligation  qu'il  s'impose,  c'est  d'exprimer  sans 
cesse  les  volontés  communes. 

Ainsi  deux  sujets  d'étude  s'offrent  à  l'historien  dans  la  question 
italienne.  Le  Piémont,  d'une  part,  sollicite  et  mérite  une  attention 
particulière;  il  exerce  une  influence  heureuse  sur  les  groupes  qui  se 
trouvent  autour  de  lui.  A  force  de  calme  et  de  logique,  il  se  con- 
cilie l'estime  des  puissances  dans  une  entreprise  romanesque  à  cer- 
tains égards,  où  le  sentiment  national,  chose  indifférente  aux  diplo- 
maties, constitue  en  définitive  le  fond  du  procès.  Au-delà  de  cette 
petite  Italie  d'avant-poste,  qui  combat  audacieusement  pour  le  ré- 
gime parlementaire,  on  devine,  sans  la  bien  connaître,  une  Italie 
remuante  et  confuse,  qui  semble  frappée  d'incapacité  par  le  dérè- 
glement de  son  admirable  génie.  Nous  allons  essayer  de  saisir  les 
traits  communs  de  ces  deux  aspects  importans,  ou  plutôt  nous  al- 
lons observer  dans  ce  Piémont,  dont  l'amphithéâtre  alpestre  fait 
écho  à  tous  les  bruits  italiens,  la  croissance  des  institutions  repré- 
sentatives, but  provisoire  de  ses  efforts,  instrument  futur  de  la  re- 
naissance espérée.  Le  drame  qui  agite  la  péninsule  depuis  quarante 
années  sans  résultat  général  se  développe  en  Piémont,  pendant  la 
même  période,  d'une  manière  uniforme  et  régulière.  La  question  de 
liberté,  la  question  d'indépendance,  la  question  religieuse,  y  sont 
traitées  tour  à  tour  par  l'expérience  et  par  la  discussion.  Les  sou- 
verains qui  voudraient  être  indépendans,  les  peuples  qui  voudraient 
être  libres,  l'Autriche  et  Mazzini,  qui  aspirent  chacun  de  son  côté 
4  une  unité  différente,  et  le  pape  enfin,  ballotté  entre  les  uns  et  les 
autres,  —  tous  ces  personnages  d'une  action  bien  plus  vaste  que  le 
théâtre  où  elle  se  produit  paraissent  sur  la  scène  piémontaise,  et  il 
est  facile  de  les  y  observer  dans  leurs  luttes  comme  dans  leurs  ac- 
cords. 


La  maison  de  Savoie,  au  xviii*  siècle,  figurait  à  peine  dans  les 
affaires  européennes,  après  avoir  fait  quelque  bruit  au  moyen  âge 
et  mis,  selon  l'expression  d'Emmanuel-Philibert,  son  grain  dans  la 
balance  à  chaque  querelle  du  roi  de  France  et  de  l'empereur.  Elle 
s* était  repliée  sur  elle-même,  et  après  quelques  travaux  d'organisa- 
tion inl^rieure  que  Charles-Emmanuel  III  fut  le  dernier  à  ordonner, 
elle  avait  abdiqué  toute  prétention  à  être  remarquée.  Son  armée  de 
viogt-cioq  mille  hommes,  presque  aussi  nombreuse  que  le  clergé  du 
royaume,  était  non  moins  pacifique  à  coup  sûr.  Que  Joseph  II  à 
Vîeone  et  Léopold  en  Toscane  s'appliquassent  à  ces  réformes  écclé- 
ilittiquet  que  César  Balbo  trouvait  admirables;  que  Joseph  de 
MiUtre,  après  comme  avant  la  restauration,  jurât  à  l'Autriche  une 


LA    MONARCHIE    REPRESENTATIVE    EN    ITALIE.  171 

éternelle  inimitié,  l'administration  et  la  diplomatie  des  princes  pié- 
montais  ne  leur  témoignaient  ni  répulsions  ni  sympathies.  Incapables 
de  s'élever  jusqu'à  Montesquieu,  ne  demandant  même  à  Machiavel 
que  les  conseils  négatifs  dont  leur  inertie  pouvait  s'accommoder, 
ils  disaient  le  dernier  mot  de  leur  politique  intérieure  et  extérieure 
lorsqu'ils  adoptaient  cette  paresseuse  devise  :  silence  et  prudence. 
Comme  si  cette  race  souveraine  se  fût  épuisée  dans  les  lents  efforts 
qui  l'avaient  conduite  à  la  royauté,  elle  allait  finir  comme  la  mai- 
son de  Bourbon,  sa  parente,  dans  la  personne  de  trois  frères  sans 
héritiers,  et  sa  disparition  s'annonçait  par  une  décrépitude  évidente. 
Impuissante  à  rajeunir  des  institutions  politiques  qui  avaient  vieilli 
avec  elle,  la  descendance  directe  des  anciens  comtes  de  Maurienne 
végétait  dans  l'imprévoyance  et  l'inaction,  indifférente  à  un  avenir 
qui  ne  lui  appartenait  pas,  livrée  au  repos  absolu,  qui  était  devenu 
pour  elle  une  condition  indispensable  d'existence.  Son  séjour  en 
Sardaigne  durant  le  consulat  et  l'empire  fut  comme  un  mauvais 
rêve  dont  elle  voulut,  à  son  retour,  effacer  jusqu'au  souvenir.  Un 
trait  de  plume  raya,  en  1814,  l'œuvre  des  seize  dernières  années. 
Les  alliés  avaient  reconstitué  le  royaume  dans  une  pensée  hostile  à 
la  France  ;  les  nouveaux  ministres,  fidèles  à  cette  pensée,  firent  à 
l'esprit  nouveau  une  guerre  de  barbares.  La  roue,  l'écartèlement, 
les  confiscations  reparurent  dans  la  législation,  et  comme  si  les  lois 
eussent  été,  elles  aussi,  en  tant  que  lois,  révolutionnaires  à  ren- 
contre du  bon  plaisir  souverain,  l'autorité  des  billets  royaux  re- 
commença à  primer  celle  des  contrats  et  des  jugemens.  «  Ce  furent, 
disait  César  Balbo  dans  son  Sommario  délia  Storia  d'Ilalia,  les 
années  les  plus  sombres  et  les  plus  misérables  que  l'Italie  eût  ja- 
mais traversées.  »  Le  prince  n'était  plus  le  représentant  de  la  volonté 
nationale  ;  il  y  avait  scission,  et  l'on  en  était  à  s'effrayer  de  la  pos- 
sibilité d'une  rupture. 

A  mesure  que  les  sympathies  de  la  nation  abandonnaient  Victor- 
Emmanuel  l"  et  Charles -Félix,  les  deux  derniers  soutiens  de  l'an- 
cien régime,  elles  se  réunissaient  autour  d'un  prétendant  national 
et  libéral,  Charles -Albert.  Le  bon  sens  et  le  naturel  sérieux  des 
Piémontais  les  indisposaient  contre  les  excès  de  la  révolution  qui 
travaillait  le  pays;  ils  se  ralliaient  avec  empressement  à  un  héritier 
présomptif  qui,  tout  en  guérissant  les  maux  d'une  longue  déca- 
dence, devait  maintenir  l'ordre  public  et  le  sauver  des  périls  d'une 
réaction  trop  brusque  contre  une  trop  longue  oppression.  La  nais- 
sance du  prince  de  Carignan  lui  donnait  des  droits  au  trône;  la 
générosité  de  ses  sentimens  et  peut-être  aussi  la  simplicité  de  son 
éducation  lui  valaient  l'adhésion  de  tous  les  partisans  des  idées 
nouvelles.  Il  descendait  en  droite  ligne  de  Thomas  de  Carignan,  fils 
de  Charles-Emmanuel  I".  Son  père  avait  été  garde  national  à  Turin 


172  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

pendant  Toccupation  française.  Lui-même,  conduit  à  Paris  en  1800, 
à  rège  de  deux  ans,  y  avait  été  élevé  dans  les  écoles  publiques.  Un 
ministre  protestant  avait  été  plus  tard  son  instituteur  à  Genève. 
Napoléon  l'avait  nommé  lieutenant  au  8*  régiment  de  dragons.  A 
Tépoque  de  la  restauration,  c'était  un  jeune  homme  de  haute  taille, 
mélancolique  et  réservé;  sa  froideur  naturelle  se  faisait  caressante 
dans  l'intimité,  jamais  familière.  Sa  physionomie  était  sévère,  quel- 
quefois sombre;  son  maintien  était  digne,  presque  hautain,  peut- 
être  à  cause  d'une  timidité  qu'il  ne  surmontait  pas  toujours.  Il  avait 
grandi  sans  savoir  si  le  sort  lui  réservait  l'épaulette  d'un  officier  de 
fortune  ou  la  couronne  d'un  royaume  italien;  son  caractère,  natu- 
rellement indécis,  en  avait  gardé  quelque  chose  d'ombrageux  qui  à 
certains  momens  lui  inspirait  des  résolutions  inexplicables.  D'invo- 
lontaires contradictions  furent  une  fatalité  de  sa  vie  entière,  longue 
suite  de  situations  douteuses  et  ambiguës.  Au  fond,  il  était  ennemi 
de  l'Autriche  par  instinct,  et  ne  trouvait  guère  de  motifs  de  récon- 
ciliation dans  les  menées  du  cabinet  de  Vienne,  qui  destinait  à  l'un 
de  ses  archiducs  l'héritage  de  Charles-Félix.  Autour  de  lui  se  grou- 
pèrent donc  les  soldats,  les  avocats  et  les  apôtres  de  cette  sainte 
indépendance,  dont  les  traités  de  1815,  par  une  violente  anti-phrase, 
venaient  d'enraciner  le  principe  dans  tous  les  esprits. 

Vers  1820,  les  symptômes  d'une  crise  prochaine  étaient  sensibles 
aux  moins  clairvoyans.  Charles- Albert,  que  Monti  venait  d'appeler 
le  rédempteur  de  l'Italie,  put  s'attendre  à  prendre  bientôt  une  lourde 
part  aux  événemens.  Ce  fut  alors  que,  visitant  les  fortifications  de 
Gènes,  il  rencontra  un  major  de  trente  ans  dont  le  père,  Prosper 
Balbo,  récemment  nommé  ministre  de  l'intérieur,  s'efforçait  de  ré- 
former les  vices  du  gouvernement  et  d'en  conjurer  la  ruine  immi- 
nente. César  Balbo,  qui  depuis  longtemps  méditait  l'histoire  et  la 
philosophie,  et  qui  devait  être  plus  tard  le  meilleur  interprète  et  l'é- 
crivain préféré  du  Piémont  de  son  temps,  eut  avec  le  jeune  prince 
de  longs  entretiens,  à  la  suite  desquels  leurs  destinées  se  mêlèrent 
en  quelque  sorte.  Dès  lors,  ce  que  le  penseur  demanda  fut  tenté  par 
le  prétendant,  le  roi,  le  soldat;  cette  épée  et  cette  plume  se  mirent 
au  service  d'un  grand  projet,  l'installation  de  la  monarchie  repré- 
seoUtive  en  Italie.  Ce  sont  deux  figures  que  l'histoire  réunira,  la 
parole  de  l'une  expliquant  les  actes  mystérieux  et  souvent  incom- 
préhensibles de  l'autre. 

La  famille  Balbo,  dont  l'origine  remonte  aux  patriciens  de  la  pe- 
tite république  de  Chieri,  près  de  Turin,  a  dans  le  moyen  âge  deux 
titres  de  notoriété  particulière.  Selon  une  tradition  légendaire,  cin- 
quante Balbo,  nouveaux  Fabius,  se  seraient  fait  tuer  sur  le  champ 
de  victoire  de  Legnano  pour  l'indépendance  de  leur  pays  et  pour 
la  veogeance  de  leur  ville,  incendiée  par  Frédéric-Barberousse.  Ce 


I 


LA   MONARCHIE   REPRÉSENTATIVE    EN   ITALIE.  173 

qui  est  plus  certain,  c'est  qu'au  xiv*  siècle,  lorsque  la  ville  de  Chieri 
se  donna  à  la  maison  de  Savoie,  une  branche  des  Balbo  Bertone 
passa  à  Avignon  et  y  commença  cette  race  des  Grillon  qui  donna  un 
ami  à  Henri  IV  et  un  successeur  à  Bayard.  César  Balbo,  l'illustra- 
tion moderne  de  cette  maison,  naquit,  le  21  novembre  1789,  d'Hen- 
riette Tapparelli  d'Azeglio,  qui  avait  épousé  au  commencement  de  la 
même  année  le  comte  Prosper  Balbo,  alors  investi  par  la  ville  de 
Turin  des  premières  charges  municipales.  Frêle  enfant  d'une  mère 
de  seize  ans,  qu'il  perdit  avant  d'être  en  âge  de  la  connaître,  il  fut 
élevé  par  son  aïeule,  la  veuve  du  comte  Bogino,  ministre  de  Charles- 
Emmanuel  m,  pendant  que  son  père  occupait  son  poste  d'ambassa- 
deur auprès  de  la  république  française.  En  1798,  Prosper  Balbo, 
prévoyant  la  chute  de  la  monarchie  sarde,  appela  auprès  de  lui  ses 
deux  fils.  César  et  Ferdinand;  bientôt  en  effet  il  dut  prendre  avec 
eux  le  chemin  de  l'exil,  la  chute  de  son  maître  ayant  marqué  le  terme 
de  sa  mission.  En  Espagne  et  en  Italie,  où  il  les  emmena,  il  leur  en- 
seigna les  mathématiques,  le  latin,  et  un  italien  plus  pur  que  le  dia- 
lecte piémontais.  Les  voyages  et  les  vicissitudes  contribuèrent  à 
mûrir  de  bonne  heure  le  jugement  de  ces  enfans,  tout  en  nuisant  à 
la  solidité  de  leur  première  instruction.  La  politique  dont  l'air  de 
cette  époque  était  imprégné  pénétrait  à  l'état  de  sensation  dans  ces 
jeunes  natures.  Ils  apprenaient,  dit  César  Balbo  dans  son  autobio- 
graphie, à  mépriser  les  Autrichiens,  qui  perdaient  toutes  les  parties 
et  sauvaient  toujours  l'enjeu.  A  Florence,  ils  allaient  souvent  chez 
Alfieri,  qui  habitait  avec  la  comtesse  d'Albany  en  face  de  Santa- 
Trinità,  et  en  dépit  des  tirades  de  l'auteur  du  Misogallo,  ils  com- 
mençaient à  aimer  la  France.  En  1802,  la  famille  errante  revint  à 
Turin  et  s'y  fixa.  Cinq  ans  plus  tard.  César  suivait  pour  la  première 
année  les  cours  de  la  faculté  de  droit,  lorsque  Napoléon,  passant  à 
Turin  à  son  retour  de  la  campagne  de  Prusse,  interrompit  brusque- 
ment cette  humble  carrière.  L'empereur  connaissait  très  exactement 
l'aristocratie  italienne,  dont  sa  famille  avait  jadis  fait  partie  (1),  et 
il  cherchait  à  mêler  dans  les  fonctions  publiques  la  vieille  noblesse 
avec  celle  qu'il  créait.  Le  jeune  Balbo,  se  trouvant  un  jour  au  mi- 
lieu de  la  foule  assemblée  le  long  de  la  rue  du  Pô  pour  voir  passer 

(1)  Voici  à  ce  sujet  un  fragment  curieux  d'une  lettre  du  comte  Balbo,  écrite  en  français  : 
•<  J'ai  vu,  il  y  a  quelques  années,  l'extrait  des  actes  existant  alors  et  peut-être  encore 
aujourd'hui  aux  archives  de  Florence,  et  qui  prouve  qu'un  Buonagarte  fut  expulsé  de 
la  ville  dans  le  xii«  ou  xiii*  siècle  (il  ne  me  souvient  plus  bien),  ob  nimiam  poten- 
tiam,  la  même  raison  qui  a  fait  bannir  son  descendant  du  monde  civilisé.  A  la  suite  de 
cette  expulsion,  cette  famille  alla  s'établir  à  San-Miniato,  et  de  là  à  Chiavari.  Jusqu'ici 
la  filiation  est  prouvée;  elle  n'est  interrompue,  je  crois,  que  pendant  une  cinquantaine 
d'années  durant  lesquelles  la  famille  disparaît  de  Chiavari  et  reparait  en  Corse,  je 
crois  avec  les  mêmes  armes,  certainement  avec  le  même  nom,  et  souvent  avec  les  mêmes 
prénoms,  entre  autres  celui  de  Napoléon.  Lors  des  premières  campagnes  du  général 


|7â  REV^UE   DES   DEUX  MONDES. 

Tempereur,  apprit  donc  de  quelques  amis  sa  nomination  d'auditeur 
au  conseil  d'état.  Son  père,  inquiet  pour  la  santé  de  cet  étudiant 
de  dix-sept  ans,  obtint  qu'on  le  lui  laissât  pendant  un  an  encore.  Ce 
temps  écoulé,  le  général  Menou,  chargé  du  gouvernement  de  la  Tos- 
cane, réunie  depuis  peu  à  la  France,  emmena  César  Baibo  comme 
secrétaire  de  la  commission  qui  allait  organiser  ces  trois  nouveaux 
départemens. 

Nous  ne  le  suivrons  pas  à  Florence,  à  Rome,  à  Paris,  en  Illyrie, 
en  Allemagne,  stations  diverses  de  sa  carrière  administrative  sous 
l'empire  ;  l'excellent  livre  sur  la  vie  et  les  écrits  de  César  Balbo,  par 
M.  E.  Ricotti,  n'a  rien  laissé  à  dire  sur  ces  curieuses  pérégrinations, 
qui  d'ailleurs  sont  étrangères  au  sujet  qui  nous  occupe  ici.  Disons 
seulement  que  ces  quelques  années  sont  dans  cette  existence  labo- 
rieuse et  dévouée  une  période  exceptionnelle  d'insoucieuse  indiffé- 
rence. Membre  pendant  deux  ans  de  la  consulte  qui  donna  à  Rome 
des  institutions  françaises,  et  frappé  par  conséquent  de  l'excommu- 
nication de  Pie  Vil,  il  remplit  jusqu'en  1811  des  fonctions  qui  at- 
tristent sa  conscience  de  catholique  et  d'Italien,  et  que  dans  la  suite 
il  regrettera  d'avoir  eu  la  faiblesse,  excusable  à  son  âge,  d'accep- 
ter de  Napoléon,  à  qui  nul  ne  résistait.  Il  écrivait  en  ce  temps  de 
jeunesse  passé  dans  les  fêtes  des  villas  romaines  :  «  La  chose  la  plus 
sage,  n'est-ce  pas  de  ne  songer  qu'à  rendre  aussi  douce  que  pos- 
sible la  vie  que  le  ciel  nous  donne,  sans  prendre  soin  des  affaires 
d' autrui?  Étudier  un  peu,  peindre,  faire  de  la  musique,  suivre  le 
courant  de  l'amour  tant  que  le  sort  le  permet,  puis,  dans  le  repos 
de  la  vieillesse,  conter  les  prouesses  de  ses  jeunes  années,  voilà 
une  existence  qui  m'assurera  des  nuits  paisibles...  »  Ne  retrouve-t-on 
pas  dans  ces  lignes,  qui  ne  seraient  qu'une  banalité  sous  la  plume 
de  l'enfant  d'un  autre  climat,  la  source  de  l'infirmité  politique  de 
l'Italie  méridionale?  «  Nous  sommes  des  artistes,  pur  troppo,  «  di- 
sait-il dans  l'âge  mûr.  La  lecture  de  Jacopo  Ortis,  cette  plainte  d'un 
double  amour  martyrisé,  l'amour  d'une  femme  et  l'amour  de  la  pa- 
trie, le  jette  dans  des  mélancolies  dont  le  distrait  bientôt  un  change- 
ment de  résidence.  A  Paris,  un  beau  jour  il  lui  prend  fantaisie  de 
ne  plu»  écrire  qu'en  français,  et  il  l'annonce  à  Vidua,  un  de  ses  amis 

■noaipiite.  Il  eilatait  encore  à  San-Miniato  un  ecclésiastique  de  ce  nom,  dernier  rejo- 
•■•  ^^i»*  brtiidie  restée  dans  cette  première  station  do  la  famille,  où  l'on  voit  plusieurs 
êÊ  Iflv»  tonbetot.  L«  général  républicain  fit  alors  des  démarches  pour  s'en  faire  r^- 
roniMltra,  m  reocMsiastique  étant  mort  et  ayant  laissé  son  héritage  aux  pauvres,  Buona- 
^■rte,  «Ion  premier  connul,  fit  un  procès  pour  la  succession,  qu'il  gagna,  comme  on 
IMNtf  Um  w  paoMr.  Il  fit,  ditK)n,  largement  indemniser  les  pauvres,  mais  il  n'en  est 
pm  noiot  wnk  qoe,  ch«f  d'une  république  française,  il  tenait  à  prouver  son  origine  pa- 
^^^^  *  éuiofère,  Defeira  empereur,  il  trouva  apparemment  son  illustration  8up<\- 
nmin  à  mm  origlae,  et  Too  n'en  parla  plus;  Je  crois  môme  que  l'extrait  dont  j'ai 
ftné,  il  que  Jo  fli  aion,  ne  Att  pui  trop  bien  reçu.  » 


LA   MONARCHIE    REPRÉSENTATIVE    EN   ITALIE.  175 

d'enfance.  Yidua  entre  en  fureur  :  «  Toi,  sacrifier  notre  langue  à 
une  langue  étrangère!  e  la  qualel  ))  En  Illyrie,  il  aime  une  jeune  fille 
qui  ne  peut  être  à  lui  et  qui  lui  laisse  la  douce  tristesse  d'un  gra- 
cieux souvenir.  Ses  impressions  d'alors  sont  celles  d'un  rêveur  qui 
s'apprête  à  penser.  La  poésie,  faiblesse  passagère  de  son  imagina- 
tion, vit  en  lui  avec  les  mathématiques,  premier  amour  de  son  esprit. 
Heureusement  l'Italie  sait  enfanter  à  côté  de  ses  paresseux  imita- 
teurs de  fantômes,  comme  disait  Platon ,  à  côté  de  ses  amans  idolâ- 
tres de  l'idéal,  d'âpres  et  sévères  intelligences  comme  Machiavel, 
Vico  et  Yolta;  pour  que  le  génie  jaillisse  d'elle  comme  la  lave  de 
ses  volcans,  il  ne  faut  que  supprimer  un  obstacle,  conquérir  l'indé- 
pendance. Sitôt  que  César  Balbo  ne  sera  plus  un  simple  petit  au- 
diteur de  Napoléon,  sitôt  qu'il  aura  une  patrie,  il  travaillera  trente- 
neuf  ans  pour  lui  donner  un  évangile,  les  Speranze  d'Italia,  et  un 
statut,  le  livre  De  la  Monarchie  représentative. 

La  chute  de  l'empire  ouvrit  la  carrière  aux  projets  et  aux  conjec- 
tures des  Italiens.  Les  enseignemens  civils  et  politiques  donnés  à 
l'Europe  par  la  propagande  guerrière  de  Napoléon  paraissaient  ac- 
quis sans  retour,  et  l'on  pensait  que  la  restauration  des  princes  dé- 
chus, sans  nuire  aux  progrès  accomplis,  ne  ferait  qu'en  approprier 
les  avantages  aux  nations  diverses  qui  avaient  dû  payer  d'une  ab- 
sorption temporaire  leur  initiation  aux  conquêtes  de  la  révolution. 
Déjà  sous  l'empire,  des  jeunes  gens  comme  Balbo,  de  vieux  soldats 
comme  le  général  Gifflenga,  l'un  des  héros  de  la  retraite  de  Russie, 
se  disaient  qu'après  la  mort  de  l'empereur  une  Italie  indépendante 
pourrait  être  constituée.  On  ne  pensait  pas  alors  que  le  géant  pût 
tomber  avant  de  mourir.  Le  désastre  de  1814,  en  faisant  reparaître 
des  individualités  territoriales  englobées  jusqu'alors  dans  le  terri- 
toire impérial,  remit  sur  le  tapis  non-seulement  les  vieilles  questions 
oubliées,  mais  de  nouveaux  problèmes  fournis  par  la  présence  de 
combinaisons  nouvelles,  et  au-dessus  de  tous  les  autres,  celui  des 
nationalités. 

Il  est  intéressant  de  surprendre  dans  César  Balbo  ces  préoccupa- 
tions qui  s'emparaient  de  toutes  les  têtes.  C'est  chez  tous  la  pre- 
mière apparition  de  l'idée  italienne,  et  chez  lui  le  premier  cri  spon- 
tané de  la  conscience.  Longtemps  mêlé  à  une  colossale  tragédie  qui 
n'avait  laissé  aucune  part  d'action  à  sa  personnalité,  il  se  relève 
indépendant,  citoyen  et  patriote. 

«  Je  ne  dirai  rien  de  la  grande  débâcle  de  peur  d'être  trop  long.  On  com- 
rait  de  côté  et  d'autre,  on  vivait  dans  les  rues  et  sur  les  boulevards  ;  le  plus 
souvent  les  Italiens  se  trouvaient  ensemble,  s'accostant  à  tout  propos,  s'in- 
téressant  naturellement  et  au  même  degré  à  ce  qui  se  passait.  Un  jour  plu- 
sieurs d'entre  nous  se  réunirent,  et  cherchèrent  quel  parti  on  pouvait  pren- 
dre pour  le  bien  de  l'Italie  :  il  nous  était  trop  pénible  de  ne  rien  faire  au 


176  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

milieu  de  l'agitation  universelle  ;  mais  nous  ne  sûmes  rien  imaginer,  et  je 
crois  vraiment  quMl  n'y  avait  rien  à  faire.  Après  la  bataille  de  Paris  et  le 
départ  des  troupes  impériales,  par  un  ciel  clair,  il  y  eut  une  soirée  silen- 
cieuse que  je  passai  à  rêver  sur  un  balcon,  et,  dussé-je  vivre  cent  ans,  je 
n'en  perdrai  pas  le  souvenir.  Le  lendemain  matin,  de  bonne  heure,  je  ren- 
coDtrai  quelques  bourboniens  de  mine  irrésolue  sur  cette  place  Vendôme, 
qui  devait  être,  quelques  heures  plus  tard,  le  théâtre  de  l'action  la  plus  sotte, 
la  plus  risible  et  la  plus  exagérée  qu'ait  jamais  commise  ce  parti.  A  midi,  l'on 
déjeunait  tranquillement  chez  Tortoni,  comme  de  vrais  badauds  parisiens,  en 
compagnie  d'autres  badauds  ou  de  gens  qui  semblaient  l'être,  attendant... 
rentrée  de  l'Europe  vengeresse.  Le  fait  est  qu'après  déjeuner  ces  petits-maî- 
tres sortirent,  montèrent  à  cheval,  et,  s'étant  bientôt  adjoint  des  compa- 
gnons, arborèrent  la  cocarde  blanche,  et  se  mirent  à  agiter  leurs  mouchoirs 
et  à  crier  rire  le  roi!  Mais  je  crois  qu'ils  n'étaient  pas  les  premiers,  et  qu'ils 
avaient  été  précédés  par  deux  jeunes  femmes,  vêtues  de  noir,  qui  étaient 
sorties  d'un  magasin  appelé  le  Père  de  famille,  se  faisant  avec  des  rubans 
blancs  qu'elles  y  avaient  achetés  deux  nœuds  qu'elles  se  fixèrent  sur  la  poi- 
trine; elles  se  promenèrent  ainsi,  muettes,  se  tenant  par  le  bras,  tremblant 
lorsque  des  gamins  les  insultaient  ou  se  moquaient  d'elles,  et  disparurent 
enfin  dans  les  groupes  ou  derrière  les  maisons.  Qu'elles  soient  bénies  !  peut- 
être  étaient-ce  des  sœurs  ou  des  épouses  qui  portaient  le  deuil  de  quelques 
victimes  du  grand  consommateur  d'hommes  {divorator  d'uomini),  et  qui, 
sentant  et  jugeant  en  femmes,  en  femmes  aussi  se  retournaient  contre  lui, 
au  premier  moment  qu'elles  trouvaient,  non  sans  audace  et  sans  péril. 

«  Je  crois  que  des  sentimens  de  cette  nature  furent  pour  beaucoup  dans 
cette  journée,  et  que  les  neuf  dixièmes  des  mouchoirs  blancs  que  des  mains 
blanches  agitèrent  sur  les  balcons  des  boulevards,  et  qui  éblouirent  le  che- 
valeresque Alexandre,  étaient  l'expression  spontanée  et  irréfléchie  de  bien 
des  douleurs,  de  bien  des  vengeances,  de  bien  des  amours  de  femmes.  La 
troupe  des  hommes  à  cheval  était  mesquine  et  ridicule  auprès.  Elle  le  parut 
bien  davantage  lorsque  le  défilé  fut  fini,  et  que  le  bivouac  fut  installé  aux 
Champs-Elysées.  Alors  l'un  de  ces  cavaliers,  monté  sur  un  cheval  blanc,  ra- 
massa sur  la  place  de  la  Concorde  une  bande  de  vauriens,  les  conduisit  vers 
une  file  de  fiacres  qui  stationnait  dans  la  rue  Saint-Honoré,  et  tous  ensemble, 
s'étant  mis  à  dételer  les  rosses,  les  emmenèrent  à  la  place  Vendôme  ;  là,  une 
corde  ayant  éxé  attachée  au  cou  du  Napoléon  de  bronze,  on  la  fit  tirer  par 
ces  animaux,  à  grand  renfort  de  coups  de  fouet,  pour  jeter  bas  la  statue.  Le 
Napoléon  d'airain  tint  plus  ferme  que  l'autre,  et  ce  fut  heureux  pour  les 
chevaux  et  les  autres  bêtes  qui  se  trouvaient  dessous...  De  retour  aux  bou- 
levards, je  vis  afficher  un  carré  de  papier  à  l'arbre  du  coin  de  Tortoni  ;  je 
tUf.  C'était  la  déchéance  du  vrai  Napoléon,  promise,  comme  un  cadeau  aux 
Français,  par  Alexandre.  Plusieurs  se  vantaient  d'avoir  en  ces  quelques  heures 
•enrl  les  nouveaux  maîtres  et  trahi  les  anciens;  chacun  s'attribuait  une  pa- 
tarnftA  sur  le  papier  signé  par  Alexandre,  et  une  part  d'influence  sur  cette 
âne  Ûielle.  Pour  faire  comme  les  autres  en  cette  recherche  des  influences 
exarcéai,  J'en  reviens  aux  mains  blanches  des  balcons,  qui  avaient  trouvé 
l«»  chemin  du  cœur  d'Alexandre.  Je  ne  crois  pas  aux  petites  causes,  mais 
JuiX'fwUtet  oecailons  des  grands  événemens.  Les  vraies  causes  sont  toujours 


LA   MONARCHIE   REPRÉSENTATIVE    EN    ITALIE.  177 

grandes;  mais  une  goutte  d'eau  fait  déborder  un  vase  déjà  plein.  De  toute 
façon,  Napoléon  était  tombé.  On  ne  passait  pas  seulement  d'un  règne  à  un 
autre,  d'un  ordre  de  choses  à  un  ordre  opposé  ;  c'était  plus  qu'un  siècle, 
c'était  une  grande  époque  du  progrès  humain  qui  finissait,  et  un  âge  nouveau 
dont  on  voyait  les  commencemens. 

«  Sans  aller  plus  loin,  de  la  mort  de  Louis  XIV  en  171Zi  jusqu'à  la  chute 
de  Napoléon,  on  compte  juste  cent  ans  de  bacchanales  françaises  et  euro- 
péennes, les  cent  dernières  années  de  la  primatie  française  en  Europe.  Cette 
journée  si  grande  et  si  petite,  si  solennelle  et  si  comique,  à  laquelle  j'avais 
assisté,  était  la  première  d'une  autre  primatie  quelconque,  ou  peut-être 
d'une  ère  sans  primaties  désormais,  d'une  ère  de  progrès  universels,  se  suc- 
cédant et  s'entr'aidant  les  uns  les  autres.  » 

Cette  citation  un  peu  longue  donne  une  idée  très  juste  de  l'état 
où  se  trouvaient  alors  les  esprits  éclairés  de  l'Italie.  On  y  voit  un 
doute  mélancolique  sur  la  mission  de  cette  France,  si  prompte  à 
passer  de  la  sublimité  à  l'abaissement,  puis  un  espoir  vague  dans 
l'Italie  rajeunie,  où  les  faiblesses  du  moins  ont  quelque  chose  de  la 
grâce  féminine,  et  se  rachètent  par  une  certaine  beauté  morale  qui 
manque  aux  petitesses  des  autres  pays.  L'heure  en  tout  cas  était 
proche  où  les  hommes  de  cœur  allaient  remplir  leur  tâche  de  dévoue- 
ment. César  Balbo,  redevenu  Piémontais,  l'appelait  avec  ardeur. 

L'on  crut  un  instant  qu'Eugène  Beauharnais  serait  laissé  à  la  tête 
de  la  Lombardia,  constituée  selon  les  lois  françaises;  l'on  crut  au 
bon  vouloir  de  la  maison  de  Savoie,  si  généreuse  et  si  disposée  jadis 
à  accorder  des  franchises;  l'on  crut  à  tout,  l'on  s'enivra  de  folles 
illusions.  La  rentrée  de  Victor-Emmanuel  I"  dans  Turin,  avec  son 
escorte  de  serviteurs  fidèles  vieillis  en  Sardaigne,  fut  une  scène  de 
joie  indescriptible.  Toutes  choses,  à  ce  dernier  jour  de  la  méprise 
universelle,  semblaient  concourir  à  une  renaissance.  Lorsque  le  roi 
vit  son  château  du  Valentino,  et  le  Pô  au  pied  des  collines,  et  la 
ville  de  ses  ancêtres,  il  pleura;  les  femmes,  avec  l'expansion  mé- 
ridionale, baisaient  les  harnais  de  son  cheval,  et  le  jeune  peuple  re- 
vêtu par  la  France  de  sa  robe  virile  affluait  autour  de  celui  par  qui 
le  pays  redevenait  une  patrie.  La  foule  transportée  refaisait  un  sacre 
au  roi  longtemps  déchu,  et  le  roi  put  entendre  dans  les  acclama- 

ns  des  citoyens  la  révélation  de  leur  vie  nouvelle.  L'âme  de  la 

onarchie  représentative  était  née  dans  la  conscience  publique.  Aux 
portes  de  la  ville  cependant,  les  soldats  autrichiens,  prenant  le  pas 
sur  la  municipalité,  se  firent  les  introducteurs  du  prince  national, 
et  leur  prépondérance,  servie  au  château  par  des  ministres  inspirés 
d'eux,  remit  sur  pied  l'ancien  échafaudage.  On  vit  alors  que  le  roi 
ne  pouvait  rien  pour  l'indépendance  ni  pour  la  liberté.  Forcée  de 
suivre  seule  l'impulsion  irrésistible  de  ses  instincts,  la  population 

TOME   XIX.  12 


au 


178  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

active  sortit  bientôt  de  la  stupeur  passagère  causée  par  la  mons- 
truosité de  cette  restauration,  et  entra  dans  une  agitation  et  un 
mouvement  sourds  qui  devaient  aboutir  à  Téchauffourée  militaire 
de  1821. 

L'armée  seule  ouvrait  une  carrière  à  la  jeunesse  intelligente  :  Cé- 
sar Balbo  y  demanda  du  service,  et  obtint  le  grade  de  lieutenant 
d*état-major.  L'administration  turinoise,  rétablie  d'après  l'almanach 
de  1798,  destituait  les  employés  qui  écrivaient  les  r  à  la  française, 
et  qui  disaient  pétition  au  lieu  de  supplique.  Les  perspectives  offertes 
par  un  tel  état  de  choses  souriaient  peu  à  l'ex-auditeur  au  conseil 
d'état  de  Napoléon.  En  1817  pourtant,  ennuyé  de  l'oisiveté  des  gar- 
nisons, il  suivit,  en  qualité  d'attaché  d'ambassade ,  son  père,  en- 
voyé du  roi  à  Madrid.  Là,  pendant  un  séjour  de  deux  ans,  il  acheva 
ses  études  politiques,  et  lorsqu'il  rentra  dans  l'armée,  il  s'étaft  con- 
vaincu de  l'excellence  du  gouvernement  représentatif.  Ainsi,  après 
bien  des.  voyages,  après  bien  des  infidélités  faites  aux  chartes  pour 
Tépée  et  à  l'épée  pour  les  chartes,  devaient  se  rencontrer  deux  exis- 
tences pour  lesquelles  la  liberté  fut  toujours  un  désir  et  la  guerre 
surtout  un  besoin.  Lorsque  César  Balbo  et  Charles-Albert  se  virent 
à  Gênes,  quelle  fut  la  base  de  leur  entente,  qui  allait  affronter,  se- 
crète ou  avouée,  vingt-huit  ans  de  mésaventures?  On  en  trouve  le 
sens  dans  une  profession  de  foi  envoyée  en  1820  par  Balbo  à  ses 
amis,  qui  se  comptaient  en  attendant  l'occasion  d'agir,  et  qui  lui 
avaient  demandé  un  exposé  de  principes  : 

«  1.  Il  faut  désirer  une  organisatioa  constitutionnelle  introduite  peu  à  peu 
par  le  gouvernement;  elle  calmerait  les  esprits  inquiets,  contenterait  ceux 
qui  veulent  des  lois  stables,  concilierait  les  Génois  avec  les  Piémontais,  at- 
tirerait tous  les  Italiens  autour  des  princes  de  Savoie,  et  accroîtrait  Tin- 
fluence  de  ceux-ci  à  l'étranger  de  toute  l'augmentation  en  chiffres,  ou  au 
moins  en  sûreté,  que  pourraient  par  là  obtenir  nos  finances  et  nos  forces  mi- 
litaires. 

«  2.  Nécessité  d'un  corps  législatif  dont  la  stabilité  et  l'indépendance  soient 
assurées,  et  qui  soit  composé  de  deux  chambres,  une  haute  et  une  basse. 

«  3.  Il  est  utile  que  ces  idées  se  répandent  par  la  parole  et  par  des  écrits, 
et  qu'elles  soient  manifestées  par  quiconque  les  possède. 

«  4.  Cette  manifestation  doit  suffire  à  persuader  en  peu  de  temps  la  majo- 
rité éclairée,  et  à  produire  peu  à  peu  l'ordre  de  choses  souhaité. 

«  5.  Les  réformes  peuvent  tarder  à  s'effectuer,  mais  elles  sont  inévitables. 
Un  peu  plus  tôt  ou  un  peu  plus  tard,  les  hommes  qui  ont  maintenant  moins 
de  quarante  ans  arriveront  aux  affaires.  Or  il  n'est  presque  personne  parmi 
ceux-là  qui  ne  désire  un  changement,  et  ceux  qui  ne  désirent  rien,  étant  les 
moins  doués  d'Intelligence  et  de  courage,  ne  nuiront  à  rien. 

«  6.  Ce  changement  serait  aussi  opportun,  si  le  gouvernement  en  prenait 
rinitUUve,.qu*il  serait  à  redouter  et  à  éviter  s'il  était  tenté  par  le  peuple,  ei 
cela  surtout  à  cause  de  l'éventualité  d'uno  occupation  autrichienne. 


LA   MONARCHIE    REPRÉSENTATITE    EN   ITALIE.  479 

«  7.  Une  révolution  militaire  joindrait  à  tous  les  inconvéniens  d*une  in- 
surrection populaire  celui  d'être  contraire  à  l'honneur  et  au  devoir.  Ce  se- 
rait la  chose  du  monde  la  plus  nuisible  à  la  liberté,  la  plus  périlleuse  pour 
le  peuple,  le  prince,  l'armée  et  l'indépendance  xiationale.  » 

Nous  assistons  ici  à  la  première  manifestation  du  libéralisme  pié- 
lontais.  Dès  l'origine,  et  en  dépit  de  sa  complète  inexpérience,  on 
listingue  déjà  en  lui  des  élémens  d'ordre  qui  ne  peuvent  suffire  à 
faire  triompher  sur-le-champ,  mais  qui  permettent  de  lui  pré- 
Lger  un  avenir  prospère.  Ce  qui  sauva  le  Piémont,  au  sortir  de 
la  révolution  et  de  l'empire,  d'une  confusion  et  d'une  instabilité  fu- 
lestes,  ce  fut  la  solidité  de  son  esprit  pratique.  La  maturité  acquise 
rendant  un  long  contact  avec  la  France  ne  le  fit  pas  divorcer  d'avec 
jes  princes,  protecteurs  constans  des  frontières  contre  l'envahisse- 
ment autrichien.  Il  obéit  obstinément,  malgré  les  mirages  d'une 
liberté  qui  n'existait  plus  qu'en  espérance,  au  sentiment  de  sa  pro- 
pre conservation,  car  ceux-là  même  qui  ne  croyaient  pas  que  la 
royauté  fût  chose  juste,  et  qu'on  dût  la  subir  si  elle  ne  payait  au 
peuple  une  rançon  en  émancipations  partielles,  sentaient  néanmoins 
combien  elle  était  nécessaire  à  ces  populations  exposées  par  leur 
situation  territoriale  à  tant  de  périls.  On  a  dit  souvent  que  le  fond 
du  libéralisme  piémontais  est  la  haine  de  l'Autriche,  et  que  ce  pays 
doit  sa  tranquillité  dans  le  régime  constitutionnel  à  la  présence  des 
armées  étrangères  sur  le  Tessin  :  c'est  à  peu  près  aussi  exact  que  si 
l'on  disait  que  l'homme  doit  rendre  grâce  de  son  génie  industrieux 
aux  difficultés  que  lui  oppose  la  nature.  Si  pourtant  l'on  veut  cher- 
cher dans  le  caractère  national  l'effet,  le  contre-coup  de  cette  proxi- 
mité inquiétante,  on  trouvera  que  ce  n'est  pas  de  son  amour  pour 
la  liberté,  mais  plutôt  de  son  affection  persistante  pour  ses  souve- 
rains, que  le  Piémont  est  redevable  à  la  perpétuelle  menace  du  ca- 
binet de  Vienne.  C'est  précisément  pour  ne  pas  mettre  en  jeu  son 
indépendance  qu'il  a  été  si  patient  à  attendre  le  jour  des  affranchis- 
semens,  et  pour  la  garder  toujours,  il  sacrifierait  jusqu'à  ses  sta- 
ytuts  actuels,  si  une  pareille  nécessité  venait  jamais  à  se  présenter, 
[ême  après  le  spectacle  démoralisateur  des  chutes  de  Napoléon  et 
le  Charles  X,  il  ne  lui  vint  pas  à  l'esprit  que  la  transformation  de 
prérogative  souveraine  en  fonction  sociale,  véritable  ennoblissa- 
ient de  la  royauté,  pût  s'opérer  chez  lui  par  la  violation  de  l'ordre 
établi  pour  la  succession  au  trône.  Gardien  soigneux  de  toutes  les 
carrières  opposées  à  l'invasion,  il  respecta  les  caducités  régnantes, 
m  lieu  d'imiter,  comme  on  le  faisait  ailleurs,  les  sauvages  qui  tuent 
les  vieillards  malades  et  inutiles. 

L'insurrection  de  1821  fut  moins  un  soulèvement  qu'une  accla- 
lation  au  roi.  On  le  suppliait  de  déclarer  la  guerre  à  l'Autriche, 
"objet  de  toutes  les  haines  et  cause  de  toutes  les  souffrances.  Les  de- 


480  RE?DE   DES   DEUX   MONDES. 

mandes  de  réformes  et  de  constitutions  ne  venaient  qu'en  seconde 
ligne.  Depuis  quelque  temps  en  effet,  les  affaires  de  l'intérieur 
étaient  mieux  conduites.  La  reine  Marie-Thérèse,  princesse  autri- 
chienne, ayant  dit  au  premier  ministre,  Vallesa,  qu'elle  estimait  la 
dignité  dont  il  était  revêtu  à  l'égal  d'une  place  de  valet  du  roi,  Val- 
lesa s'était  retiré,  et  avait  eu  pour  successeurs  des  hommes  formés 
par  Napoléon,  tels  que  Prosper  Balbo,  San-Marzano,  Brignole,  Sa- 
îuzzo  ;  mais  à  peine  ceux-ci  avaient-ils  pu  apporter  un  commence- 
ment de  remède  aux  maux  dont  on  se  plaignait,  que  l'énergique 
protestation  de  mars  J821  dénonça  l'ennemi  véritable,  et  proclama 
comme  unique  moyen  de  salut  une  guerre  d'indépendance.  Dans 
l'intention  de  presque  tous,  c'était  un  chaleureux  appel  fait  au  roi 
au  nom  de  ses  intérêts,  au  nom  de  la  dignité  de  la  couronne. 

Par  malheur,  plusieurs  circonstances  fatales,  qui  avaient  hâté 
l'explosion,  lui  donnèrent  des  apparences  regrettables  et  la  chan- 
gèrent en  un  soulèvement  libéral,  qui  parut  dirigé  contre  le  pouvoir 
absolu.  L'impulsion  vint  de  Naples^  premier  motif  de  défiance  de  la 
part  du  roi,  première  occasion  de  malentendus  entre  les  conjurés. 
Le  mouvement  fut  exclusivement  militaire,  autre  empêchement  au 
succès.  Enfin  le  mot  d'ordre  fut  la  constitution  espagnole  de  1812, 
à  peine  connue  de  la  plupart,  et  blâmée  violemment  par  ceux  qui 
la  connaissaient.  César  Balbo,  entre  autres,  appréhendait  avec  rai- 
son les  effets  désastreux  d'une  chambre  unique  et  d'une  dépression 
trop  systématique  de  la  personnalité  souveraine.  Tandis  que  le  sen- 
timent général  émettait  le  vœu  d'une  association  entre  le  roi  et  le 
peuple,  le  drapeau  inopportun  qu'on  levait  sans  le  bien  comprendre 
signifiait  que  l'un  devait  céder  à  l'autre  une  suprématie  légitime, 
héritage  de  ses  devanciers.  Dans  ces  conditions  fâcheuses,  la  ten- 
tative ne  pouvait  qu'avorter,  car,  en  dépit  d'intentions  louables, 
le  fâcheux  caractère  des  moyens  auxquels  les  événemens  forcèrent 
de  recourir  avait  jeté  hors  de  cette  entreprise  et  placé  dans  une 
situation  fausse  les  libéraux  sensés  et  fidèles  à  la  monarchie.  Le 
prince  de  Garignan  et  César  Balbo  par  exemple  se  virent  pris  entre 
le  roi,  dont'ils  ne  pouvaient  et  ne  devaient  pas  déserter  le  service, 
et  les  insurgés,  dont  ils  partageaient  les  tendances  et  les  convic- 
tions. Tout  fut  perdu  en  peu  de  jours.  11  n'est  point  nécessaire  de 
rappeler  ici  des  faits  bien  connus.  On  sait  comment  Victor-Emma- 
nuel !•',  à  la  nouvelle  du  soulèvement  des  garnisons  d'Alexandrie 
et  de  Turin,  abdiqua  en  faveur  de  son  frère  Charles-Félix,  qui  se 
trouvait  d'aventure  à  Modène;  comment  Charles-Albert,  nommé  par 
celui-ci  régent  du  royaume,  fut  entraîné  par  la  multitude  à  procla- 
mer la  constitution  espagnole,  et  désavoué  aussitôt  par  le  roi  ;  com- 
ment César  Balbo,  envoyé  par  Charles-Félix  à  Alexandrie  et  à  Turin 
pour  empêcher  qu'on  ne  publiât  la  constitution,  la  trouva  partout 


éu: 


LA    MONARCHIE   REPRESENTATIVE    EN   ITALIE.  181 


tablie  ;  comment  Charles-Albert  ayant  été  mandé  àNovare,  quartier- 
général  de  la  contre- révolution,  et  invité  à  sortir  du  royaume, 
Balbo  dut  suivre  la  même  route,  obéissant  également  aux  ordres, 
bons  ou  mauvais,  disait-il,  du  souverain,  tous  deux  suspects  à  la 
fois  et  à  la  royauté,  qui  recourait  à  l'intervention  autrichienne,  et 
aux  libéraux,  qui  n'avaient  su  qu'attirer  cette  intervention;  com- 
ment enfin  tout  finit  par  quelques  coups  de  canon  échangés  sous 
les  remparts  de  Novare  entre  les  troupes  autrichiennes  et  les  régi- 
mens  constitutionnels,  qui  bientôt  se  débandèrent. 

Bien  des  essais  pareils,  bien  des  efforts,  depuis  ces  premiers  tu- 
multes, qui  se  répandirent  dans  les  possessions  autrichiennes  et 
n'aboutirent  qu'à  peupler  le  Spielberg,  ont  poursuivi  jusqu'à  ce  jour 
l'œuvre  de  la  régénération  nationale  dans  les  diverses  parties  de  la 
péninsule.  On  admire,  sans  avoir  le  courage  de  les  blâmer,  ces 
héros  du  désespoir,  se  sacrifiant  l'un  après  l'autre,  sans  probabilité 
de  succès,  à  leur  foi  patriotique;  mais  il  est  sage  et  profitable  aussi 
de  bien  apprécier  l'aptitude  du  peuple  piémontais  à  utiliser  les  ex- 
périences acquises,  et  à  ne  pas  recommencer  de  folles  et  désas- 
treuses opérations.  1821  fit  comprendre  que  la  nation,  isolée  du 
roi,  ne  pouvait  arriver  qu'à  l'invasion  autrichienne,  soit  que  le 
prince  demandât  secours  contre  ses  sujets  aux  armes  impériales, 
soit  qu'il  laissât  simplement  la  place  à  une  occupation,  en  se  diri- 
geant, comme  Charles-Emmanuel  IV,  sur  la  Toscane.  Quelque  dure 
que  fût  la  nécessité  de  courber  la  tête  sous  une  autorité  toujours 
prête  à  invoquer  l'intervention  étrangère,  cela  valait  mieux  cepen- 
dant que  d'être  livré  directement  et  en  toute  propriété  à  ces  étran- 
gers eux-mêmes.  La  révolution  manquée,  témoignage  illicite  d'un 
attachement  singulier  des  races  subalpines  à  leur  dynastie,  ne  fit 
donc  que  les  rapprocher  du  roi,  même  cruel,  même  impitoyable  et 
maladroit;  mais  pourquoi  ce  spectacle  bien  significatif  était-il  sans 
influence  sur  les  déterminations  de  Victor -Emmanuel  1"  et  de 
Charles-Félix?  Pourquoi  le  roi  était-il  seul  dispensé  de  reconnaître 
des  principes  que  les  événemens  démontraient  à  l'envi,  et  d'ad- 
mettre des  réclamations  fondées  sur  les  nécessités  premières  de  la 
vie  morale?  Le  peuple,  avide  de  liberté,  avait  reçu  de  l'Autriche,  à 
Novare,  une  leçon  de  prudence  et  d'ordre;  il  convenait  que  le  roi 
en  reçût  une  d'un  autre  genre.  Plus  confiant  dans  ses  dangereux 
voisins  que  dans  son  peuple,  il  devait  être  ramené  à  celui-ci  par  l'in- 
supportable tyrannie  des  protecteurs  qu'il  s'était  choisis.  Le  peuple 
avait  été  châtié  dans  sa  fibre  la  plus  sensible,  l'instinct  de  liberté; 
le  roi  devait  être  frappé  dans  l'objet  des  traditions  les  plus  chères 
de  sa  famille,  dans  l'indépendance  de  sa  couronne. 

Le  règne  de  Charles -Félix,  commencé  par  la  négation  de  la 
liberté  des  citoyens,  finit  par  la  négation  de  l'autonomie  de  l'état, 


f92  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

et  ce  dernier  représentant  d'une  politique  surannée  acheva,  malgré 
lui-même,  de  poser  clairement  le  problème  national.  La  branche 
expirante,  confinée  dans  Tabsolutisme,  impuissante  à  s'allier  avec 
des  forces  neuves  qui  se  montraient  impérieuses  comme  la  destinée, 
s'offrait  d'elle-même,  par  un  sentiment  d'impuissance  complète,  à 
Tenglobement  autrichien.  Charles- FéHx,  à  bout  de  soutiens  moraux, 
mettait  ouvertement  son  ultima  ratio  dans  les  cinq  cent  mille  sol- 
dats de  l'empereur  :  c'était  purement  et  simplement  faire  acte  de  vas- 
salité. Une  phrase,  qui  est  devenue  banale  sans  cesser  d'être  une 
simple  et  vaine  phrase  :  La  liberté  ou  la  mort,  était  pour  les  états 
sardes  non  pas  l'expression  d'un  vœu,  mais  la  formule  rigoureuse 
d'une  alternative  à  laquelle  il  n'y  avait  plus  moyen  d'échapper. 
L'édifice  manquait  d'une  cohésion  que  des  renouvellemens  intérieurs 
eussent  pu  lui  rendre.  Le  prince,  par  cela  même  qu'il  aimait  mieux 
étayer  que  réparer,  se  chargeait  de  démontrer  le  vice  de  son  sys- 
tème. L'appui  précaire  des  baïonnettes  autrichiennes  assurait  un 
sursis  à  un  écroulement  probable  ;  mais  les  sursis,  en  retardant  l'exé- 
cution n'indiquent  pas  moins  que  la  condamnation  est  prononcée.  Le 
peuple  avait  laissé  le  roi  aller  jusqu'au  bout  dans  le  développement 
de  sa  théorie  insensée,  et,  comme  il  arrive  toujours  quand  la  donnée 
est  fausse,  le  résultat  n'avait  été  qu'une  réduction  à  l'absurde.  La 
logique  impitoyable  des  événemens  établissait  que  l'asservissement 
du  peuple  au  roi  entraînait  celui  du  roi  à  l'Autriche,  et  que  le  roi, 
pour  continuer  à  supprimer  la  nation,  était  forcé  de  se  supprimer 
lui-même,  en  un  mot,  —  immense  conquête  de  l'expérience!  — 
que  le  sort  du  souverain  est  solidaire  de  celui  du  peuple. 

Ces  vérités  devinrent  évidentes  aux  derniers  jours  du  vieux  roi, 
La  reine  Marie-Thérèse  d'Autriche,  veuve  de  Victor-Emmanuel  I", 
aidée  par  le  cabinet  de  Vienne,  porta  au  tribunal  de  la  sainte-al- 
liance la  question  de  l'existence  du  Piémont,  sauvé  jadis  des  intri- 
gues de  18U  par  l'honnêteté  d'Alexandre  I".  Elle  proposa  le  cou- 
ronnement, dans  la  cathédrale  de  Turin,  de  son  gendre  François  IV, 
duc  de  Modène,  ou  de  son  petit-fils,  le  jeune  archiduc  François  V. 
Une  demande  d'abolition  de  la  loi  salique  en  Piémont  fut  même  pro- 
posée au  congrès  de  Laybach  par  l'empereur  d'Autriche,  sans  qu'on 
8e  fût  inquiété  le  moins  du  monde  de  consulter  là-dessus  Charles- 
Félix.  Ces  projets  trouvaient  des  points  d'appui  à  l'intérieur  du 
royaume,  grâce  à  l'anéantissement  de  l'esprit  public,  réalisé  par 
un  absolutisme  écrasant.  La  compagnie  de  Jésus  leur  prêtait  ses 
renforts  d'ouvriers  cachés,  habiles  et  laborieux,  et  de  puissantes 
considérations  religieuses  vinrent  prêter  main-forte  à  la  coalition 
domestique  qui  se  pressait  autour  du  roi  mourant.  Au  fond,  les  pré-  ; 
tentions  élevées  par  les  ennemis  de  la  monarchie  étaient  une  suite 
logique  du  système  adopté  par  la  branche  aînée  depuis  la  restaura- 


F 


LA   MONARCHIE   REPRESENTATIVE  EN   ITALIE.  183 


tion,  et  c'est  par  là  que  l'abaissement  excessif  de  Charles-Félix  ser- 
vit à  relever  la  royauté  en  elle-même,  et  à  guider  le  prince  qui  allait 
^en  être  le  dépositaire  dans  des  voies  plus  équitables  et  plus  sensées. 
)i  en  effet  l'on  voulait  persister  dans  l'inhumaine  et  immorale  pra- 
tique du  despotisme,  un  archiduc,  soutenu  par  Vienne,  pouvait  seul 
jtre  assez  fort  pour  continuer  le  buon  governo,  déjouer  les  menées 
les  républicains,  étouffer  la  révolution.  On  craignit  un  instant  que 
le  roi,  affaibli  par  l'âge  et  la  maladie,  ne  cédât  aux  obsessions  qui 
Tassiégeaient.  La  monarchie  parut  perdue;  mais  l'indolent  et  sen- 
mel  Charles-Félix  avait  encore  l'instinct  de  sa  race.  Il  était  d'ail- 
leurs honnête  homme.  Selon  lui,  si  c'était  une  folie  d'accorder  une 
constitution,  c'était  un  crime  de  la  violer  une  fois  qu'elle  était  ac- 
ïordée,  et  il  ne  pardonnait  pas  à  Charles  X  les  ordonnances  de 
juillet  1830.  Au  moment  de  mourir,  il  fit  son  devoir  :  Charles-Albert, 
le  compromis,  le  suspect,  le  banni,  fut  appelé  auprès  du  roi,  qui, 
iprès  un  long  entretien,  le  désigna  comme  son  successeur. 

Toute  cette  période  historique  peut  se  résumer  en  quelques 
ignés.  Par  une  coïncidence  qui  n'est  peut-être  pas  fortuite,  les 
mtiques  institutions  de  la  monarchie  et  la  vieille  branche  aînée  de 
|la  maison  de  Savoie  se  trouvent  usées  en  même  temps.  Un  Carignan, 
îomme  ailleurs  les  princes  d'Orléans,  rejeton  d'une  branche  colla- 
térale, grandit  à  l'école  de  l'exil;  le  peuple  puise  dans  sa  longue 
souffrance  une  sévère  éducation,  et  pendant  ce  temps  la  dynastie 
.€t  le  régime  ancien  s'aident  l'un  l'autre  à  mourir.  La  liberté  inté- 
rieure et  l'indépendance  nationale  s'établissent  en  principe,  et  tan- 
dis que  l'Autriche  et  Charles-Félix  s'unissent  pour  combattre  ces 
-nouvelles  idées,  on  peut  déjà  entrevoir  leur  incarnation,  pour  ainsi 
dire,  dans  un  roi  et  dans  un  peuple  nouveaux. 

IL 

Au  printemps  de  1831,  Charles- Albert  est  roi.  Le  prince  repré- 
sente l'esprit  national  :  qu'un  seul  mot  soit  prononcé,  et  de  grands 
|ours  commencent;  mais  ce  mot,  le  roi  hésite  dix-sept  ans  à  le  dire. 
Pourquoi  ce  long  parjure  apparent,  cette  défaillance  d'une  volonté 
jusqu'alors  constante?  Et  pourquoi  en  1848  cette  subite  déclaration 
le  guerre  et  de  principes? 

Lié  par  des  engagemens  antérieurs  à  la  cause  libérale  de  1821, 
plein  de  désirs  d'agrandissement  et  d'ambition  guerrière,  Charles- 
Albert  avait  cru  pouvoir,  à  son  avènement,  opérer  une  fusion  entre 
deux  intérêts  solidaires,  l'indépendance  et  la  liberté  ;  d'autre  part, 
^entre  deux  puissances  également  solidaires,  la  souveraineté  et  le 
jeuple.  Un  seul  ennemi,  l'Autriche,  restant  alors  à  la  frontière,  il 
lui  semblait  que  la  réalisation  de  ses  projets  ne  serait  plus  qu'une 


|8i|  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

aflaire  de  temps  et  d'occasion.  Il  avait  compté  sans  Rome,  ralliée 
par  Vienne  au  système  du  statu  quo.  Rome  l'arrêta  court.  Par  quels 
moyens?  Le  mot  de  l'énigme  est  dans  la  question  ecclésiastique, 
qu'il  faut  aborder  avec  conscience  et  gravité,  en  suivant  pas  à  pas 
Balbo,  ce  catholique  sans  reproche. 

César  Balbo,  après  un  séjour  de  cinq  ans  en  France,  revint  à 
Turin  en  1826;  il  fit  paraître  en  1S29  un  petit  volume  intitulé 
Quattro  novelle  contate  da  un  maestro  di  scuola;  en  1830,  il  publia 
une  histoire  d'Italie,  moins  bonne  que  ses  ouvrages  postérieurs  sur 
le  même  sujet,  et  un  essai  de  traduction  des  Annales ,  puis  des  His- 
toires de  Tacite.  Vers  la  même  époque,  il  étudia  la  philosophie  de 
M.  Cousin,  et  se  prit  de  passion  pour  elle  (1).  A  l'avènement  de 
Charles-Albert,  il  était  prêt  à  agir  et  à  quitter  ses  occupations  litté- 
raires, consolation  de  son  exil  et  de  sa  disgrâce.  Le  25  mai  1830,  le 
comte  Prosper  Balbo  remit  au  roi  une  note  où  son  fils  exposait  quel- 
ques idées  sur  le  conseil  d'état  de  Napoléon  :  deux  mois  plus  tard, 
un  conseil  d'état  fut  institué  par  édit  royal.  Le  comte  Prosper  en 
fit  partie  comme  président  d'une  section.  César  aspirait  aux  fonc- 
tions de  secrétaire,  lesquelles,  disait-il,  le  dispensant  d'émettre  ses 
opinions,  ne  présentaient  aucun  danger;  mais  on  connaissait  son 
caractère  vif  et  entreprenant  :  il  fut  écarté.  La  vie  publique  lui  étant 
interdite,  il  retourna  à  ses  méditations  et  à  son  travail  solitaire. 
L'heureuse  injustice  dont  il  fut  victime  donna  à  l'Italie  les  Speranze. 
11  faut  recourir  à  son  propre  témoignage  dans  l'examen  de  cette 
période  peu  connue,  et  prendre  pour  guide  un  livre  écrit  par  lui  à 
une  époque  plus  favorable  aux  sincérités  de  sa  plume. 

En  1853,  le  calme  régnant  de  toutes  parts  dans  les  travaux  pros- 
pères du  pays,  ora  che  il  vento,  came  fa,  si  tace,  disait-il  avec  Dante, 
Balbo  exposait,  dans  son  Discorso  sulle  Rivoluzioni,  sa  théorie  du 
développement  politique  des  nations.  Selon  lui,  il  y  a  et  il  y  aura 
toujours  des  révolutions  sous  toutes  les  formes  de  gouveinement. 
11  est  insensé  de  se  plaindre  de  la  violence  des  bouleversemens  ac- 
tuels, car  plus  on  remonte  dans  l'histoire,  plus  on  trouve  que  les 
commotions  sont  fréquentes  et  meurtrières.  La  civilisation,  à  cet 
égard,  exerce  deux  influences  :  dans  les  masses,  elle  active  les  sen- 
timens  bons  ou  mauvais,  et,  créant  sans  cesse  de  nouveaux  besoins, 
fait  surgir  perpétuellement  de  nouvelles  causes  de  révolutions, 
tandis  qu'entre  les  mains  des  classes  supérieures,  elle  accroît  les 

(I)  C«Uo  patsiun  fut  «i  vive  chez  l'inconstant  (écrivain,  qu'il  entreprit  alors  quatorze 
ouvnifn  philOMphiques  sariR  les  terminer.  L'un  d'eux  portait  cette;  dt^icace  :  «  A  Victor 
Couiin,  le  plut  grand  philosophe  du  siècle,  cet  écrit  est  dédié  par^l'anii  d'un  de  ses 
•«i^^j^L^I  commuo  éult  ce  Santorre  di  Stuita-Rosa  qui  fut  exilé  du  Piémont  à  cause 
•»  «véoenieos  d«  ISSi,  et  dont  M.  Cousin  a  éloquemment  raconté  la  vie  dans  la  Revue 
^  Dmm  MmdM  in  !«  Mars  iS40. 


LA   MONARCHIE   REPRESENTATIVE    EN    ITALIE.  185 

moyens,  ressources  et  forces  pacifiques  de  gouvernement.  Ces  deux 
^Tjuissances,  augmentées  ainsi  par  elle  en  progression  indéfinie,  la 
l^fcvilisation  chrétienne  les  modifie  pour  les  faire  cheminer  d'accord, 
^^et  imprime  peu  à  peu  à  leurs  manifestations  le  caractère  de  conti- 
nuité, d'enchaînement,  de  transition  insensible,  qui  est  le  propre 
s  opérations  de  la  nature.  L'âme  essentiellement  révolutionnaire 
l'humanité,  ramenée  ainsi  des  convulsions  brusques  de  son  es- 
nce  libre  à  l'harmonie  nécessaire  des  lois  universelles,  renonce 
abord  aux  insurrections  tumultueuses,  pour  agir  par  conjurations 
associations  secrètes,  et  passe  ainsi  du  combat  grossier  à  la  lutte 
mbinée,  de  l'instinct  de  destruction  à  la  tactique;  puis  ce  dernier 
oyen  devenant  lui-même  indigne  de  la  majestueuse  unité  d'opé- 
tion  à  laquelle  tend  tout  organisme,  les  sociétés  arrivent,  par  une 
rte  de  coalition  entre  toutes  les  forces  vives  qu'elles  contiennent,  à 
un  incessant  travail  de  réformes,  à  une  culture  persévérante  de  ce 

Iui  croît  et  sert,  à  une  élimination  infatigable  de  ce  qui  nuit  et  doit 
lourir. 
Sans  porter  la  discussion  sur  l'application  historique  de  cette 
lée  philosophique,  nous  pouvons,  nous  plaçant  au  point  de  vue 
de  César  Balbo,  nous  regarder  comme  engagés  dans  la  deuxième 
période  de  cette  série ,  et  si  l'on  convient  que  nulle  chose  ayant 
vécu  ne  disparaît  totalement,  et  que  la  guerre  et  l'insurrection  ne 
feront  que  devenir  de  plus  en  plus  rares,  nous  admettrons  sans  diffi- 
'     culte  que  les  nombreuses  sociétés  secrètes  qui  se  sont  répandues  en 
Europe  depuis  un  siècle  sont  des  symptômes  isolés  de  l'état  d'asso- 
ciation universelle  où  tendent  actuellement  tous  les  désirs.  Ce  qui 
est  propre  d'ailleurs  à  éclaircir  la  question  spéciale  dont  nous  nous 
'     occupons,  c'est  que  cette  triple  vue,  rapportée  par  Balbo  aux  grandes 
époques  de  l'histoire  universelle,  répond  parfaitement  aux  trois  dates 
l^^ractéristiques  de  l'histoire  piémontaise  depuis  la  restauration  : 
m{821,  l'insurrection;  1831,  les  sociétés  secrètes;  1848  enfin,  qui 
ouvre  cette  ère  indéfinie  de  réformes  et  de  progrès  tranquilles  que 

I^^année  1688  a  inaugurée  en  Angleterrre. 
^m  L'écrivain  des  Rivoluzioni,  parvenu  à  l'âge  où  les  théories  sont 
^laites  de  souvenirs,  reste,  à  son  insu,  national  avant  toute  chose, 

i^^ême  en  ce  sujet  si  général.  Il  n'est  pas  préoccupé  des  soulève- 
^Kens  et  des  batailles  des  rues  ;  cette  forme  de  l'éternelle  révolution, 
^la  plus  funeste  à  son  sens,  n'est  pourtant  pas  celle  qui  frappe  le 
plus  son  esprit.  C'est  que  la  dynastie  et  le  peuple  se  sont  entendus 
en  Piémont,  et  que  les  dissensions  ayant  disparu,  il  n'éprouve  nul 
besoin  de  protester  contre  des  discordes  qui  sont  d'un  autre  âge.  Il 
déclare  brièvement  que  l'émeute  est  une  grave  faute  et  passe  outre. 
C'est  vers  1831,  vers  l'époque  des  conjurations,  que  ses  inquié- 
tudes se  portent  surtout.  Ce  deuxième  moyen  d'attaque  contre  l'or- 


480  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

dre  établi  Tirrite  et  l'impatiente  singulièrement.  Ce  qu'il  renie,  ce 
n*est  pas  toujours  le  motif,  le  but  des  sociétés  clandestines  :  «  Les 
bons,  dit-il,  acceptent  l'idée,  mais  non  la  secte;  »  c'est  contre  leur 
méthode  d'action  qu'il  s'élève  avec  force.  11  l'accuse  d'être  de  toutes 
la  plus  contraire  à  la  civilisation.  En  le  prenant  au  mot  dans  la  co- 
lère qu'il  montre  contre  ces  associations,  on  dirait,  et  son  Discorso 
tout  entier  donne  positivement  le  droit  de  dire  qu'il  leur  préfère  le 
soldat  révolté,  l'étudiant  en  armes  qu'il  a  vu  sabrer  en  1821.  Il 
aimerait  mieux  l'ouvrier  insurgé,  avec  sa  blouse  et  son  fusil,  si  le 
Piémont  avait  des  prolétaires.  Il  se  refuse,  quant  à  lui,  à  toute  affi- 
liation; il  se  défend,  malgré  les  instances  de  ses  amis,  d'entrer  dans 
l'inoffensive  société  des  francs-maçons,  dans  les  carbonari,  dans  la 
société  catholique;  les  sociétés  secrètes,  religieuses  ou  non,  lui  ré- 
pugnent, et  dans  les  derniers  jours  de  sa  carrière,  jours  de  repos 
bien  gagné,  il  trouve  encore  dans  son  cœur  bienveillant  une  ani- 
mosité  acharnée  à  les  poursuivre. 

C'est  qu'en  1853  les  vices  de  1831,  répudiés  par  un  gouverne- 
ment ami  de  la  publicité,  se  propageaient  encore  dans  deux  partis 
restés  hostiles  au  nouveau  régime,  l'un  par  exaltation,  l'autre  par 
ignorance;  c'est  que  Balbo,  témoin  des  manœuvres  de  Mazzini  et  de 
celles  d'une  partie  du  clergé,  déplorait  une  opposition  qui  se  tra- 
duisait d'une  façon  aussi  pernicieuse.  De  ces  deux  dangers,  celui  qui 
désolait  le  plus  cet  homme  de  religion  et  de  liberté,  ce  n'était  pas, 
on  le  voit  clairement  dans  ses  écrits,  l'utopie  des  sectaires  enthou- 
siastes de  la  Jeune-Ilalie,  mais  la  politique  sournoise  qui  s'abritait 
sous  le  manteau  de  l'église.  La  cause' de  cette  plaie  du  catholicisme 
était  d'ailleurs  tout  entière  à  ses  yeux  dans  le  fait  qui  domine  toute 
l'histoire  de  Charles-Albert  :  l'inspiration  exclusive  du  pape  par 
l'Autriche,  la  tutelle  de  Vienne  sur  Rome. 

L'Autriche  n'a  pu  réaliser  qu'avec  Rome  son  projet  de  ligue  aus- 
tro-italienne, conçu  sous  la  restauration.  Les  deux  autres  puissances 
sérieuses  de  l'Italie  n'en  veulent  pas.  Le  roi  de  ^^aples  tient  à  être 
maître  chez  lui,  et  le  roi  de  Sardaigne  n'a  plus  d'illusions  sur  la 
portée  de  semblables  oiïres.  Mais  Rome,  qu'on  tient  matériellement 
par  les  Légations  et  moralement  par  je  ne  sais  quelle  aversion  contre 
l'esprit  moderne,  Rome  s'est  donnée,  et  par  elle  Vienne  agit  sur 
Turin.  Dès  lors  Charles -Albert,  efiVayé  de  l'obstacle  sacré  qu'on 
oppose  à  ses  légitimes  tendances,  ne  peut,  n'ose  plus  rien.  Le  peuple 
et  lui  sont  d'accord,  mais  ils  sont  paralysés  par  un  veto  ecclésias- 
tique dicté  par  l'empereur.  Les  jésuites,  milice  souvent  compro- 
mettante de  la  papauté,  travaillent  à  l'œuvre  sainte  contre  la  révo- 
lution. Charles-Albert  les  déteste,  et  César  Balbo  leur  écrit  :  «  Ou 
vous  changerez  votre  société  en  devenant  des  religieux  semblables 
aux  autres,  ou  bien,  en  demeurant  attachés  à  votre  vieille  politique, 


LA    MONARCHIE   REPRÉSENTATIVE    EN    ITALIE.  187 

non-seulement  vous  continuerez  à  être  persécutés  de  tous,  ce  qui 
vous  importe  peu,  mais  vous  ne  servirez  de  rien  à  votre  siècle.  »  Il 
s'agissait  bien  de  servir  le  siècle!  Les  jésuites  s'en  tiennent  à  leur 
sint  ut  sunty  aut  non  sint.  Comme  il  faut  toujours  combattre  à  armes 
égales,  on  ne  peut  leur  résister  qu'en  s'organisant  aussi  en  sociétés 
secrètes  :  ces  sociétés  se  forment,  s'étendent,  se  multiplient.  Obscu- 
rite  contre  obscurité  ;  c'est,  selon  Balbo,  ce  qui  arrive  toujours,  de 
même  que  les  deux  pôles  d'une  pile  se  correspondent  en  forces 
égales.  Et  après  18/i8,  que  la  lumière  se  fasse  dans  le  gouverne- 
ment, que  les  conspirations  démocratiques  abandonnent  même  la 
partie,  les  agens  de  la  ligue  austro-romaine  ne  cesseront  pas  pour 

!  autant  de  remuer  sous  terre,  parce  que  c'est  d'eux  que  vient  l'ini- 
tiative des  dissimulations.  Ils  ne  subissent  pas  cet  équilibre  de  dé- 
guisemens  politiques  dont  parle  Balbo  avec  amertume  ;  ils  le  pro- 
voquent, et  lui  survivront.  «  Ces  gens-là,  disait  M.  de  Maistre,  vont 
toujours  per  cuniculos,  » 

Il  est  inutile  de  faire  remarquer  qu'en  tout  ceci  il  s'agit  non  pas 
de  religion,  mais  de  politique.  Nous  ne  mettons  pas  même  en  cause 
la  personne  du  saint  père,  toujours  vénérable  et  vénérée.  On  con- 
naît trop  bien  les  influences  dont  il  est  entouré  pour  lui  faire  le 
moindre  reproche.  On  sait  qu'en  18/|7,  alors  que  la  diplomatie  au- 
trichienne ne  le  dominait  plus,  et  que  M.  de  Rossi  l'engageait,  au 

^  nom  de  la  France,  à  consolider  son  gouvernement  par  de  sages  ré- 
formes, il  rencontra,  comme  Charles-Albert,  dans  ses  hauts  fonc- 
tionnaires une  opposition  qui  causa  bien  des  malheurs,  en  empê- 
chant que  des  mesures  salutaires  fussent  prises  à  temps.  La  cour 

,  romaine,  oligarchie  où  le  pape  n'a  pas  toujours  le  dessus,  se  con- 
forme à  sa  tradition.  Il  est  naturel  qu'elle  s'attache  aux  vestiges  du 
moyen  âge  qu'elle  découvre  encore  dans  l'Europe  moderne.  Tant 
que  Charles  X  est  sur  le  trône,  les  congrégations  qui  florissent  en 
France  peuvent  faire  croire  à  Léon  XII  que  les  temps  de  saint  Louis 
sont  revenus;  mais,  depuis  la  révolution  de  juillet,  l'Autriche  do- 
mine seule  dans  les  conseils  du  Vatican,  parce  qu'elle  seule  repré- 
sente encore  en  Europe  l'infaillibilité  temporelle  de  la  souveraineté 
féodale,  en  regard  de  l'infaillibilité  spirituelle  du  saint  père.  L'al- 
liance vient  de  l'affinité.  Il  le  faut  dire  pour  l'honneur  du  saint-siége  : 
la  pression  exercée  sur  les  Légations  n'est  pas  ce  qui  le  détermine  ; 
les  Français  pourront  s'installer  à  Ancône,  à  Civita-Vecchia,  à  Rome 
même,  sans  obtenir  la  prépondérance.  La  France,  c'est  Voltaire, 
c'est  Napoléon,  c'est  Louis-Philippe,  toujours  la  révolution,  qui  ne 

I  s'apaise  de  plus  en  plus  que  parce  qu'elle  est  de  plus  en  plus  vic- 
torieuse. La  COUP  de  Rome  ne  croit  donc  pas  à  la  France;  elle  ne 

,     peut,  elle  ne  doit  pas  croire  en  elle.  M.  de  Metternich  a  quelque  rai- 

Rn  quand  il  montre  au  pontife  inquiet,  h  la  suite  de  la  liberté  popu- 


fgg  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

laire,  la  liberté  de  conscience,  le  libre  examen,  le  protestantisme, 
puis  le  déisme,  —  quoi  encore?  —  le  socialisme!  Hors  de  l'Autriche, 
pas  de  consolation  efficace  pour  le  pape  ;  ses  invocations  aux  autres 
puissances  ne  sont  plus  qu'une  longue  et  stérile  lamentation  :  l'on 
connaît  le  style  inimitable  des  chancelleries  romaines.  La  trêve  con- 
clue sur  le  terrain  neutre  du  gallicanisme  commence  à  peser  au 
saint-siége  ;  des  concordats  autrichiens  lui  ont  persuadé  que  le  con- 
cordat de  1801  est  une  dérogation  à  ses  droits,  et,  non  content  de 
refuser  au  Piémont  des  concessions  pareilles  à  celles  que  le  premier 
consul  savait  obtenir,  il  ne  déguise  même  plus  la  peine  qu'il  ressent 
de  les  voir  maintenues  en  France.  A  mesure  que  ces  deux  pays  pro- 
gressent, la  cour  de  Rome  se  réfugie  de  plus  en  plus  dans  le  passé, 
et,  pour  tout  dire,  cette  résistance  trop  souvent  revêt  des  formes 
effacées,  cauteleuses,  fuyantes,  propres  à  un  corps  auquel  le  senti- 
ment commun  interdit,  à  cause  de  son  caractère  sacré,  les  princi- 
pales fonctions  viriles. 

Toute  cette  fâcheuse  ligne  de  conduite  est-elle  donc  imposée,  in- 
fligée, prescrite  au  pape  par  l'Autriche,  et  la  quitterait- il  si  cette 
tyrannie  regrettable  venait  à  être  secouée?  —  Oui,  répondait  Balbo, 
à  qui  le  pontificat  de  Pie  IX  devait  donner  raison  pour  quelques  in- 
stans.  De  cette  croyance  naquit  son  principe  :  «  Avant  toute  chose, 
avant  la  liberté,  l'indépendance!  Porro  unum  est  necessarium.  » 

Comprend-on  maintenant  la  répulsion  que  César  Balbo  témoigne 
contre  les  sociétés  secrètes,  par  lesquelles  l'Autriche,  puissance  bien 
plus  redoutable  que  les  factions  démocratiques,  a  pied  dans  la  place 
et  voix  dans  le  conseil?  Comprend-on  ses  protestations  en  1853,  au 
Dom  de  la  dignité  humaine,  contre  les  ouvriers  de  ténèbres  qui  ont 
besoin  de  masques  et  de  souterrains,  même  sous  un  régime  de 
liberté?  Ce  qu'il  maudit,  c'est  le  secret,  le  silence,  le  mystère,  l'affi- 
liation clandestine  —  par  conjuration  ou  par  congrégation,  —  le 
segretume  enfin,  mot  haï  qui  revient  souvent  sous  cette  noble  plume 
courroucée.  Aussi  quelle  joie  fervente  le  transporte  lorsqu'en  1848 
son  roi  aimé,  l'objet  de  son  espérance  longtemps  déçue,  se  découvre 
le  front  et  se  montre  devant  Dieu  et  devant  les  hommes  dans  les  sen- 
timens  ouverts  de  sa  jeune  conscience  d'autrefois.  «  E  causa  persa, 
8*écrie-t-il  alors,  quella  del  segreto  governalivo ,  oramai.  E  tanto 
meglio^  anche  pe'  governi,  che  sia  persa  (1)!  Et  quel  profond  regret 
dans  les  paroles  suivantes,  écrites  peu  de  jours  avant  sa  mort,  prière 
ftuprôme  d'un.catholique  fidèle  au  chef  de  sa  religion  : 

«  Let  tociét^  secrètes  naquirent  et  s'accrurent  sous  Tabsolutisme;  elles 
■MNiiTODt  sinon  aux  premières  tempêtes  qui  nous  attendent,  du  moins  et  à 

(1)  «C'flM  UM  c«UM  perdue  déMmiais  que  celle  du  secret  gouvernemental.  Et  tant 
—     '  -jiBf  ifg  yiifiUMmjm^  qu'elle  soit  perdue.  » 


LA    MONARCHIE    REPRESENTATIVE    EN   ITALIE.  189 

coup  sûr  quand  régnera  tranquille  et  universel  le  souffle,  l'atmosphère  de 
la  liberté...  On  entend  bien  que  cela  n'arrivera  pas  et  ne  peut  arriver  dans 
les  pays  sous  les  gouvernemens  infortunés  qui  s'obstinent  à  proscrire  la  li- 
berté et  la  publicité,  et  qui,  préoccupés  des  dangers  qu'elles  présentent,  pré- 
fèrent s'en  tenir  à  la  voie  bien  plus  périlleuse  de  l'absolutisme.  Dans  de  tels 
pays,  il  m'est  douloureux  de  le  dire  pour  ceux  d'Italie,  pour  l'un  d'eux  sur- 
tout qui  intéresse  plus  que  tout  autre  l'Italie,  l'Europe,  la  chrétienté  civi- 
!  lisée,  dans  de  tels  pays  le  danger  des  sociétés  secrètes  devient  et  deviendra 
d'autant  plus  grand  que  chassées  de  plus  en  plus  du  reste  du  monde,  elles 
seront  réduites  à  se  réfugier  là,  à  y  concentrer  leurs  efforts.  Que  Dieu  sauve 
Rome  et  l'Italie  (1).  » 

§  Voilà  ce  que  pense  ou  plutôt  ce  que  sent  Balbo  en  voyant  le  roi 
is  au  secret,  lié,  captif.  Suivons  maintenant  Charles -Albert  dans 
tte  triste  et  humiliante  existence  qu'on  lui  fait. 
Il  est  facile  de  conjecturer,  d'après  ce  qui  a  été  révélé  sur  ce 
règne  étrange,  quelles  furent  les  recommandations  dernières  dont 
Charles-Félix  avait  accompagné  le  legs  de  sa  couronne.  Le  vieux  roi 
dut  lui  dire  à  peu  près  ceci  :  «  Vous  n'êtes  pas  assez  forts,  vous  et 
vos  anciens  amis,  pour  déclarer  la  guerre  à  l'Autriche  et  pour  orga- 
|H|^er  un  régime  constitutionnel.  Rome  s'oppose  autant  à  la  liberté 
'^Çie  l'Autriche  à  l'indépendance,  et  ces  deux  obstacles  s' étant  unis, 
un  pacte  étant  conclu  entre  eux,  vous  ne  pouvez  actuellement  en 
attaquer  un  de  front  sans  attaquer  aussi  l'autre,  ce  qui  serait  in- 
î    sensé.  Pourrez-vous  un  jour  séparer  de  ce  débat  la  question  re- 
ligieuse, à  laquelle  vos  intérêts  et  vos  devoirs  vous  défendent  de 
toucher?  C'est  votre  affaire.  Pour  le  moment,  ne  vous   éloignez 
point  trop  de  la  politique  que  j'ai  suivie,  et  soyez  prudent,  ou  vous 
'    êtes  perdu.  »  Il  ne  fallait  pas  songer  en  effet  à  entrer  en  campagne 
ij    contre  deux  adversaires  dont  l'un,  posté  dès  longtemps  en  vedette, 
mais  inopinément  intervenu  comme  corps  d'armée  principal,  dis- 
posait de  presque  toute  la  nation  officielle,  de  presque  toutes  les 
influences  en  place.  Le  parti  libéral,  qui  était  faible,  désorganisé,  di- 
visé, défiant,  exclu  depuis  longtemps  des  fonctions  publiques,  n'était 
I^Bis  un  auxiliaire  suffisant.  Le  roi,  fidèle  malgré  tout,  chercha  du 
^^cours  à  l'étranger,  et  demanda  au  roi  Louis-Philippe  s'il  pouvait 
compter,  en  accordant  une  constitution,  sur  l'aide  des  armes  fran- 
çaises en  cas  d'agression  de  la  part  de  l'Autriche  mécontente.  Le  gou- 
Iîrnement  de  juillet,  qui  se  préparait  précisément  à  l'expédition 
(1)  Délie  Rivoluziom,  c.  vi.  —  Balbo  néanmoins  avait  déjà  rendu  justice  au  gouver- 
ment  piémontais  pour  sa  bonne  volonté  à  l'égard  des  recherches  historiques ,  qui  ne 
peuvent  être  consciencieuses  ni  complètes  si  on  ne  consulte  les  documens  originaux. 
On  lit  dans  la  Vita  di  Dante,  écrite  en  1838  :  «  Quand  imitera-t-on  à  Florence  l'exempie 
donné  à  Turin  de  faire  imprimer  les  pièces  originales  des  archives  nationales?  Le  Pié- 
mont, qui  était  moins  favorisé  que  personne  sous  ce  rapport  au  temps  de  Muratori 
l'est  maintenant  au  plus  haut  degré,  grâce  à  son  roi.  » 


190  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

d'Ancône,  ne  s'engagea  à  rien.  Charles- Albert  fit  quelques  efforts 
pour  réformer  des  abus;  on  éluda  ses  ordres.  Il  fut  accablé  de  re- 
montrances par  toutes  les  notabilités  du  règne  précédent;  il  dut  su- 
bir ces  personnages,  ne  pouvant  faire  table  rase  de  tous  les  fonc- 
tionnaires de  l'état.  On  avait  inventé  une  chose  fabuleuse,  l'opposition 
des  bureaux.  Chaque  idée  généreuse  du  roi  passait  à  la  censure  des 
offices  ministériels,  et  en  sortait  mutilée  ou  anéantie.  En  1834,  un 
ministre  disait  publiquement  que  le  roi  était  un  coquin,  un  traître 
et  un  brigand,  mais  qu'heureusement  l'Autriche  ne  se  fiait  pointa 
lui,  et  pourrait  lui  faire  donner  une  correction  par  Radetzky.  M.  délia 
Margarita,  ministre  des  affaires  étrangères,  aujourd'hui  chef  de  la 
droite  au  parlement,  disait  et  faisait  dire  que  le  roi  était  un  carbo- 
naro,et  le  comte  Broglia,  ministre  à  Rome,  répétait  volontiers  qu'en- 
tre le  roi  et  M.  délia  Margarita  il  n'hésiterait  jamais,  en  cas  de  con- 
tradiction, à  préférer  les  ordres  de  ce  dernier.  —  Toute  la  diplomatie 
piémonlaise  appartenait  à  la  ligue  austro-romaine,  et  le  roi  n'était 
à  ses  yeux  qu'un  suspect. 

Ce  que  nous  avons  à  dire  ici  sort  tellement  de  la  vraisemblance, 
que  nous  craindrions  d'être  accusés  d'écrire  un  roman,  si  l'époque 
dont  il  s'agit  n'était  récente,  et  si  la  plupart  des  hommes  remar- 
quables qui  ont  gémi  de  ces  hontes  n'étaient  encore  vivans  et  tout 
prêts  à  nous  rendre  témoignage.  Ceux  qui  savent  combien  d'astuce, 
de  finesse,  d'habileté,  peuvent  acquérir  les  natures  italiennes, 
quand  les  jésuites  prennent  soin  de  les  assouplir,  ceux  qui  ont 
étudié  dans  l'Italie  contemporaine,  élevée  à  l'école  de  l'asservisse- 
ment, certaines  physionomies  qu'on  pourrait  désigner,  et  qui  ai- 
dent à  comprendre  Machiavel,  Alberoni  et  Mazarin,  ceux-là  seuls 
pourront  se  faire  une  idée  du  filet  qui  fut  jeté  sur  Charles-Albert,  et 
qu'il  n'aurait  jamais  rompu  sans  la  généreuse  initiative,  d'autres  se 
plaisent  à  dire  la  folie  de  Pie  IX.  Ce  serait  une  singulière  histoire  à 
écrire  que  celle  de  ce  malheureux  roi,  à  l'âme  chevaleresque  et 
pleine  de  religion,  dont  on  réussit  à  faire  une  sorte  de  Henri  III  mé- 
lancolique et  ennuyé,  de  Charles  IX  soucieux  et  farouche.  Le  com- 
mencement de  son  règne  fut  marqué  par  des  insurrections  de  libé- 
raux que  la  défection  de  leur  ancien  chef  poussait  de  l'imprécation 
à  la  révolte.  La  cour  de  Charles- Albert,  qui  savait  que  cette  défec- 
tîoQ  n'était  qu'apparente,  vit  qu'il  fallait  élever  entre  lui  et  ses  an- 
ciens amis  une  barrière  de  cadavres,  et  le  comte  de  Cimié  prononça 
ces  mémorables  paroles  :  «  Il  faut  lui  faire  tâter  du  sang,  ou  bien  il. 
nous  échappera.  »  Le  sang  fut  versé,  comme  on  le  désirait;  dès  lors 
le  roi  fut  en  proie  à  des  terreurs  soudaines,  à  d'inexplicables  effrois. 
See  remords,  tous  ses  contemporains  le  savent,  le  jetèrent  dans  un 
mysticifline  sombre,  dans  des  pratiques  d'expiation.  11  sortait  par- 
tob  de  son  oratoire  pour  se  livrer  à  des  distractions  passionnées. 


LA   MONARCHIE    REPEÉSENTATIYE    EN   ITALIE.  191 

in  exploita  cette  disposition  d'esprit  en  flattant  les  penchans  su- 
perstitieux de  son  imagination  malade.  Il  n'était  que  frappé,  on  le 
terrifia;  il  se  leva  autour  de  lui  une  armée  de  fantômes,  et  l'intrigue 
fantastique  qui  se  multiplia  dans  le  palais  rivalisa  avec  les  plus  folles 
inventions  du  drame  moderne  (1).  L'attitude  de  l'ennemi  était  ca- 
ressante; il  introduisait  sa  machine  de  guerre  cachée,  et  lorsqu'elle 
portait  coup,  il  semblait  que  ce  fût  un  coup  du  ciel.  Traqué  par  la  fé- 
rocité doucereuse  de  tourmenteurs  invisibles,  Charles- Albert,  la  tête 
perdue,  n'avait  pas  la  force  de  les  défier  ouvertement,  parce  que 
ses  hallucinations  avaient  un  caractère  conforme  aux  impressions 
religieuses  que  lui  apportaient  les  avis  directs  et  raisonnes  du  pape. 
On  comprend  que  cet  homme,  torturé  par  d'obsédantes  chimères, 
poursuivi  par  des  remords  que  les  argumens  théologiques  et  le  pré- 
texte de  la  raison  d'état  ne  calmaient  pas  entièrement,  poussé  à 
bout  par  l'Autriche,  qui  le  faisait  braver  par  M.  de  Schwarzenberg, 
aiguillonné  enfin  par  le  besoin  de  se  réhabiliter  aux  yeux  de  ses  an- 
ciens partisans  et  de  satisfaire  à  sa  conscience,  ait  appelé  avec  une 
ardeur  désespérée  l'heure  des  batailles.  Las  de  se  débattre,  il  avait 
hâte  de  se  soulager  par  le  combat;  il  aspirait  au  danger  en  pleine 
campagne,  aux  franches  attaques  du  canon;  il  avait  soif  de  la  com- 
pagnie des  rudes  soldats  qui  regardent  en  face;  il  était  avide  de 
sentir,  au  ïieu  des  revenans,  le  vent  des  boulets  dans  l'air.  Si  l'Au- 
triche n'avait  eu  à  sa  disposition,  pour  maîtriser  Charles -Albert, 
que  les  insolences  de  son  envoyé,  qui  le  firent  mettre  une  fois  à  la 
porte  par  le  roi  exaspéré,  les  trahisons  de  quelques  fonctionnaires 
hardis  à  négliger  les  ordres  du  roi,  les  désobéissances  ouvertes  des 
ministres  sardes  en  Suisse  et  en  Toscane,  et  les  relations  très  par- 
ticulières qu'elle  entretenait  avec  la  plupart  des  ministres  d'état  (il 
faut  en  excepter  quelques  hommes  irréprochables,  comme  le  mar- 

(1)  Les  personnes  qui  ont  vécu  à  la  cour  de  Charles-Albert  ont  recueilli  sur  les  menées 
auxquelles  il  fut  en  butte  de  bien  étranges  détails.  Voici,  entre  autres,  un  trait  que  nous 
tenons  de  bonne  source.  Unghomme  de  sens  et  de  cœur,  alors  ministre  de  la  guerre,  était 
en  conférence  avec  le  roi,  lorsque  plusieurs  coups  furent  frappés  derrière  une  tenture 
de  la  salle  où  ils  étaient.  Le  roi  pâlit.  «  Ce  {n'est  rien,  sire,  dit  M.  de  ***;  on  travaille 
quelque  part  sans  doute.  —  Vous  n'êtes  pas  religieux,  vous!  »  répliqua  le  roi  d'un  air 
sombre  et  préoccupé.  L'entretien  fut  repris.  Au  bout  de  quelques  instans,  le  bruit  recom- 
mença. Le  roi  pâlit  de  nouveau,  se  prit  à  trembler,  et,  quittant  le  ministre  interdit,  alla 
s'agenouiller  devant  fun  crucifix  placé  dans  un  cabinet  voisin.  —  Des  personnages  inté- 
ressés à  affaiblir  le  caractère  du  malheureux  prince  lui  avaient  persuadé  que  la  reine 
Clotilde,  femme  de  Charles-Emmanuel  IV,  morte  à  Naples  en  odeur  de  sainteté,  revenait 
de  temps  à  autre  dans  le'palais.  Souvent  en  effet  une  voix  mystérieuse,  partant  d'un  coin 
où  l'on  iio,  voyait  personne,  dictait  au  roi  atterré  ce  qu'il  avait  à  faire.  L'esprit  semait 
sur  son  passage  des  morceaux  d'étoffe  que  le  roi  portait  comme  des  reliques  ou  des 
amulettes,  et[ faisait  porter  à  son  entourage.  On  finit  par  découvrir  le  secret  de  cette  fan- 
tasmagorie dans  je  ne  sais  quelle  misérable  entente  d'un  valet  ventriloque  avec  une 
femme  de  chambre  soudoyée. 


i 


192  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

quis  de  Villamarina),  elle  n'eût  pas  réussi  peut-être  à  abattre  cette 
âme  fière  et  sensible  à  l'outrage,  et  la  dignité  nationale  eût  été 
plus  tôt  vengée;  mais  l'élément  redoutable  qui  vint  renforcer  cette 
tactique,  et  poursuivre  le  prince  catholique  jusque  dans  ses  prières 
de  chaque  jour,  eut  raison  enfin  de  ses  tentatives  de  résistance.  Char- 
les-Albert était  de  ces  natures  faibles  qui  s'élèvent  à  l'héroïsme  dans 
le  danger  et  cherchent  les  entreprises  éclatantes,  mais  qui  manquent 
de  ce  qu'on  pourrait  appeler  l'énergie  domestique.  L'antagoniste  in- 
saisissable qui  vivait  côte  à  côte  avec  le  roi  lui  fit  perdre  courage. 
Atteint  de  prostration  en  présence  de  la  coalition  intérieure  qui  le 
cernait,  il  eut  des  afiaissemens,  des  vertiges,  des  défaillances.  Trop 
dépourvu  de  résolution  pour  se  dégager  de  la  persécution  officieuse 
où  il  était  enveloppé,  il  se  confia  aux  hasards  de  l'avenir.  Des  mé- 
dailles qu'il  fit  frapper  alors  portent  cette  devise  :  «  J'attends  mon 
astre.  » 

Eh  bien!  sous  cette  formidable  pression,  Charles-Albert  reste  en- 
core si  fidèle  aux  principes  de  sa  jeunesse,  qu'il  faut  l'admirer  au- 
tant que  le  plaindre,  et  rendre  hommage  à  la  pureté  de  cette  con- 
science si  douloureusement  troublée.  Loin  de  l'accuser  de  duplicité 
ou  d'ambition  calculée,  comme  l'ont  fait  des  écrivains  qui  ne  pou- 
vaient avoir  connaissance  de  sa  vie  intime,  il  faut  lui  savoir  gré  de 
ce  qu'il  a  tenté  de  faire,  de  ce  qu'il  a  fait  dans  ses  rares  momens  de 
liberté.  Inquiet,  perplexe,  vivant,  —  comme  il  le  dit  avec  amertume 
au  duc  d'Aumale,  —  entre  le  poignard  des  carbonari  et  le  chocolat  des 
jésuites,  l'infortuné  prince  n'en  travaille  pas  moins,  autant  que  l'in- 
subordination des  employés  le  lui  permet,  à  l'unité  de  son  royaume; 
il  groupe  plus  étroitement  les  provinces  autour  de  lui  en  simplifiant 
l'administration;  il  sépare  des  deniers  de  l'état  ses  revenus  particu- 
liers, et  exige  une  économie  rigoureuse  dans  sa  maison  et  dans  les 
finances  publiques.  Il  fonde  et  enrichit  des  bibliothèques,  encourage 
les  arts,  reçoit  les  étrangers  illustres  qui  passent  à  Turin.  Pour  élu- 
der les  prescriptions  de  l'étiquette  sans  froisser  quelques  nullités  cha- 
touilleuses qui  se  montraient  jalouses,  faute  d'autre  illustration  his- 
torique ou  personnelle,  du  droit  d'aller  à  la  cour,  il  fonde  l'ordre  du 
mérite  civil,  qui  y  fait  admettre  ceux  que  leur  défaut  de  noblesse  en 
eût  exclus.  D'autres,  nobles  comme  le  roi,  intelligences  exception- 
nelles, non-seulement  dans  cette  sotte  caste,  mais  dans  l'élite  de  l'Ita- 
lie, —  Balbo,  Provana,  Sauli,  Benevello,  —  reçoivent  une  fois  seule- 
ment par  an  une  invitation  furtive,  pour  ainsi  dire,  à  la  table  du  roi  : 
ceux-là  se  tiennent  habituellement  éloignés  de  lui  à  cause  de  leur 
libéralisme  notoire.  11  crée  un  conseil  d'état  qu'on  ne  lui  permet 
d'instituer  qu'à  moitié;  il  organise  des  conseils  provinciaux  et  mu- 
nicipaux que  le  pouvoir  administratif  empêche  de  se  réunir.  Il  fa- 
vorise les  congrès  scientifiques  annuels,  où,  parmi  les  discussions 


lA   MONARCHIE    REPRESENTATIVE    EN   ITALIE.  193 

techniques,  un  patriotisme  contenu  avec  peine  laisse  échapper  par 
[intervalle  de  discrètes  aspirations.  Il  s'approche  du  régime  repré- 
sentatif autant  qu'il  le  peut,  il  le  côtoie,  —  il  le  prépare.  Rome, 
l'autre  part,  n'est  point  offensée  :  l'instruction  publique  est  aux 
lains  des  jésuites,  et  le  code  civil,  en  des  matières  de  sa  compé- 
înce,  se  récuse  respectueusement  et  en  rérfère  à  son  maître  et  sei- 
;neur,  le  droit  canon.  Je  ne  sais  quels  pressentimens  se  propagent 
)0urtant,  et  le  ministre  Solar  délia  Margarita,  devancé  déjà,  en 
>lein  absolutisme,  par  d'imperceptibles  concessions  au  droit  nou- 
reau,  comprend,  —  témoin  son  mémorandum,  —  que  le  cœur  du 
•oi  n'est  pas  avec  lui.  —  Avec  qui  donc  est  le  cœur  du  roi?  —  Avec 
iCésar  Balbo. 

César  Balbo  formait,  avec  Gioberti  et  Maxime  d'Azeglio,  le  centre 
léroïque  de  l'Italie  nouvelle.  Le  regard  s'arrête  volontiers  sur  de 
pareilles  figures,  au  sortir  du  spectacle  auquel  on  vient  d'assister, 
^ïls  sont,  à  eux  trois,  l'honnêteté,  la  conscience,  l'enthousiasme, 
ît  leurs  erreurs  de  théorie  et  de  pratique  sont  compensées,  au  point 
fde  vue  moral,  par  la  ferveur  de  sentiment  qui  les  attache  à  leur 
[cause.  César  Balbo  se  fit  connaître  le  premier  par  son  remarquable 
[ouvrage  sur  la  vie  de  Dante.  L'abbé  Gioberti  vint  ensuite  et  publia 
en  1843,  à  Bruxelles,  son  Primato  degli  Italiani,  appelant  toutes  les 
forces  de  la  péninsule,  depuis  le  pape  et  les  jésuites  jusqu'aux  Au- 
trichiens, à  la  régénérer  :  dernière  sommation  pacifique  de  la  justice 
opprimée  avant  sa  déclaration  de  guerre.  Les  jésuites  et  les  Autri- 
chiens ayant  refusé,  Gioberti  déclara  qu'ils  avaient  forfait  à  la  reli- 
gion et  à  la  patrie.  Pendant  ce  temps,  Maxime  d'Azeglio,  heureux 
et  séduisant  caractère,  aimé  dans  toute  l'Italie,  qu'il  parcourait  sou- 
vent, reprochait  aux  factions  démocratiques  leurs  inutiles  complots, 
et  prêchait  la  concorde  entre  tous  les  Italiens,  et  entre  eux  seuls. 
Gioberti  et  d'Azeglio  combattaient  ainsi  dans  deux  foyers  opposés 
[le  mal  que  Balbo  déplorait,  les  sociétés  secrètes;  l'un  s'était  chargé 
ides  jésuites,  l'autre  de  Mazzini.  Le  premier,  frère  indomptable  de 
[l'indomptable  Lamennais,  finit  par  ne  plus  croire  à  la  papauté  pour 
[avoir  trop  présumé  du  pape;  le  second,  génie  profondément  sym- 
pathique, éleva  le  niveau  moral  des  populations  et  symbolisa,  sous 
)e  climat  qui  engendre  d'incomparables  artistes,  l'ennoblissement 
le  l'art  par  la  liberté  (1).  Quant  à  Balbo,  théoricien  plus  froid  et  plus 
'igoureux,  il  résume  en  lui-même  ce  qu'il  y  a  de  solide  dans  ces 

(1)  Maxime  d'Azeglio  fut  d'abord  connu  comme  l'un  des  paysagistes  les  plus  estimés 
[d'Italie.  Son  premier  roman,  Ettore  Fieramosca,  fut  mis  au  rang  des  Fiancés,  et  c'était 
pstricte  justice.  Niccolo  de'  Lapi,  publié  en  4840,  précéda  de  peu  de  mois  son  fameux  livre 
^sur  les  événemens  de  la  Romagne,  qui  valut  à  sa  femme,  la  fille  de  Manzoni,  une  expul- 
|sion  solennelle  de  Milan. 

TOME  XIX.  13 


£9A  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

deux  brillantes  natures  :  il  épie  sans  cesse  le  roi,  se  tient  un  peu  en 
avant  de  lui,  applaudit  à  ses  moindres  velléités  de  progrès,  tra- 
vaille de  toutes  ses  forces  contre  des  captations  audacieuses,  le  sol- 
licite doucement,  avec  le  zèle  mesuré  d'un  serviteur  délicat,  se  fait 
le  discret'interprète  de  sa  pensée  cachée,  se  résigne  à  des  désaveux 
imposés  par  la  raison  d'état,  et  ne  cesse  enfin,  pendant  dix-sept  ans 
de  tristesse  et  de  disgrâce  apparente,  de  croire  en  son  roi,  sans 
désespoir  et  sans  lassitude. 

Un  examen  sommaire  des  travaux  publiés  par  César  Balbo  du- 
rant cette  lente  et  laborieuse  incubation  de  la  monarchie  représen- 
tative en  Italie  en  signalera  les  périodes  successives. 

La  vie  de  Dante,  avons-nous  dit,  fut  son  premier  titre  à  la  célé- 
brité. Mêlé,  comme  Dante,  pendant  sa  jeunesse  aux  affaires  civiles, 
militaires,  diplomatiques,  puis  exilé,  isolé  comme  lui  de  l'activité 
commune  de  la  cité,  et  réduit,  —  c'est  lui  qui  le  dit,  —  à  écrire 
pour  sa  patrie  faute  de  pouvoir  combattre  pour  elle,  Balbo  semble 
s'être  passionné  au  récit  de  cette  vie  orageuse,  et  se  reconnaître 
involontairement  dans  la  physionomie  que  retrace  sa  plume,  rivale 
du  naïf  pinceau  de  Giotto.  M.  Ricotti,  le  savant  historien  de  César 
Balbo,  note  quelques  lignes  où  la  destinée  du  Florentin  semble 
épousée  par  le  Piémontais,  innocemment  ambitieux  d'une  similitude 
d'infortunes  avec  le  grand  poète  citoyen.  «Dante,  dit  Balbo,  fut 
gibelin,  mais  non  pas  pour  autant  hérétique,  membre  de  sociétés 
secrètes,  ou  transfuge...  11  y  a  une  simplicité  propre  aux  natures 
vraiment  élevées,  qui  fait  qu'elles  se  livrent  aux  instances  et  même 
au  premier  accueil  des  hommes,  et  qu'elles  ne  s'aperçoivent  qu'on 
les  a  humiliées  que  lorsque  l'humiliation  est  accomplie...  Les  causes 
du  génie  et  de  l'activité  de  Dante,  comme  de  tant  d'autres,  furent 
l'ardeur  politique  et  la  passion  d'amour,  exemple  qui  doit  conduire 
non  pas  au  libertinage  (1)  et  à  la  mollesse ,  mais  à  une  laborieuse 
grandeur...  »  Naïves  échappées  d'une  belle  âme  qui  a  besoin  de  se 
dévoiler,  et  qui  se  découvre  plus  complètement  dans  quelques  con- 
sidérations sur  les  guelfes  et  les  gibelins.  Balbo  est  guelfe,  en  ce 
qu'il  croit  que  le  pouvoir  temporel  du  pape  a  très  heureusement 
balancé  au  moyen  âge  celui  de  l'empereur,  et,  voulant  l'indépen- 
dance à  tout  prix ,  il  essaie  de  ressusciter  l'ancien  antagonisme  en 
concentrant  dans  le  pape  la  cause  nationale.  On  distingue  très  bien 
dans  cette  tendance  ie  sacrifice  provisoire  du  patriote  qui  remet  la 
liberté  au  lendemain  de  l'expulsion  des  barbares,  parce  qu'il  croit 

(1)  CtÊl  ooe  tlluKlon  pcut-ôtro  à  un  mot  de  Boccace,  qui  raconte  qu'au  milieu  des 
pli»  pvadet  quaUtéH  trouvait  place  chez  Dante  une  tenibile  lussuria  ;  «  mais,  ajoutait 
It  mêUn  eoolflur.  Hercule,  Jupiter,  le  roi  David,  Salomon  et  Hérode  n'étaient  pas  non 
plM  pMMti  de  oe  o6té-là.  » 


I 


LA   MONARCHIE   REPRÉSENTATIVE    EN   ITALIE.  195 


qu'eux  seuls  suggèrent  au  pape  ses  anathèmes  contre  les  libertés  re- 
présentatives. Il  n'ose  attaquer  la  domination  de  l'Autriche  sur  les 
Légations  et  sur  Rome  même;  mais  il  trouve  une  occasion  d'y  tou- 
,cher  indirectement,  en  réfutant  cette  opinion,  que  les  papes  n'ont 
jamais  été  si  heureux  que  lors  de  leur  union  avec  la  France,  et  il 
s'écrie  :  a  La  grandeur  des  papes,  sinon  leur  félicité  (car  la  félicité 
est  accidentelle  dans  la  vie  humaine),  n'est  jamais  venue  et  n'a 
jamais  pu  venir  que  de  leur  indépendance  de  tout  excès  d'amitié 
étrangère,  et  cette  indépendance  ne  peut  naître  que  de  leur  union 
avec  le  peuple  sur  lequel  s'exerce  leur  pouvoir  temporel.  »  Ceci,  en 
1839,  était  audacieux.  En  fait,  il  y  a  dans  certains  passages  de  la 
Vie  de  Dante  comme  une  caressante  agression,  comme  une  sorte  de 
sommation  respectueuse  dont  la  langue  italienne  peut  seule  rendre 
la  légèreté  de  touche  et  l'indécise  nuance.  En  iSlili,  les  intempéries 
politiques  sont  devenues  plus  clémentes;  l'écrivain  s'enveloppe  de 
moins  de  précautions,  et  dans  ses  Speranze  d'Italia,  il  pose  nette- 
ment une  vérité  primordiale  que  l'église  ne  veut  pas  voir,  et  qui  la 
sauverait  si  elle  la  voyait  :  VAustria  non  fu  guari  papàltna  mai,  e 
meno  che  mai  da  Giuseppe  II  in  quà.  Il  émet  le  souhait  que  Gré- 
goire XVI  se  rapproche  de  la  France ,  de  la  France  de  Louis-Phi- 
lippe; il  ne  dissimule  point  que  ses  idées  d'indépendance  absolue 
de  la  papauté,  bonnes  pour  battre  en  brèche  la  domination  autri- 
chienne, tombent  devant  les  conditions  d'existence  du  pouvoir  tem- 
porel, et  ne  se  rapportent  point  par  conséquent  à  des  influences 
plus  tolérables  ;  il  écrit  en  effet  :  ce  La  France  est  redevenue  la  puis- 
sance la  plus  grande,  et  par  cela  même  la  puissance  conductrice 
{duce)  du  monde  catholique.  » 

On  connaît  les  Speranze  d*Italia,  livre  élémentaire,  mais  non  point 
fondamental,  selon  nous,  de  tout  projet  de  réorganisation  italienne. 
Reconstituer  la  Méditerranée,  selon  l'expression  de  Ralbo,  et  la  sou- 
mettre tout  entière  au  christianisme  par  le  démembrement  de  l'em- 
pire ottoman;  favoriser  l'expansion  de  la  Russie  dans  l' Asie-Mineure 
et  sur  la  Mer-Caspienne,  et  celle  de  l'Autriche  vers  les  bouches  du 
Danube;  donner  une  impulsion  au  grand  mouvement  de  l'Europe 
vers  l'Orient  {inorientazione) ,  et  pour  cela  former  une  coalition 
entre  la  France,  l'Angleterre,  l'Italie  et  l'Autriche  contre  la  Russie, 
qu'il  faut  jeter  vers  l'Asie  afin  qu'elle  laisse  de  la  place  derrière 
elle;  par  là,  entre  autres  effets  heureux,  affranchir  l'Italie  :  telle  est 
cette  conception  grandiose,  qui  a  rendu  un  grand  service  à  la  cause 
italienne,  non  pas  tant  par  la  solution  contestable  qu'elle  donne  au 
problème  que  par  son  excellente  manière  de  le  poser. 

Ce  qui  nous  frappe  dans  ce  plan,  c'est  que  la  Russie  y  est  atta- 
quée non  pas  comme  l'ennemie,  mais  comme  la  rivale  de  l'ensemble 


196  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

des  puissances  européennes.  Dans  ses  écrits  inédits,  le  comte  Balbo 
parait  très  ému  de  la  prépondérance  de  l'empire  moscovite  sur  le 
continent;  il  lui  reconnaît  une  importance  morale  peu  proportionnée 
à  ses  ressources  matérielles,  quelque  considérables  qu'elles  soient; 
Il  dit  même  quelque  part  que  si  la  monarchie  universelle  est  réali- 
sable, c'est  par  la  Russie.  Cette  idée  n'est  point  exprimée  dans  les 
Speranze;  mais  elle  a  évidemment  inspiré  à  Balbo  son  projet  de  coa- 
lition de  toutes  les  puissances  contre  les  héritiers  de  Pierre  le  Grand. 
A  notre  sens,  on  peut  tirer  de  l'observation  très  juste  faite  par  l'au-  . 
teur  des  Speranze  une  conclusion  très  différente  de  la  sienne  et  dire  : 
«  Au  lieu  d'arrêter  et  de  combattre  cette  influence  toujours  grandis- 
sante, il  faut  l'employer  et  l'utiliser.  »  On  ne  voit  pas  en  définitive 
quel  motif  aurait  l'Italie  de  se  déclarer  contre  la  Russie  plutôt  que 
de  s'unir  à  elle.  Le  choix  entre  l'alliance  et  la  guerre  doit  dépendre 
des  circonstances.  Pourvu  qu'on  brouille  la  Russie  avec  l'Autriche, 
et  qu'on  prenne  part  à  toute  guerre  qui  s'allumera  en  Orient,  on 
aura  fait  assez.  Compter  sur  la  bonne  volonté  que  l'Autriche  peut 
montrer  à  être  indemnisée  ailleurs  de  la  perte  de  ses  possessions 
lombard-vénitiennes,  c'est  s'abuser  peut-être.  Qu'elle  s'étende  vers 
le  Danube,  nous  le  voulons  bien,  si  c'est  une  raison  pour  qu'elle 
n'aspire  plus  au  golfe  de  Gênes;  or  cette  raison  ne  nous  parait  pas 
péremptoire.  La  situation  de  puissance  centrale  qu'elle  occupe  en 
Europe,  situation  qui  a  déterminé  sa  politique  de  neutralité,  est 
assez  bonne  pour  qu'ielle  résiste  kVinorientazione  par  déplacement,  j 
telle  que  l'entendait  César  Balbo.  Sans  préconiser  absolument  une 
politique  différente  de  celle  des  Speranze,  et  sans  nier  que  le  dé- 
membrement de  l'empire  ottoman  puisse  être  une  excellente  occa- 
sion de  délivrer  l'Italie,  nous  pensons  donc  qu'il  convient  aussi  peu 
au  Piémont  de  se  ménager  des  alliances  monstrueuses,  comme  le 
serait  celle  de  l'Autriche,  que  de  se  déclarer  contre  un  peuple  qui 
n'a  ni  penchant  ni  intérêt  à  se  faire  l'ennemi  des  états  sardes.  Nul 
doute  pour  nous  que  telle  ait  été  au  fond  la  pensée  de  Balbo ,  et 
que  son  opinion  doive  s'expliquer  par  les  raisons  très  bonnes,  mais 
temporaires,  qui  ont  causé  la  guerre  de  Crimée,  et  décidé  le  Pié- 
mont à  y  participer  activement.  Il  n'y  a  pas  qu'une  solution  à  cette 
question  si  compliquée  de  Constantinople.  Or,  si  l'on  y  songe  bien, 
parmi  les  considérations  qui  ont  du  engager  Balbo  à  envisager  de 
préférence  une  de  ces  solutions,  on  peut  compter  au  premier  rang  4 
rélernelle,  la  fatale  question  romaine.  Exclure  la  Russie  du  grand 
concert  européen  et  donner  à  l'Autriche  sa  part  d'influence,  c'était 
rendre  deux  services  au  saint  père  et  le  rassurer  doublement.  Cette 
combinaison  lui  assure  en  eflét  l'amitié  du  seul  gouvernement  qui 
flatte  ses  illusions,  et  de  plus  elle  forme  autour  de  lui  une  ligne  de 


LA   MONARCHIE    REPRESENTATIVE    EN   ITALIE.  197 

résistance  au  colosse  slave,  qui  est  de  toutes  les  puissances  de  l'Eu- 
rope celle  qui  doit  désirer  et  qui  désire  le  plus  vivement  l'abolition 
lu  pouvoir  temporel  de  la  papauté. 

Partout  et  toujours  on  tente  donc  le  pape  :  on  lui  montre  les 
royaumes  de  la  terre  dont  il  peut  être  encore  une  fois  le  suzerain, 
mtenu  par  les  multitudes  au  lieu  de  l'être  uniquement  par  les  ca- 
linets.  On  lui  parle  d'une  confédération  de  toutes  les  principautés 
italiennes  sous  sa  présidence  libérale;  on  le  rassure  pour  l'enhardir; 
)n  se  presse  autour  de  lui;  on  l'entoure  de  respectueuses  tentatives 
le  séduction.  L'arracher  à  l'Autriche,  sous  les  drapeaux  de  laquelle 
s'est  enrôlé,  pour  se  ranger  filialement  sous  la  primatie  de  sa 
)annière  affranchie,  tel  est  le  rêve  favori  des  catholiques  intelligens. 
iC  pape  a  été  abusé,  disent-ils,  et  l'on  a  abusé  du  pape.  Au  moment 
m  le  Piémont,  pays  capital  de  l'Italie,  allait,  grâce  à  un  rajeunisse- 
lent  de  la  dynastie  de  Savoie,  proclamer  les  deux  dogmes  pohtiques 
le  sa  croyance  obstinée,  la  liberté  et  l'indépendance,  la  maison 
|à' Autriche,  par  le  canal  du  pape,  a  confisqué  une  fois  de  plus  le  dé- 
>at  à  son  profit.  Elle  a  gagné  le  saint  père  en  l'indisposant  contre 
rune  idée  dangereuse,  la  liberté;  il* faut  le  regagner  sur  elle,  le  lui 
[reprendre  à  force  de  pressantes  tendresses,  en  passant  sous  silence 
îe  mot  peu  rassurant  pour  le  prêtre  infaillible,  et  en  ouvrant  à  l'am- 
fbition  du  souverain  temporel  les  perspectives  d'une  indépendance 
qu'il  doit  appeler  de  tous  ses  vœux.  Toute  l'œuvre  des  écrivains  pié- 
montais  pendant  le  pontificat  de  Grégoire  XYI,  depuis  la  Vita  di 
Dante  et  le  Primato  jusqu'au  Sommario  délia  storia  d'Italia,  par 
lequel  Balbo  clôt  cette  période  de  labeur  intellectuel,  consiste  à  dé- 
gager le  pape.  Si  l'on  y  réussit,  l'alliance  des  souverains  et  des 
peuples  sera  formée  aussitôt,  car  il  existe  en  Italie,  par  suite  de  l'é- 
tat des  choses,  une  réciprocité  naturelle  de  services  entre  les  peuples 
qui  ont  besoin  de  liberté  et  les  princes  qui  ont  besoin  d'indépen- 
Idance. 

Constituer  en  fait  cette  réciprocité,  c'est  fonder  la  monarchie  re- 

|présentative.  Nous  venons  de  voir  quels  obstacles  s'opposèrent  à  ce 

[que  Balbo  proclamât  tout  haut  cette  réciprocité,  et  le  conduisirent 

[à  l'abdication  provisoire  du  droit  de  liberté,  à  l'invocation  exclusive 

lu  droit  d'indépendance;  mais  ce  n'est  pas  là  un  système  politique 

ibsolu,  immuable,  et  qui  puisse  convenir  à  d'autres  situations. 

Au  point  de  vue  abstrait  en  effet,  il  est  facile  de  comprendre  que 

[l'indépendance  n'est  qu'une  forme  particulière,  un  côté  spécial,  une 

[partie  de  la  liberté.  Par  cela  seul  qu'un  peuple  se  trouve  libre,  on 

peut  juger  qu'il  jouit  de  son  indépendance,  tandis  qu'un  état  dont 

les  frontières  naturelles  sont  parfaitement  respectées  peut  être  livré 

à  l'intérieur  à  toutes  les  calamités  du  despotisme.  L'indépendance 


I 


19$  REYCE  DES  DEUX  MONDES. 

n'est  donc  qu'un  acheminement  à  la  liberté,  et  n'a  d'utilité  sans 
elle  qu'au  point  de  vue  égoïste  du  souverain.  Rendons  grâces  à 
Balbo  d'avoir  présidé  à  cette  agitation  amoureuse,  selon  le  beau  mot 
d'un  prêtre  italien,  à  ces  sollicitations  affectueuses  et  opiniâtres  dont 
le  pape  fut  l'objet  durant  quinze  ans,  rendons-lui  grâces  d'avoir 
préparé  la  leçon  donnée  par  Pie  IX  sur  la  possibilité  d'un  libéralisme 
pontifical  ;  mais  reconnaissons  que  sa  timidité,  louable,  habile,  né- 
cessaire de  son  temps,  n'est  qu'un  compromis  sans  valeur  définitive, 
consenti  pour  amorcer,  si  je  puis  dire  ainsi,  un  pouvoir  froid  qui 
ne  voulait  pas  prendre  feu.  Il  pourra  advenir  que  cette  politique 
timorée,  imaginée  pour  contenter  tout  le  monde,  cessant  d'être  de 
saison,  ne  soit  plus  qu'un  enfantillage,  parce  que  chacun  sait  que  la 
liberté  doit  suivre  de  près  l'indépendance,  et  une  maladresse  fatale 
parce  que,  pour  ne  gagner  que  la  moitié  du  principe,  on  met  en 
jeu  le  principe  tout  entier. 

En  pratique,  il  en  est  de  même.  Balbo  se  renferme  dans  un  pro- 
jet étroit,  parce  qu'il  ne  veut  outre-passer  qu'après  dispense  dû- 
ment obtenue  les  empêchemens  qui  l'entravent.  Disons  bien  notre 
pensée  :  le  courage  civil  ne  manquait  pas  plus  à  Balbo  que  la  bra- 
voure à  Charles-Albert  (1)  ;  mais  ce  courage  ne  pouvait  se  passer  de 
l'assentiment  formel  et  personnel  de  l'église,  auprès  de  laquelle  l'é- 
crivain avait  d'ailleurs  à  faire  oublier  sa  participation  à  la  déchéance 
de  Pie  VII.  Tous  ceux  qui  embrassent  la  politique  romaine  ont  deux 
souverains,  et  se  trouvent  placés  entre  les  lois  de  l'état  et  les  ano- 
malies canoniques.  Les  uns  obéissent  avant  tout  à  celles-ci,  et  de- 
viennent des  citoyens  difficiles;  les  autres,  plus  consciencieux,  pas- 
sent leur  vie  dans  un  travail  herculéen  de  conciliations  souvent 
impossibles.  Ce  dernier  parti,  que  prennent  les  hommes  de  cœur, 
impose,  dans  les  cas  de  conflit  entre  les  deux  pouvoirs,  des  dégui- 
semens  utiles,  des  réticences  avisées  ;  mais  le  contrôle  des  faits  dé- 
voile bientôt  toute  dissimulation  même  profitable,  et  venge  la  vérité 
contre  l'autorité  abusive  qui  a  forcé  les  âmes  honnêtes  à  taire  une 
partie  de  leur  pensée  :  témoin  César  Balbo,  qui,  préoccupé  de  Milan 
plus  que  de  Turin,  essaie  d'acheter  l'expulsion  des  barbares  par  des 
concessions  qui  sont  en  réalité  l'intronisation  du  pouvoir  temporel 
du  pape  dans  le  royaume  de  Sardaigne.  Tant  que  la  liberté  ne  sera 
pas  profondément  enracinée  dans  les  lois,  les  projets  d'indépendance 

(I)  Balbo  savait  qu'il  courait  quelque  danger  on  faisant  imprimer  à  l'étranger  les  Spe- 
fmuê,  n  demanda  à  set  cnrans  s'ils  étaient  prêts  à  subir  les  conséquences  de  cette  publi- 
catioo  t  leur  repente  fut  ce  qu'elle  devait  être.  —  Il  était  colonel  et  chevalier  de  l'ordre 
dfll  de  Savoie.  L'Autriche  pouvait  embarrasser  le  roi  pour  un  livre  aussi  provocateur, 
écrit  ptr  un  homme  presque  officiel.  Il  offrit  généreusement  à  Charles-Albert  de  renoncer 
à  fOB  gnde  et  à  a»  croli  t  le  roi  refusa,  et  le  livre  parut. 


I 


LA    MONARCHIE    REPRESENTATIVE    EN   ITALIE.  199 

imèneront  de  même  des  interventions  étrangères;  après  s'être  li- 
>éré  du  fardeau  romain,  on  devra  en  subir  un  autre,  et  la  puissance 

laquelle  on  devra  recourir  altérera  l'indépendance,  en  supposant 

le  la  liberté  survive.  On  voit  que  le  principe  de  Balbo,  Vindépen- 
lance  avant  tout,  mis  en  action,  aurait  pour  meilleur  résultat  pos- 
ible,  toutes  chances  favorables  admises,  de  faire  perdre  d'un  côté 
qu'il  ferait  gagner  de  l'autre.  Cela  est  si  vrai  que  certains  par- 
is, rebelles  aux  progrès  actuels,  détournent  aujourd'hui  la  thèse 
le  Balbo  à  leur  profit,  et  se  livrent  à  d'imprudentes  excitations  dans 
[espoir  qu'une  collision  immédiate  anéantira  des   améliorations 

l'ils  détestent.  Là  est  le  piège  que  la  gloire  pure  de  l'auteur  des 
^peranze  ne  doit  plus  couvrir;  ce  sei:ait  une  profanation,  et,  nous 
>ouvons  le  dire  de  ce  nom  si  justement  vénéré  au-delà  des  Alpes, 
sacrilège.  Que  suit-il  de  là?  Qu'il  faille  abandonner  l'œuvre  d'in- 
lépendance?  Certes  moins  que  jamais.  Si  les  Piémontais  sont  ho- 
lorés  en  Europe,  c'est  qu'ils  aiment  leurs  compatriotes  oppprimés 
lutant  que  leurs  concitoyens  déjà  affranchis;  mais  cette  sympathie 
loit  être  sage.  Il  ne  faut  pas  exposer  sans  nécessité  aux  risques  d'un 
îmbrasement  inopportun  la  semence  de  liberté  qui  se  développe  au 
)ied  des  Alpes,  et  qui  propage  moralement,  par  la  seule  vertu  de 
l'exemple,  une  éducation  fraternelle  et  sensée  jusque  chez  les  habi- 
tans  de  l'extrémité  des  Deux-Siciles. 

Telle  est  la  démonstration  que  complétera  la  suite  de  cette  étude. 
En  1848,  l'heure  d'appliquer  l'idée  que  nous  discutons  est  venue. 
Le  pape  a  passé  aux  libéraux ,  Charles-Albert  a  proclamé  l'indépen- 
dance, Balbo  est  président  du  conseil  des  ministres.  Que  restera- t-il 
dans  dix  ans  de  tout  cela?  Rien  qu'une  chose,  presque  accessoire 
alors  :  une  machine  de  guerre  improvisée  avant  le  passage  du  Tes- 
sin,  et  n'ayant  pas  d'autre  destination,  semble- t-il,  dans  le  plan 
desSpernnze.  Charles- Albert,  —  nous  ne  sortons  pas  de  l'histoire, — 
Tient  au  conseil  avec  une  feuille  de  papier  sur  laquelle  il  a  écrit  ces 
'jeuls  mots  :  Statut  fondamental.  Art.  1".  La  religion  catholique, 
ipostolique  et  romaine  est  la  religion  de  l'état.  Rien  de  plus.  Ces 

lots  indiquent  qu'il  tient  d'abord  par  cette  déclaration  à  se  pro- 

îger  du  côté  de  Rome.  Quant  aux  articles  qui  doivent  suivre,  il  en 
laisse  la  libre  rédaction  à  la  commission;  il  a  d'avance  accepté  com- 
)létement  lldée  constitutionnelle  qui  doit  les  inspirer.  Ces  articles 
ieront  plus  efficaces  que  la  guerre ,  et  Balbo  en  conviendra  plus 

ird  dans  son  dernier  écrit  sur  la  monarchie  représentative  en  Ita- 
lie; ils  seront  tout  l'avenir  de  l'indépendance,  parce  qu'ils  seront 
la  liberté. 

Albert  Blanc. 


DE 


L'HISTOIRE  SCIENTIFIQUE 

AU  DIX-NEUVIÈME  SIÈCLE 


Mélanges  scientifiques  et  littéraires,  de  M.  Biot;   Paris,   4858. 


On  accorde  aujourd'hui,  dans  toutes  les  branches  des  connais- 
sances humaines,  une  importance  sans  cesse  croissante  aux  études 
historiques.  La  philosophie  ne  se  contente  plus  de  développer  et 
d'examiner  des  systèmes;  en  étudiant  Tordre  où  ils  se  sont  succédé, 
les  circonstances  où  ils  ont  pris  naissance,  elle  s'attache  à  découvrir  la 
trace  des  opérations  successives  de  l'esprit  humain.  En  politique,  on 
sent  de  mieux  en  mieux  chaque  jour  que  l'intelligence  du  présent 
fait  défaut  à  ceux  qui  n'en  comprennent  pas  toutes  les  relations,  ap- 
parentes ou  cachées,  avec  le  passé.  Les  sciences  théologiques,  sor- 
tant de  la  routine  de  l'interprétation  littérale,  appliquent  la  critique 
moderne  à  l'étude  des  livres  sacrés  de  toutes  les  nations,  et  condui- 
sent l'érudition  historique  dans  des  chemins  tout  nouveaux.  L'his- 
toire des  beaux-arts  n'a  pas  été  plus  désertée  que  celle  des  philoso- 
phies  et  des  religions  ;  elle  prêtait  à  l'étude  de  l'antiquité  un  secours 
trop  précieux  pour  qu'il  en  pût  être  autrement.  Dans  cette  vaste  en- 
quête ouverte  sur  le  passé,  ce  qu'on  a  le  plus  négligé  est  sans  con- 
tredit l'histoire  des  sciences.  On  peut  expliquer  cet  abandon  par 
pluB  d'un  motif.  Les  résultats  auxquels  aboutissent  les  travaux  scien- 
tifiques ont  un  caractère  général,  absolu,  indépendant  du  temps  et 
des  circonstances  extérieures;  rien  ne  révèle  le  caractère  individuel, 
l'influence  des  races,  des  mœurs,  des  préjugés,  des  passions,  dans 


DE  l'histoire  scientifique.  201 

les  sévères  abstractions  mathématiques,  ou  dans  les  travaux  qui  ont 
pour  objet  l'investigation  de  la  nature.  Les  vérités  scientifiques, 
découvertes  par  une  analyse  de  l'esprit,  sont  d'ordinaire  trans- 
mises et  enseignées  sous  une  forme  synthétique,  qui  fait  dispa- 
raître en  quelque  sorte  le  travail  de  l'inventeur.  C'est  ce  qui  arrive 
surtout  dans  les  traités  mathématiques  modernes,  d'une  texture  s/ 
solide,  si  méthodique,  où  tout  est  si  admirablement  condensé.  Les 
besoins  de  l'enseignement  exigent  qu'on  y  rassemble  toutes  les  pro- 
positions dans  un  ordre  logique,  sans  tenir  compte  de  l'ordre  histo- 
rique des  découvertes.  A  peine  quelques  noms  célèbres  y  paraissent-ils 
^à  et  là,  attachés  par  une  vieille  habitude  à  des  théorèmes  fameux  : 
)escartes,  d'Alembert,  Kepler,  Newton.  On  ne  se  préoccupe  ni  des 
ûrconstances  qui  ont  amené  ces  grands  hommes  à  aborder  les  pro- 
blèmes qu'ils  ont  résolus,  ni  de  la  manière  dont  leurs  recherches 
mt  été  liées  entre  elles  et  à  celles  de  leur  époque.  La  rigueur  des 
léductions  n'est  affaiblie  par  aucune  interruption,  par  aucun  épisode. 

L'histoire  des  sciences  physiques  et  naturelles  n'est,  pour  d'au- 
flres  motifs,  guère  mieux  connue  que  celle  des  mathématiques  pures. 
|Dans  les  sciences  physiques  les  hypothèses  sur  la  matière,  dans  les 
îciences  naturelles  les  méthodes  de  classification,  jouent  un  rôle 
Iprépondérant.  Aussitôt  que  ces  hypothèses  et  ces  classifications  se 
Imodifient,  la  langue  est  presque  changée;  les  écrits  des  anciens  de- 
viennent peu  à  peu  incompréhensibles  à  la  majorité  des  lecteurs. 
Combien  de  chimistes  lisent  aujourd'hui, les  livres  où  règne  la 
croyance  au  phlogistique?  Le  plus  rqédiocre  traité  de  physique  mo- 
derne nous  en  apprend  plus  sur  les  propriétés  de  la  lumière  que 
V Optique  de  Newton.  Tel  est  le  sort  fatal  des  savans  :  plus  vive  est 
l'impulsion  qu'ils  donnent  à  leur  temps,  plus  ils  hâtent  le  moment 
où  leurs  ouvrages,  quelquefois  même  leurs  noms,  doivent  tomber 
dans  l'oubli. 

S'il  n'est  pas  difficile  d'expliquer,  par  toutes  ces  raisons,  pour- 
[uoi  l'histoire  des  sciences  est  si  ignorée,  il  ne  l'est  pas  plus  de 
lontrer  que  cet  abandon  est  très  regrettable.  Entrepris  par  de  vrais 
javans,  dans  des  ouvrages  comme  celui  qui  a  inspiré  cette  étude, 
les  travaux  d'un  tel  ordre  nous  fourniraient,  pour  l'histoire  même  de 
l'esprit  humain,  les  documens  les  plus  précieux.  L'origine  des  lan- 
;ues,  des  idées  métaphysiques  et  religieuses,  demeure  enveloppée 
'une  obscurité  que  la  critique  ne  pourra  jamais  entièrement  dissi- 
)er.  Il  n'en  est  pas  ainsi  des  sciences  :  elles  sont  pour  la  plupart  le 
fruit  le  plus  récent  du  travail  de  la  pensée  humaine.  Les  siècles  mo- 
dernes ont  vu  fonder  ces  méthodes  précises,  auxquelles  la  chimie, 
la  physique,  la  médecine,  doivent  leurs  rapides  et  éclatans  progrès. 

Qu'un  esprit  philosophique  observe  les  phases  diverses  de  ce 
grand  mouvement  scientifique,  il  reconnaîtra  bientôt  qu'en  remplis- 


202  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sant  sa  laborieuse  tâche,  la  pensée  humaine  n'a  procédé  qu'avec 
ordre;  qu'obéissant  instinctivement  à  une  loi  supérieure,  elle  est 
toujours  allée  du  simple  au  composé,  et  s'est  dirigée  avec  une  éton- 
nante perspicacité.  Qu'y  a-t-il  pour  nous,  jetés  sur  cette  planète , 
de  plus  simple,  de  plus  constant,  de  plus  inaltérable  que  les  mou- 
vemens  des  corps  célestes?  Si  sublime  par  l'infinité  de  son  objet  et 
les  hautes  pensées  qu'elle  inspire,  l'étude  des  cieux  était  néanmoins 
plus  directement  abordable  que  celle  d'un  insecte  vivant.  INous 
sommes  tenus  d'isoler  les  phénomènes  avant  d'en  rechercher  les 
lois,  et  les  phénomènes  célestes  sont  par  eux-mêmes  entièrement  iso- 
lés. C'est  pour  cela  que  l'astronomie  est  la  plus  antique  des  sciences. 
Si  loin  que  nous  remontions,  nqus  la  trouvons  cultivée  chez  tous 
les  peuples,  en  Egypte,  en  Grèce,  en  Chine.  M.  Biot  nous  fait  con- 
naître un  système  d'observations  astronomiques  qui  remonte  aux 
temps  les  plus  reculés  (1). 

La  loi  générale  de  l'univers  découverte  par  Newton,  il  ne  restait 
à  ses  successeurs  qu'à  en  multiplier  les  applications.  L'une  des 
forces  qui  régissent  la  nature  était  connue;  pour  étudier  les  autres, 
il  fallait  descendre  des  cieux  sur  la  terre.  La  physique  étudia  les 
agens  auxquels  sont  soumis  les  phénomènes  les  plus  généraux  qu'on 
y  observe  ;  la  chimie,  les  actions  mutuelles  des  substances  variées 
qui  s'y  rencontrent.  Ce  n'est  qu'après  avoir  approfondi  les  proprié- 
tés de  la  matière  inorganique  qu'on  a  pu  avec  quelque  succès  abor- 
der l'étude  de  la  matière  organisée  dans  les  plantes,  les  animaux 
des  divers  ordres,  et  enfin  dans  notre  espèce  elle-même.  Le  ciel,  la 
terre,  l'homme,  voilà  donc  l'ordre  logique  aussi  bien  qu'historique 
des  sciences. 

On  pourrait  croire  que  les  mathématiques  pures,  dont  les  raison- 
nemens  n'embrassent  que  des  abstractions,  auraient  dû  se  dévelop- 
per en  pleine  indépendance ,  sans  obéir  en  rien  aux  nécessités  qui 
pesaient  sur  l'étude  de  la  nature.  Il  n'en  est  pourtant  pas  ainsi  :  les 
sciences  mathématiques  ont  de  tout  temps  été  les  auxiliaires  des 
sciences  naturelles.  A  mesure  que  celles-ci  ont  appliqué  l'observa- 
tion à  des  sujets  nouveaux,  elles  ont  elles-mêmes  agrandi  le  champ 
de  leurs  spéculations.  Toute  science  mathématique  est  fondée  sur 
une  idée  simple,  unique  :  l'arithmétique  sur  l'idée  du  nombre,  la 
géométrie  sur  celle  de  l'étendue,  la  mécanique  sur  la  notion  de  la 
force,  le  calcul  infinitésimal  sur  celle  de  la  variation.  Les  sciences 
qui  s'occupent  de  quantités  invariables,  nombres  ou  formes,  ont  dû 
naître  les  premières.  Les  autres,  prenant  dans  la  nature  l'idée  du 
mouvement,  fournissent  en  quelque  sorte  une  traduction  idéale  des 

(1)  Sur  r antiquité  de  Fempirt  de  la  Chine,  prouvée  par  les  observations  astrono- 
miiiut,.  —  Mélangu  edenti/lquet,  tome  D,  page  335. 


DE  l'histoire  scientifique. 


203 


phénomènes  physiques;  aussi  voit-on  qu'elles  sont  le  dernier  fruit 

de  l'analyse  de  l'esprit,  et  que  leurs  progrès  sont  liés  d'une  ma- 
Snière  intime  à  ceux  des  sciences  consacrées  à  l'étude  de  la  matière. 
Ces  considérations  rapides  feront  suffisamment  comprendre  que 
[l'histoire  des  sciences  présente  un  très  beau  sujet  de  méditations 
[au  philosophe  qui  veut  étudier  la  logique  de  l'esprit,  non  dans 
lun  homme  en  particulier,  mais  dans  l'humanité  elle-même.  Ceux 
jque  ne  touchent  point  ces  spéculations  abstraites  peuvent  trouver 
^dans  cette  histoire  bien  d'autres  motifs  d'intérêt.  De  quelle  façon 

les  hommes  voués  aux  sciences  ont-ils  été  mêlés  au  mouvement  de 
[leur  temps?  quels  obstacles  ont-ils  eu  à  vaincre  pour  faire  connaître 
jet  triompher  leurs  doctrines?  de  quelle  manière  leurs  idées  ont- 
1  elles  été  reçues  par  les  autorités  spirituelles  de  leur  pays  et  de  leur 
[époque?  comment  la  science  est-elle  sortie  de  l'obscurité,  du  do- 
■maine  dédaigné  des  spéculations  pour  participer  au  gouvernement 

des  sociétés?  Voilà  des  sujets  dont  il  est  facile  à  chacun  d'apprécier 
[l'importance. 


I. 


Les  matériaux  de  l'histoire  scientifique  sont  malheureusement  peu 
nombreux.  En  France,  nous  devons  les  plus  importans  à  l'habitude, 
déjà  fort  ancienne,  des  éloges  académiques.  Cette  littérature  des 
éloges  mériterait,  à  elle  seule,  une  étude  particulière  :  M.  Biot  a,  au 
reste,  touché  incidemment  à  ce  sujet  et  donné  son  jugement  sur 
l'œuvre  des  secrétaires  perpétuels  de  l'Académie  des  Sciences  (1). 
Il  nous  montre  «  le  fin  et  discret  Fontenelle  »  introduisant,  guidant 
le  monde  élégant  de  son  temps  dans  le  domaine  de  la  science,  alors 
jtout  nouveau;  Condorcet  adressant,  la  veille  de  la  révolution,  à  un 
Ipublic  déjà  moins  frivole  un  langage  plus  sévère  et  plus  élevé.  A  une 
époque  plus  rapprochée  de  nous ,  Guvier  trouve  dans  les  éloges 
[scientifiques  l'occasion  d'écrire  (d'histoire  même  de  la  science,  dans 
laquelle  l'individu  ne  tient  de  place  que  par  ses  découvertes  et  par 
les  circonstances  qui  ont  réagi  sur  ses  travaux.  »  M.  Biot  donne 
[à  ces  notices  un  éloge  mérité;  son  jugement  sur  Delambre,  qui  fut 
le  collègue  de  Cuvier  pour  les  sciences  mathématiques,  se  termine 
>ar  ces  mots  dédaigneux  :  «  Si  ses  notices  sur  l'histoire  des  sciences 
Jt  des  savans  arrivent  sous  les  yeux  de  la  postérité,  elle  les  verra 
iveclamême  indifférence  qu'il  a  mise  lui-même  aies  écrire.»  M.  Fou- 
ler est  peut-être  traité  avec  une  sévérité  plus  grande  encore.  M.  Biot 
lui  reproche  de  n'avoir  pas  approfondi  les  travaux  qu'il  avait  mis- 


(1)  Comptes-rendus  hebdomadaires  des  séances  de  V Académie  des  Sciences. 
\  langes,  tome  II,  page  267. 


Mé' 


504  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sion  d'analyser,  d'avoir  «  loué  plutôt  qu'apprécié.  »  Les  notices 
d'Arago,  dont  M.  Biot  ne  parle  pas,  n'auraient  pu  encourir  ce  blâme  ; 
une  admirable  clarté,  une  critique  animée,  un  vif  sentiment  de  la 
grandeur  des  sciences,  les  ont  rendues  justement  populaires  et  les 
ont  fait  traduire  dans  toutes  les  langues. 

Si  remarquables  qu'ils  soient  par  le  style  ou  les  pensées,  les  éloges 
académiques  ne  peuvent  constituer  la  véritable  histoire  scientifi- 
que :  ce  sont  des  documens  précieux,  aussi  utiles  pour  l'apprécia- 
tion du  temps  où  ils  ont  été  écrits  que  pour  celle  de  l'époque  où 
vivaient  les  grands  hommes  dont  les  travaux  s'y  trouvent  analysés. 
11  ne  faut  pas  oublier  pourtant  que  les  exigences  du  genre  acadé- 
mique pèsent  de  tout  leur  poids  sur  ces  productions  à  la  fois  litté- 
raires et  scientifiques,  en  restreignent  l'étendue,  en  excluent  les 
détails  trop  techniques,  imposent  une  discrétion,  une  bienséance 
extrêmes,  interdisent  les  révélations  d'un  caractère  trop  pénible  ou 
trop  intime.  L'histoire  au  contraire  arrache  tous  les  voiles,  fouille, 
dissèque,  peut  laisser  pénétrer  partout  sa  curiosité,  qui  n'est  plus 
dangereuse  ou  importune.  Les  éloges  académiques  d'ailleurs  ne 
peuvent  jamais  suivre  de  très  loin  la  mort  des  hommes  dont  ils 
célèbrent  les  services;  quelquefois  la  distance  est  trop  faible  pour 
que  l'appréciation  puisse  être  complète.  Il  était  impossible  à  un 
contemporain  de  Newton  de  comprendre  toute  la  portée  de  ses  dé- 
couvertes, qui  échappait  sans  doute  à  Newton  lui-même.  Le  temps 
abaisse  les  uns  et  élève  les  autres.  Le  nom  d'Ampère  est  plus  grand 
aujourd'hui  qu'il  n'était  de  son  vivant.  Combien  d'autres  noms,  au- 
tour desquels  il  se  fait  pour  un  jour  beaucoup  de  bruit,  tombent 
avec  le  temps  dans  l'indifférence  et  dans  l'oubli  ! 

Parmi  les  matériaux  les  plus  précieux  de  l'histoire  scientifique,  il 
faut  placer  les  comptes-rendus  que  toutes  les  académies  et  les  so- 
ciétés savantes  ont  pris  l'habitude  de  publier  :  ce  ne  sera  pas  là  un 
des  moindres  avantages  de  cette  publicité  qui  de  nos  jours  a  envahi 
jusqu'au  domaine,  autrefois  solitaire,  des  sciences.  Tout  en  admet- 
tant que  cette  publicité  est  devenue  nécessaire,  et  qu'on  ne  peut 
plus  songer  à  la  restreindre,  M.  Biot  en  déplore  les  inconvéniens. 
«L'Académie,  dit-il,  est  devenue  une  sorte  de  bureau  d'annonces 
gratuit  ouvert  indifféremment  à  tout  le  monde.  »  C'est  vrai;  mais 
est-il  bien  difficile  à  qui  sait  chercher  de  découvrir  ce  qui  a  une  vé- 
ritable valeur  dans  cette  foule  de  communications  qui  accablent  les 
académies?  n'y  a-t-il  pas  quelque  intérêt  à  y  suivre  le  mouvement 
général  des  esprits,  à  voir  vers  quelles  questions  chimériques  ou 
sérieuses  ils  se  tournent,  à  quels  stimulans  variables  ils  obéissent? 

l«  principal  avanUge  de  la  publicité  moderne  a  peut-être  été  de 
rendre  plus  rares  les  tristes  contestations  que  soulevait  autrefois 
l'annonce  de  chaque  découverte.  Que  de  savans,  même  parmi  les 


DE  l'histoire  scientifique.  205 

plus  illustres,  ont  abaissé  leur  caractère  en  entreprenant  de  ravir 
à  d'autres  le  fruit  de  longs  travaux,  ou  en  se  défendant  contre  leurs 
rivaux  par  d'indignes  moyens!  Qu'y  a-t-il  de  préférable,  la  publi- 
cité actuelle,  ou  les  précautions  dont  s'entouraient  les  grands  savans 
des  siècles  passés  ?  Ils  enfermaient  dans  de  mystérieux  anagrammes 
le  secret  de  leurs  découvertes,  communiquaient  les  résultats  de 
leurs  recherches  sans  indiquer  par  quelle  méthode  ils  y  étaient  par- 
venus, cherchaient  à  étonner  et  à  confondre  leurs  contemporains 
plutôt  qu'à  les  instruire.  Ces  habitudes  de  mystère  et  de  défiance 
nous  paraissent  aujourd'hui  presque  inexplicables;  mais  on  peut 
s'en  rendre  compte  par  plus  d'un  motif  :  elles  n'avaient  pas  seule- 
ment pour  cause  la  jalousie  scientifique,  il  faut  encore  se  rappeler 
que  la  crainte  des  autorités  spirituelles  retint  longtemps  la  science 
dans  le  mystère  et  l'isolement.  Quelques  exemples  éclatans  montrè- 
rent dès  le  début  contre  quels  adversaires  les  vérités  nouvelles,  qui 
ne  dépendaient  que  du  raisonnement  et  de  l'observation,  auraient 
à  lutter.  La  condamnation  du  système  de  Copernic  fut  la  déclara- 
tion de  guerre  de  l'église  à  la  science  :  peu  après,  l'arrêt  qui  frappa 
Galilée  consterna  tous  les  savans,  qui  se  sentirent  frappés  avec  lui, 
et  s'accoutumèrent  à  éviter  le  bruit  avec  autant  de  soin  qu'on  en 
met  quelquefois  à  le  rechercher  aujourd'hui.  Parmi  les  nombreux 
chapitres  de  l'oiivrage  de  M.  Biot,  il  n'en  est  pas  de  plus  intéres- 
sant que  celui  qu'il  consacre  à  la  vie  et  au  procès  de  Galilée.  C'est 
aussi  celui  pour  lequel  il  a  eu  occasion  d'utiliser  les  documens  les 
plus  nouveaux  et  les  moins  connus.  On  peut  suivre  en  quelque  sorte 
heure  par  heure,  dans  le  récit  animé  de  M.  Biot,  toutes  les  péripé- 
ties de  ce  procès  mémorable,  qu'il  appelle  avec  raison  un  grand 
drame  philosophique,  et  qui  restera  toujours  une  des  dates  solen- 
nelles de  l'histoire  de  la  papauté  en  même  temps  que  de  l'histoire 
des  sciences.  S'attacher,  sur  les  pas  de  M.  Biot,  à  ce  mémorable 
épisode,  ainsi  qu'aux  incidens  d'une  autre  grande  carrière  scien- 
tifique, celle  de  Newton,  ce  sera  montrer  l'histoire  des  sciences 
sous  son  plus  noble  aspect  peut-être,  comme  l'instructif  et  l'in- 
dispensable auxiliaire  de  l'histoire  même  de  la  civilisation. 

Après  la  barbarie  du  moyen  âge,  l'Italie  vit,  avant  toutes  les  au- 
tres nations,  renaître  les  études  scientifiques  dans  ses  couvons  et 
ses  académies  :  l'église  les  encourageait  puissamment,  et  rien  ne 
faisait  prévoir  les  sévérités  dont  Galilée  fut  la  célèbre  victime.  L'é- 
glise avait,  comme  on  sait,  adopté  les  doctrines  d'Aristote;  mais 
dès  le  milieu  du  xv®  siècle  les  idées  platoniciennes  avaient  conquis 
des  partisans  considérables.  A  l' encontre  d'Aristote,  le  cardinal  Ni- 
colas de  Cusa  avait,  longtemps  avant  Copernic,  nié  l'immobilité  de 
la  terre;  il  pensait  encore  à  la  vérité  que  le  soleil  tourne  autour  de 
notre  planète,  mais  il  croyait  que  tous  deux  sont  emportés  d'un 


206  REVUE    DES   DEUX  MONDES. 

mouvement  commun  dans  les  deux.  Copernic  vint  s'instruire  dans 
les  écoles  de  Padoue,  de  Rome  et  de  Bologne  avant  de  s'établir  à 
Frauenbourg,  où  pendant  trente-trois  années  il  travailla  à  son  ou- 
vrage sur  les  révolutions  des  corps  célestes.  Le  célèbre  chanoine  y 
attaqua  hardiment  la  croyance  à  l'immobilité  de  la  terre  :  prévoyant 
que  sa  révolution  scientifique  rencontrerait  une  violente  opposition 
parmi  les  théologiens,  il  retarda  l'impression  de  son  ouvrage  aussi 
longtemps  que  possible.  11  fallut  de  nombreuses  instances,  notam- 
ment celles  du  cardinal  Schonberg  et  de  Tiedemann  Gise,  évèque  de 
Gulm,  pour  Ty  déterminer.  Le  livre  parut  l'année  même  où  mourut 
Copernic.  Dans  sa  dédicace,  adressée  au  pape  Paul  III,  Copernic  ex- 
prime la  crainte  que  «  de  sots  bavards,  étrangers  à  toute  connais- 
sance mathématique,  aient  la  prétention  de  porter  un  jugement  sur 
son  ouvrage,  en  torturant  à  dessein  quelque  passage  des  saintes  Écri- 
tures... Afin  de  prouver  que,  quant  à  lui,  profondément  pénétré  de 
la  justesse  de  ses  résultats,  il  ne  redoute  aucun  jugement,  du  coin 
de  terre  où  il  est  relégué,  il  en  appelle  au  chef  de  l'église  et  lui  de- 
mande protection  contre  les  injures  des  calomniateurs.  Il  le  fait 
avec  d'autant  plus  de  confiance  que  l'église  elle-même  peut  tirer 
parti  de  ses  recherches  sur  la  durée  de  l'année  et  sur  les  mouve- 
mens  de  la  lune.  » 

Plus  prudent  que  Copernic,  Osiander,  qu'il  avait  chargé  de  sur- 
veiller l'impression  de  son  livre  à  Nuremberg,  crut  nécessaire  d'y 
ajouter  une  introduction  où  il  représente  les  conceptions  nouvelles 
relatives  au  mouvement  des  planètes  non  comme  des  vérités  abso- 
lues, mais  simplement  comme  une  hypothèse  commode  pour  les 
astronomes.  «  Il  n'est  pas  nécessaire,  écrivait-il,  que  ces  hypothèses 
soient  vraies,  ni  môme  vraisemblables;  il  suffit  qu'elles  facilitent 
l'accord  du  calcul  avec  les  opérations.  »  On  a  quelquefois  attribué 
cette  opinion  à  Copernic;  mais  tout  ce  qu'il  a  écrit  contredit  une 
semblable  assertion.  On  en  jugera  par  ce  seul  passage  :  «  Par  nulle 
autre  combinaison,  je  n'ai  pu  trouver  une  symétrie  aussi  admirable 
dans  les  diverses  parties  du  grand  tout,  une  union  aussi  harmo- 
nieuse entre  les  mouvemens  des  corps  célestes,  qu'en  plaçant  le 
flambeau  du  monde,  ce  soleil  qui  gouverne  toute  la  famille  des  as- 
tres dans  leurs  évolutions,  sur  un  trône  royal,  au  centre  du  temple 
de  la  nature.  » 

Les  déclarations  d' Osiander  eurent  néanmoins  pour  effet  de  ga- 
rantir i>endant  longtemps  le  système  de  Copernic,  et  d'empêcher 
qu'il  ne  fût  formellement  condamné;  mais  on  ne  peut  douter  que, 
dès  le  début,  l'église  n'y  aperçut  une  doctrine  hérétique.  Le  procès 
de  Giordano  Bruno  donne  de  cette  disposition  de  l'église  une  preuve 
convaincante  :  il  n'a  jamais  été  publié,  comme  vient  de  l'être  celui 
de  Galilée;  mais  nous  connaissons  une  lettre  très  curieuse  écrite  par 


DE   L  HISTOIRE   SCIENTIFIQUE.  207 

un  Allemand,  Gaspard  Schoppe,  qui  habitait  Rome  au  moment  où 
Bruno  périt  sur  les  bûchers  du  saint-office.  Cette  lettre  nous  apprend 
que,  parmi  les  nombreux  griefs  articulés  par  les  juges,  la  croyance 
au  mouvement  de  la  terre  tenait  sa  place  à  côté  des  plans  de  ré- 
forme religieuse  et  sociale  et  des  projets  révolutionnaires  du  moine 
dominicain. 

L'histoire  de  Galilée  ne  permet  pas  de  douter  que  la  condamna- 
tion officielle  du  système  de  Copernic  fût  un  coup  dirigé  contre  Ga- 
lilée lui-même ,  quand  celui-ci  réunit  les  preuves  les  plus  décisives 
en  faveur  de  la  nouvelle  hypothèse.  M.  Biot  nous  le  montre,  dès 
vingt-cinq  ans,  déterminant  par  des  expériences  demeurées  célèbres 
les  lois  fondamentales  du  mouvement,  puis,  quand  il  apprend  qu'un 
Hollandais  a  réussi  à  construire  un  instrument  qui  agrandit  les  ob- 
jets éloignés,  inventant  à  son  tour  la  lunette  d'approche.  Dès  ce 
moment,  ses  découvertes  se  succèdent  sans  interruption,  et  il  ex- 
plore rapidement  le  ciel  entier  :  il  aperçoit  et  mesure  les  montagnes 
de  la  lune,  découvre  le  croissant  de  Yénus,  les  taches  du  soleil,  étu- 
die le  petit  monde  de  Jupiter  {mundus  jovialis),  entouré  de  son  cor- 
tège de  satellites,  et  imagine  d'utiliser  l'observation  de  ces  satellites 
pour  la  détermination  des  longitudes  terrestres;  il  aperçoit  autour 
de  Saturne  des  appendices  où  après  lui  on  reconnut  un  anneau. 
Ces  brillantes  découvertes  enflamment  l'enthousiasme  de  Galilée  :  il 
appelle  avec  énergie  ces  nouveautés  «  les  funérailles  de  la  fausse 
philosophie.  »  La  doctrine  de  Copernic  se  dégage  des  doutes  et  de 
l'incertitude  des  hypothèses  pour  prendre  place  parmi  les  vérités 
démontrées  :  c'est  le  moment  que  choisit  l'église  pour  l'attaquer. 
Un  dominicain  nommé  Caccini  prêche  contre  les  idées  nouvelles, 
en  prenant  pour  texte  ces  paroles  à  double  entente  :  Viri  Galilœi, 
quid  stalis  aspicientes  ad  cœlum?  Il  établit  «que  la  mathématique 
est  un  art  diabolique,  et  que  les  mathématiciens,  comme  auteurs 
de  toutes  les  hérésies,  devraient  être  bannis  de  tous  les  pays  chré- 
tiens. »  Un  autre  doniinicain,  Lorini,  dénonce  directement  Galilée 
au  saint-office.  Enfin  le  célèbre  astronome  vient  défendre  ses  doc- 
trines à  Rome  et  essaie  de  montrer  qu'elles  n'ont  rien  d'inconciliable 
avec  les  textes  de  l'Écriture. 

Le  5  mars  1616,  la  congrégation  de  l'Index  lançait  l'interdit  contre 
le  système  de  Copernic  et  faisait  défense  à  Galilée  de  le  professer. 
Quand  le  cardinal  Maffeo  Barberini  fut  nommé  pape  sous  le  nom 
d'Urbain  VIII,  Galilée,  à  qui  le  nouveau  pontife  avait  toujours  té- 
moigné de  grands  égards,  essaya  de  faire  révoquer  la  sentence  qui 
pesait  sur  ses  croyances  astronomiques.  «  Il  s'aperçut  bientôt,  dit 
M.  Biot,  que  dans  cette  cour  on  n'aime  pas  à  se  dédire.  »  On  lui  ac- 
corda des  audiences,  des  médailles,  avec  force  agms  Dei;  mais  la 
condamnation  fut  maintenue.  C'est  alors  que  Galilée  se  décida  à  faire 


208  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

paratire  ses  fameux  Dialogues,  où  trois  personnages  discutent  et 
comparent  la  doctrine  de  Ptolémée  et  le  système  de  Copernic.  Les 
argumens  de  l'adversaire  de  Ptolémée  sont,  comme  on  peut  l'ima- 
giner, sans  réplique;  mais  Galilée  laisse  pourtant  la  satisfaction 
d*un  triomphe  nominal  à  ses  deux  interlocuteurs,  dont  l'un,  nommé 
Simplicius,  oppose  à  toutes  les  raisons  l'autorité  suprême  d'Aris- 
tote.  Galilée  réussit  à  obtenir  à  Rome  même,  du  maître  du  sacré 
palais,  la  permission  d'imprimer  son  ouvrage.  Ses  démarches  exci- 
taient pourtant  quelques  soupçons  :  on  lui  redemanda  le  livre  pour 
l'examiner  de  nouveau;  mais,  sans  attendre  plus  longtemps,  Galilée 
se  hâta  de  mettre  à  profit  l'autorisation  qu'il  avait  reçue,  et  fit  pa- 
raître les  Dialogues  à  Florence.  Pour  conjurer  les  colères  de  Rome, 
il  annonça  qu'il  n'avait  écrit  ces  Dialogues  que  pour  montrer  aux 
étrangers  qu'on  n'avait  pas  condamné  le  système  de  Copernic  sans 
discernement,  et  les  représenta  comme  une  sorte  de  résumé  des  dé- 
bats à  la  suite  desquels  la  congrégation  de  l'Index  avait  prononcé 
son  jugement.  L'église  ne  fut  pas  dupe  de  cette  ironique  déclara- 
tion, et  l'auteur  des  Dialogues  fut  mandé  à  Rome  par  le  saint-office. 

Les  documens  que  M.  Biot  a  utilisés  pour  raconter  le  procès  de 
Galilée  sont  des  plus  curieux.  Évoquant  des  souvenirs  personnels, 
il  raconte  que,  faisant  une  visite  au  pape  Léon  Xll,  il  rencontra  dans 
les  antichambres  du  Vatican  le  père  Benedetto  Morizio  Olivieri,  com- 
missaire-général du  saint-office,  et  apprit  de  lui  que  les  pièces  origi- 
nales du  procès  de  Galilée  avaient  été  envoyées  au  roi  Louis  XVIII, 
qui  désirait  en  prendre  communication.  Ces  pièces  furent  égarées 
dans  le  désordre  des  cent-jours,  et  depuis  181/i  le  Sfiint- siège  ne 
cessa  de  les  réclamer.  Elles  furent  enfin  retrouvées,  et  sous  le  règne 
de  Louis-Philippe  M.  Rossi  rapporta  ces  documens  à  Rome,  où  l'on 
promettait  formellement  de  les  publier.  On  choisit  comme  éditeur 
M*'  Marino-Marini,  dont  M.  Biot  a  pu  consulter  le  livre  intitulé  Ga- 
lileo  e  l'Inquisizione.  Il  est  fâcheux  que  tous  les  textes  originaux 
n'aient  pas  été  publiés  intégralement,  et  que  Ms""  Marino-Marini  ne 
reproduise  jamais  textuellement  les  passages  les  plus  significatifs. 
«En  cela,  dit  avec  raison  M.  Biot,  il  a  eu  un  grand  tort,  car  non- 
seulement  il  manque  à  la  condition  d'entière  publicité  qui  avait  été 
acceptée,  mais  encore  il  porte  préjudice  à  la  vérité,  que  Rome  avait 
tant  d'intérêt  à  mettre  au  jour.  En  effet,  tout  son  livre  est  empreint 
d'un  tel  sentiment  de  malveillance,  si  continu  et  si  aigre  contre  le 
inalbeureux  Galilée,  qu'il  semblerait  en  vérité  s'être  proposé  non  pas 
d'exposer  avec  sincérité  les  circonstances  de  son  procès,  mais  plu- 
tôt de  le  refaire  pire  qu'il  n'avait  été  alors.  » 

L'ouvrage  suspect  de  Mk»".  Marino-Marini  trouvait  heureusement 
un  précieux  contrôle  dans  les  dépêches  officielles  de  l'ambassadeur 
de  Towîane,  chez  lequel  résida  Galilée  pendant  tout  le  temps  de  son 


DE  l'histoire  scientifique.  209 

séjour  à  Rome,  sauf  les  jours  où  il  fut  détenu  au  saint-office.  L'am- 
bassadeur eut  les  soins  les  plus  touchans  pour  le  malheureux  accusé 
placé  sous  sa  protection,  et  a  rendu  un  compte  détaillé  de  tout  ce 
qui  survint  pendant  la  durée  de  la  procédure.  En  comparant  les 
versions  de  l'ambassadeur  toscan  Niccolini  et  celles  de  Mg^"  Marino- 
Marini,  M.  Biot  a  réussi  à  convaincre  celui-ci  de  mauvaise  foi  sur 
quelques  points  împortans.  Toutefois,  en  scrutant  habilement  les 
nombreuses  pièces  de  ce  singulier  procès,  en  rapprochant  les  dates, 
|en  commentant  l'ouvrage  récent  avec  les  documens  déjà  connus,  il 
[est  parvenu  à  démontrer  presque  jusqu'à  l'évidence  que,  contraire- 
ment à  une  opinion  longtemps  incontestée,  Galilée  n'avait  pas  été 
soumis  à  la  torture,  et  qu'il  en  fut  seulement  menacé.  Les  supplices 
furent  épargnés  à  l'infortuné  vieillard,  infirme  et  septuagénaire. 
((  Non,  s'écrie  éloquemment  M.  Biot,  Galilée  ne  fut  pas  physique- 
ment torturé  dans  sa  personne;  mais  quelle  afTi'euse  torture  morale 
ne  dut-il  pas  souffrir,  quand,  sous  la  terrible  menace  des  supplices 
et  des  cachots,  il  se  vit  misérablement  contraint  à  se  parjurer  contre 
lui-même,  à  renier  les  immortelles  conséquences  de  ses  découvertes, 
à  déclarer  vrai  ce  qu'il  croyait  faux,  et  à  faire  serment  de  ne  plus 
soutenir  désormais  ce  qu'il  croyait  la  vérité!  Comprend-on  bien  les 
angoisses  de  ce  martyre,  les  amertumes  dont  cette  intelligence  d'é- 
lite fut  abreuvée?  Et  l'on  ne  proscrivit  pas  seulement  ses  pensées 
d'autrefois;  on  s'efforça  de  les  enchaîner  pour  toujours.  Depuis  cette 
époque  fatale  de  1633  jusqu'à  sa  mort,  arrivée  le  8  janvier  16Zi2, 
c'est-à-dire  pendant  les  neuf  dernières  années  de  sa  vie,  le  malheu- 
reux Galilée  resta  dans  un  état  de  suspicion  sourde  et  de  surveil- 
lance inquiète, 'dont  la  rigueur  le  poursuivit  au-delà  du  tombeau. 
Des  théologiens  fanatiques  voulurent  contester  la  validité  de  son 
testament  et  lui  faire  refuser  la  sépulture  ecclésiastique,  comme 
étant  décédé  sous  le  coup  d'un  châtiment  infligé  par  l'inquisition.  » 
La  sentence  d'abjuration  mérite  d'être  connue.  INon-seulement 
Galilée  fut  obligé  de  déclarer  solennellement  «  qu'il  maudissait  et 
détestait  ses  hérésies,  »  mais  il  dut  encore  s'engager,  «  au  cas  où 
'I  il  connaîtrait  quelque  hérétique,  ou  quelqu'un  suspect  d'hérésie,  à 
le  dénoncer  au  saint-office,  ou  à  l'inquisiteur  du  lieu  où  il  se  trou- 
vait. ))  Il  n'est  guère  possible  d'admettre  qu'après  avoir  prononcé 
cette  humiliante  déclaration,  Galilée  ait  dit  le  fameux  e  pur  si  muove, 
en  présence  des  hommes  mêmes  qui  l'avaient  menacé  de  la  torture 
pour  lui  arracher  une  renonciation  mensongère  aux  doctrines  de  sa 
vie  entière.  M.  Biot,  dans  la  vie  de  Galilée  qu'il  écrivit  en  1816  pour 
la  Biographie  universelle,  rapportait  ces  paroles  sans  les  mettre  en 
doute;  aujourd'hui  il  n'hésite  pas  à  en  nier  l'authenticité. 
Le  récit  émouvant  de  M.  Biot  sera  lu  par  tout  le  ponde  avec  un 

TOME  XIX.  14; 


îiO  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

extrême  intérêt;  mais,  tout  en  admettant  l'ensemble  de  ses  conclu- 
sions sur  le  procès  de  Galilée,  on  pourra  être  étonné  de  l'indul- 
gence de  son  jugement  sur  la  conduite  d'Urbain  VIII.  Il  est  bien  vrai 
sans  doute  que  le  jésuite  Christophe  Scheiner,  pour  se  venger  de 
n'avoir  pu  enlever  à  l'astronome  florentin  la  découverte  des  taches 
du  soleil,  avait  fait  charitablement  insinuer  au  souverain  pontife 
que  Galilée  l'avait  peint  dans^  les  Dialogues  sous  le  nom  de  Simpli- 
cius.  Ce  personnage  y  présente  en  efl'et  un  argument  dont  le  pape 
s'était  servi,  en  causant  avec  Galilée,  à  l'époque  de  la  condamna- 
tion du  système  de  Copernic.  Voilà  ce  que  M.  Biot  appelle  les  «  torts 
personnels  »  de  Galilée,  et  par  quoi  il  essaie  d'excuser  la  sévérité 
d'Urbain  VIII.  En  parcourant  les  documens  mêmes  employés  par 
M.  Biot,  on  voit  néanmoins  que  la  responsabilité  des  rigueurs  dé- 
ployées contre  Galilée  remonte  tout  entière  à  Urbain  VIII,  et  que 
la  politique,  non  la  clémence,  lui  épargna  seule  les  plus  sévères. 
La  mémoire  de  ce  pape  gagnera-t-elle  beaucoup  à  ce  qu'il  soit  bien 
établi  qu'en  persécutant  l'astronome  florentin,  il  vengeait  son  amour- 
propre  blessé  plus  que  l'orthodoxie?  Ce  n'était  pas  un  de  ces  pontifes 
dont  les  actes  violens  peuvent  trouver  une  sorte  d'excuse  dans  un 
fanatisme  sincère.  D'un  esprit  naturellement  enjoué,  aimanta  rimer 
des  sonnets,  Urbain  VIII  n'a  aucun  des  traits  de  ces  figures  sévères 
que  l'histoire  de  la  papauté  nous  a  transmises.  Quand  le  gouverne- 
ment espagnol  retenait  Campanella  dans  les  prisons  de  Naples,  ce 
pape  n'épargna  point  les  efforts  pour  que  le  philosophe  calabrais 
fût  transféré  à  Rome,  sous  prétexte  qu'il  était  accusé  d'hérésie  et 
ne  relevait  que  de  l'inquisition.  Il  traita  son  prisonnier  avec  une  in- 
dulgence extrême,  prit  parti  contre  ses  ennemis,  'et  finit  par  lui 
rendre  la  liberté.  Or  les  folles  et  grossières  théories  sociales  de 
Campanella  méritaient  plutôt  une  condamnation  que  les  travaux 
de  Galilée,  et  l'on  aurait  au  moins  pu  avoir  pour  des  spéculations 
purement  astronomiques  la  même  tolérance  que  pour  des  systèmes 
où  la  morale  soufl*re  autant  que  la  raison. 

La  condamnation  de  Galilée  eut  des  conséquences  fatales  :  Gas- 
sendi et  Bouillaud  en  répandirent  le  bruit  en  France.  En  l'appre- 
nant quatre  mois  seulement  après  qu'elle  eut  été  prononcée.  Des- 
cartes, dans  la  crainte  d'offenser  le  saint-siége,  se  résolut  à  ne  pas 
publier  l'immense  ouvrage  qu'il  préparait  sur  l'ensemble  de  la  na- 
ture, et  auquel  il  avait  déjà  consacré  de  longues  années  de  travail. 
L'arrêt  qui  frappa  Galilée  eut  encore  des  effets  plus  généraux  et 
plus  durables  :  en  repoussant  les  résultats  de  l'observation  et  du 
raisonnement,  l'église  traça  entre  la  foi  et  la  science  cette  ligne 
que  le  xviii*  s^le  creusa  depuis  si  profondément;  elle  provoqua 
elle-même  ce  rfedouUble  conflit  qu'elle  s'eflbrça  en  vain  d'apaiser, 
quand  elle  en  eut  aperçu  tous  les  dangers.  Les  pays  où  l'autorité 


DE    L  HISTOIRE    SCIENTIFIQUE.  211 

spirituelle  ne  prononça  point  elle-même  le  divorce  entre  les  vérités 
lémontrées  et  les  vérités  révélées  n'ont  pas  été  troublés  par  d'aussi 
^rdentes  hostilités  :  la  science  y  a  le  plus  souvent  mis  complaisam- 
lent  ses  découvertes  au  service  des  idées  religieuses  et  philoso- 
phiques. Où  pourrait-on  en  trouver  de  meilleures  preuves  que  dans 
[Angleterre,  pays  par  excellence  de  la  théologie  naturelle,  qui  em- 
runte  à  la  fois  ses  argumens  à  la  science  et  à  la  révélation?  Où 
>urrait-on  trouver  d'ailleurs  un  plus  saisissant  exemple  de  l'inté- 
ît  que  peut  offrir  l'histoire  scientifique  dans  un  pays  libre?  M.  Biot 
fous  montre  Galilée  persécuté  par  Rome  ;  il  nous  apprend  aus&i  que 
[ewton,  Napier,  —  et  après  eux  on  pourrait  citer  presque  tous  les 
-ands  noms  scientifiques  de  l'Angleterre,  —  ont  été  les  défenseurs 
|t  les  champions  de  l'église  anglicane  et  des  doctrines  de  la  ré- 
)rme. 

IL' 

La  renaissance  des  sciences  fut  beaucoup  plus  tardive  en  Angle- 
terre qu'en  Italie.  On  ne  peut  dire  que  Bacon  en  donna  le  signal,  il 
y  prépara  seulement  les  esprits  par  une  réforme  philosophique. 
Comme  le  fait  remarquer  M.  Biot,  il  n'appliqua  jamais  lui-même  la 
méthode  inductive.  «  C'est  Galilée,  écrit-il  à  ce  sujet,  qui  a  montré 
l'art  d'interroger  la  nature  par  l'expérience.  On  a  souvent  attribué 
cette  gloire  à  Bacon,  mais  ceux  qui  lui  en  font  honneur  ont  été,  à 
notre  avis,  un  peu  prodigues  d'un  bien  qu'il  ne  leur  appartient  pas 
de  dispenser...  Si  Bacon,  ajoute- t-il  un  peu  après,  a  eu  tant  de  part 
aux  découvertes  qui  se  sont  faites  après  lui  dans  les  sciences,  qu'on 
nous  montre  donc  un  seul  fait,  un  seul  résultat  de  son  invention 
qui  soit  de  quelque  utilité  aujourd'hui!  »  Il  est  très  vrai  que  la 
gloire  d'avoir  enrichi  des  premiers  résultats  positifs  les  sciences  d'ob- 
servation appartient  à  Galilée;  la  gloire  de  Bacon  a  été  d'une  autre 
sorte.  S'il  n'a  rien  fait  lui-même  pour  les  sciences,  il  a  montré  ce 
que  les  sciences  devaient  faire.  Dans  un  essai  célèbre  surJ' auteur 
du  Novum  Organum,  l'historien  anglais  Macaulay  a,  ce  nous  semble, 
parfaitement  caractérisé  le  rôle  de  ce  grand  homme;  il  montre  les 
sciences  avant  lui  dédaignant  les  applications  et  cultivées  comme 
de  simples  jeux  de  l'intelligence,  Platon  professant  que  la  géomé- 
trie se  dégrade  par  les  services  qu'elle  rend  au  vulgaire,  Socrate 
annonçant  à  ses  disciples  que  la  connaissance  des  mouvemens  des 
corps  célestes  doit  uniquement  servir  à  élever  l'âme  vers  des  vérités 

ssi  indépendantes  des  étoiles  que  les  vérités  géométriques  le  sont 
es  lignes  que  nous  figurons  sur  le  sable.  Ce  dédain  du  réel  et  de 
l'utile  était  poussé  jusqu'aux  conséquences  les  plus  absurdes  :  Platon 

fait  jusqu'à  prétendre  que  l'invention  de  Técriture  alphabétique 


"es 


212  BEVUE  DES   DEUX  MONDES. 

avait  affaibli  Tesprit  humain,  en  diminuant  le  travail  derintelli- 
gence  et  de  la  mémoire.  Sa  philosophie  ne  tendait  qu'à  exalter 
Tâme  par  la  contemplation  de  l'idéal;  celle  d'Aristote  enfermait  l'es- 
prit dans  des  formule$  inflexibles.  Bacon  pensa  que  les  sciences  de- 
vaient se  proposer  comme  but  d'améliorer  la  condition  de'  l'homme 
et  de  préparer  son  affranchissement  moral  par  son  affranchissement 
physique  :  obéissant  au  génie  pratique  de  sa  nation,  il  tira  la  science 
des  chimères,  et  lui  assigna  l'observation  comme  méthode  et  l'étude 
de  la  nature  comme  but. 

Son  heureuse  influence  ne  put  porter  tous  ses  fruits  que  lorsque 
la  fureur  des  guerres  civiles  fut  épuisée  et  qu'un  peu  de  calme  fut 
rendu  à  l'Angleterre.  Les  sciences  ne  commencèrent  à  être  cultivées 
avec  suite  qu'à  l'époque  où  Charles  II  remonta  sur  le  trône.  Alors 
fut  fondée  la  Société  royale,  destinée  à  devenir  rapidement  si  cé- 
lèbre; les  plus  grands  personnages  se  firent  les  patrons  des  savans. 
Charles  II  lui-même  aimait  à  se  distraire  dans  son  laboratoire  de 
Whitehall  de  l'ennui  des  affaires  et  de  la  satiété  des  plaisirs.  Parmi 
les  noms  remarquables  de  cette  période,  on  peut  nommer  le  chi- 
miste Boyle,  Wallis,  Barrow,  Ray  et  Woodvvard,  dont  les  travaux 
sur  la  zoologie  ne  sont  pas  encore  oubliés;  Halley,  qui  créa  la  mé- 
téorologie; Flamsteed,  qui  fonda  le  fameux  observatoire  de  Green- 
wich,  et  y  amassa  patiemment  de  si  précieuses  observations;  mais 
tous  ces  noms  pâlissent  devant  celui  de  Newton. 

Un  volume  presque  entier  des  Mélanges  scientifiques  et  littéraires 
de  M.  Biot  est  rempli  par  des  études  sur  la  vie  et  les  travaux  de  ce 
grand  homme.  Ces  études  forment,  avec  celles  qui  sont  relatives  à 
Galilée,  la  partie  la  plus  attachante  de  tout  l'ouvrage.  La  première 
est  une  notice  insérée  en  1816  dans  la  Biographie  universelle;  de- 
puis cette  époque  déjà  éloignée,  de  nombreux  documens  ont  révélé 
une  grande  quantité  de  nouveaux  faits  relatifs  au  grand  astronome 
anglais.  On  les  trouve  pour  la  plupart  réunis  dans  la  Biographie  de 
sir  Isaac  Newton,  publiée  récemment  par  sir  David  Brewster  (1).  La 
publication  de  la  Correspondance  de  Newton  avec  Flamsteed ,  dont 
les  observations  lui  furent  si  utiles,  et  Cotes,  qui  révisa,  sous  sa 
direction,  la  deuxième  édition  de  seslPrincipes ,  a  permis  à  M.  Biot 
d'éclaircir  des  questions  scientifiques  du  premier  intérêt,  liées  aux 
travaux  de  Newton,  à  ses  méthodes  et  à  ses  découvertes.  La  réim- 
pression toute  récente  du  Commercium  epistolicum,  recueil  des  let- 
tres échangées  entre  Newton  et  Leibnitz  au  sujet  de  la  découverte 
du  calcul  différentiel,  a  donné  l'occasion  à  l'académicien  français 
de  porter  un  dernier  jugement  sur  la  question  qui  divisa  les  dei^x 

(I)  \oyei  à  ce  ti^et  les  éUules  »ur  Newton  publiées  par  M.  Paul  de  Rômusat  dans  la 
Beme  du  l-'  et  du  15  àéemhn  1856. 


DE    L*HISTOIRE    SCIENTIFIQUE.  213 

illustres  rivaux.  Les  diverses  études  de  M.  Biot  sur  Newton  ayant 
été  publiées  à  des  époques  quelquefois  fort  éloignées,  et  dans  des 
recueils  divers,  il  en  est  résulté  que  souvent  il  y  a  été  dans  l'obliga- 
tion de  se  répéter  lui-même  en  reparlant  des  mêmes  événemens. 
Dans  les  Mélanges  scientifiques  y  où  tous  ces  travaux  sont  réunis,  le 
lecteur  peut  suivre,  non  sans  intérêt,  les  changemens  qui  s'opèrent 
dans  la  pensée  et  les  opinions  de  l'auteur  à  mesure  que  des  documens 
nouveaux  éclairent  le  sujet  qu'il  traite  :  le  Newton  du  début  n'est  pas 
le  Newton  de  la  fm.  Du  milieu  des  rectifications,  des  renvois,  des 
additions,  on  a  un  peu  de  peine  toutefois  à  dégager  une  opinion  dé- 
finitive; mais,  si  M.  Biot  a  consacré  quarante  ans  de  recherches  as- 
sidues à  l'étude  de  la  vie  et  des  ouvrages  de  Newton,  il  a  bien  le 
droit  d'exiger  quelques  efforts  de  la  part  de  ceux  à  qui  il  commu- 
nique les  résultats  de  sa  longue  et  patiente  œuvre  critique.  Per- 
sonne ne  regrettera  d'avoir  relu  à  plusieurs  reprises  ces  curieuses 
études,  où  la  première  place  appartient  à  l'un  des  hommes  les  plus 
extraordinaires  qui  aient  jamais  vécu.  Tout  ce  qui  concerne  ce  pen- 
seur solitaire  et  profond,  qui,  avant  vingt-cinq  ans,  avait  achevé 
ses  plus  grandes  découvertes,  doit  intéresser  le  philosophe  autant 
que  le  savant,  car  jamais  aucun  autre  homme  ne  montra  à  un  pareil 
degré  jusqu'où  peut  aller  la  puissance  de  la  pensée.  Newton  res- 
tera comme  un  type  dans  l'histoire  de  l'esprit  humain  :  T audace  de 
ses  conceptions  nous  étonne  encore  aujourd'hui;  ses  ouvrages  de- 
meurent comme  ces  monumens  où  chaque  siècle  découvre  des  beau- 
tés et  des  harmonies  nouvelles.  Ce  qui  frappe  surtout  en  lui,  c'est 
qu'en  toute  chose  il  visait  au  plus  grand  :  les  difficultés  ordinaires 
étaient  des  jeux  pour  son  intelligence;  rien  que  pour  poser  les  pro- 
blèmes qui  le  tentaient,  il  fallait  du  génie,  et  il  les  résolut. 

En  astronomie.  Newton  eut  la  pensée  hardie  d'examiner  si  la 
force  qui  maintient  les  astres  dans  les  orbites  qu'ils  parcourent 
n'est  pas  la  même  que  celle  qui  retient  ensemble  les  diverses  par- 
ties de  notre  globe  et  les  objets  qui  en  couvrent  la  surface.  Les  ob- 
servations si  incomplètes  de  son  temps  lui  suffirent  pour  vérifier 
la  justesse  de  cette  grande  conception  et  découvrir  les  lois  de  l'at- 
traction universelle.  En  physique,  il  choisit  de  préférence,  comme 
objet  de  ses  études,  les  phénomènes  optiques,  les  plus  difficiles 
à  analyser,  et  l'on  pourrait  presque  dire  les  plus  immatériels. 
Sa  méthode  mathématique  était  seule  une  prodigieuse  découverte; 
mais  il  semblait  oublier  ses  propres  instrumens  devant  la  grandeur 
des  résultats  auxquels  ils  l'avaient  aidé  à  parvenir.  Il  garda  long- 
temps secrète  la  découverte  des  fluxions,  et  ne  la  communiqua 
qu'incidemment  au  professeur  Barrow,  à  propos  d'un  ouvrage  publié 
par  le  géomètre  Mercator.  La  crainte  des  controverses  scientifiques 
tendit  encore  à  augmenter  sa  réserve  naturelle  :  il  fallait  le  sollici- 


2i^  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ter  pour  obtenir  ses  manuscrits.  Chaque  fois  qu'il  annonçait  une 
nouvelle  découverte,  il  trouvait  toujours  son  collègue  à  la  Société 
royale,  Hooke,  prêt  à  la  lui  disputer.  L'hostilité  de  Hooke,  esprit 
brillant  et  subtil,  mais  superficiel,  était  d'autant  plus  vive  qu'il 
avait  passé  en  quelque  sorte  près  de  plusieurs  grandes  découvertes 
sans  les  apercevoir  et  les  saisir.  M.  Biot  cite  un  extrait  de  ses  livres 
où  l'attraction  se  trouve  pressentie  :  la  force  qu'il  n'avait  fait  que 
deviner,  Newton  la  calcula,  la  mesura,  lui  donna  une  formule.  C'est 
dans  cette  formule  qu'est  toute  la  découverte.  L'opposition  de  Hooke 
s'exerça  aussi  avec  une  importune  persistance  sur  les  beaux  travaux 
de  Newton  relatifs  à  la  lumière.  11  attaqua  avec  beaucoup  d'habileté 
l'hypothèse  que  Newton  admettait  relativement  à  la  nature  et  aux 
propriétés  du  fluide  lumineux;  mais,  ainsi  que  M.  Biôt  le  montre, 
les  résultats  que  l'observation  avait  fournis  à  Newton  sont  indépen- 
dans  de  toutes  les  hypothèses.  Newton  fut  si  chagriné  de  ces  atta- 
ques, qu'il  attendit  la  mort  de  Hooke  pour  publier  Y  Optique. 

W  faut  lire  dans  les  Mélanges  de  M.  Biot  l'analyse  de  ce  grand  ou- 
vrage, aussi  bien  que  celle  des  Principes,  où  Newton  renferma  la 
théorie  de  l'attraction  universelle  et  tous  les  résultats  qu'il  était  par- 
venu à  en  déduire.  Le  savant  français  ne  parle  point  de  ces  livres 
immortels  avec  l'admiration  banale  qu'on  accorde  toujours  à  ce  que 
le  temps  a  consacré  :  il  en  a  pris  une  intime  connaissance,  il  a  ap- 
profondi toutes  les  questions,  recherché  avec  patience,  sous  la  sé- 
vère synthèse  de  Newton,  la  trace  des  procédés  analytiques  qu'il  a 
employés,  examiné  avec  le  secours  de  toutes  les  découvertes  mo- 
dernes comment  ses  inductions  sur  un  grand  nombre  de  points  ont 
été  vérifiées,  comment  sur  d'autres  ses  résultats  ont  été  corrigés  ou 
complétés.  Ce  travail  critique  présentait  de  très  grandes  difficultés. 
Aujourd'hui  encore  la  lecture  des  Principes  est  extrêmement  ardue. 
Faut-il  s'étonner  dès  lors  qu'ils  n'aient  pas  été  compris  au  moment 
où  ils  parurent?  Personne,  pas  même  Leibnitz  et  Huyghens,  n'en 
saisit  la  force  et  la  profondeur.  Newton  sentit  qu'il  devait  perfec- 
tionner son  ouvrage;  mais,  âgé  déjà,  très  absorbé  par  ses  fonctions 
de  garde  de  la  monnaie,  il  avait  besoin  d'un  auxiliaire  :  il  le  trouva 
dans  Cotes,  jeune  professeur  de  Cambridge.  Le  chapitre  que  M.  Biot 
a  consacré  à  la  correspondance  de  Cotes  et  de  Newton  est  des  plus 
instructifs.  Les  points  les  plus  délicats  de  la  théorie  de  l'attraction 
universelle  s'y  trouvent  controversés.  Un  fait  qui  ressort  de  cette 
discussion,  c'est  que  Cotes,  plein  d'intelligence  et  de  pénétration, 
fut  très  utile  à  Newton;  il  éveillait  son  esprit  aux  objections,  l'obli- 
geait à  donner  à  ses  pensées  la  forme  la  plus  claire.  Cotes  mourut 
très  jeune  :  Newton  ressentit  vivement  sa  perte.  «Si  Cotes  eût  vécu, 
diuait-il,  nous  aurions  su  quelque  chose.  » 

La  fin  de  la  vie  de  Newton  fut  troublée  par  de  pénibles  débats 


DE  l'histoire  scientifique.  215 

avec  Leibnitz  au  sujet  de  la  priorité  de  la  découverte  du  calcul 
différentiel.  La  forme  que  le  géomètre  allemand  donna  à  cette  mé- 
thode mathématique  est  celle  qui  a  été  universellement  adoptée  ;  elle 
présente  une  notation  plus  simple  et  plus  commode,  et,  comme 
M.  Biot  le  montre  bien,  se  prête  avec  une  plus  grande  facilité  aux 
recherches  analytiques.  Si  l'on  compare  les  deux  méthodes  au  point 
de  vue  des  services  qu'elles  ont  rendus,  il  est  certain  qu'il  faut,  avec 
M.  Biot  et  les  illustres  autorités  qu'il  cite,  donner  la  préférence  à 
celle  de  Leibnitz;  mais  celle  de  Newton  rachète  cette  infériorité 
par  ce  qu'on  pourrait  nommer  sa  perfection  métaphysique.  Elle  est 
fondée  sur  l'application  de  l'idée  du  mouvement  à  la  génération  des 
formes  géométriques,  et  n'est  affaiblie  par  aucun  postulatum,  au- 
cune incertitude.  La  méthode  de  Leibnitz,  qui  repose  sur  la  consi- 
dération des  infiniment  petits,  est  par  là  même,  comme  tous  les 
géomètres  le  savent  bien,  sujette  à  des  objections  que  personne  n'a 
encore  levées  complètement,  pas  plus  Auguste  Comte  que  Carnot. 
Les  principes  du  calcul  différentiel,  tel  qu'on  le  présente  ordinaire- 
ment, ont  besoin  d'être  vérifiés  et  justifiés  en  quelque  sorte  par  les 
applications  :  ils  ne  jouissent  ainsi  que  d'un  genre  d'évidence  im- 
parfait. 

Cette  abstruse  question  de  la  métaphysique  du  calcul  infinitési- 
mal n'était  pas  celle  qui  divisait  Newton  et  Leibnitz;  ils  se  disputè- 
rent la  découverte  elle-même.  L'histoire  de  leurs  fâcheux  débats 
est  aujourd'hui  trop  connue  pour  qu'il  soit  nécessaire  d'y  revenir 
en  détail.  On  sait  que  la  Société  royale  s'établit  juge  entre  les  deux 
rivaux  ;  leur  correspondance  fut  publiée  sous  le  nom  de  Commer- 
cium  epistolicum.  L'examen  des  pièces,  qui  sont  entre  les  mains  du 
comte  de  Portsmouth,  a  donné  la  preuve  que  Newton  fut  le  véritable 
éditeur  de  ce  recueil,  fait  avec  une  grande  partialité.  On  sait  aussi 
aujourd'hui  qu'il  en  composa  lui-même  une  analyse  anonyme  pour 
les  Transactions  philosophiques.  S'il  chercha  ainsi  à  influencer  ses 
juges,  il  eut  plus  tard  d'autres  torts,  et,  après  la  mort  de  Leibnitz, 
il  fit  réimprimer  le  Commercium  epistolicum  avec  des  changemens 
et  des  additions,  tout  en  laissant  sur  la  première  page  le  titre  et  la 
date  de  l'édition  primitive.  Quand  la  troisième  édition  des  Principes 
parut,  il  supprima  un  scolie  où  il  avait  déclaré  que  Leibnitz,  sous 
une  forme  particulière,  avait  découvert  le  calcul  différentiel  en  même 
temps  que  lui.  Si  graves  que  furent  les  torts  de  Newton,  on  ne  peut 
les  comparer  à  ceux  de  Leibnitz,  qui,  après  avoir  consulté  Newton 
sur  sa  méthode  des  fluxions,  se  donna  bientôt  lui-même  comme  le 
seul  inventeur  dtf  calcul  différentiel,  qui,  après  avoir  tenté  de  ravir 
à  son  adversaire  les  découvertes  des  Principes,  les  dénigra,  les  at- 
taqua avec  violence,  les  rangea  dédaigneusement  parmi  les  contes 
de  fées,  les  chimères,  qui  alla  enfin  jusqu'à  accuser  Newton  auprès 


216  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

de  ses  illustres  protecteurs  de  propager  des  doctrines  impies  et 
dangereuses  pour  la  religion. 

Dans  l'histoire  de  cette  triste  controverse,  M.  Biot  a  montré  peu 
d'indulgence  pour  Newton.  La  plupart  des  biographes  s'aveuglent 
sur  les  défauts  et  les  imperfections  de  ceux  dont  ils  racontent  la 
vie;  leur  ton  est  constamment  apologétique,  et  leur  admiration  dé- 
réglée s'applique  indistinctement  à  tous  les  actes  où  leur  héros  a 
pris  la  moindre  part.  Sir  David  Brewster  par  exemple  est  de  ce 
nombre,  mais  personne  ne  pourra  faire  un  semblable  reproche  à 
M.  Biot.'La  crainte  de  s'aveugler  sur  des  défauts  et  des  erreurs  l'a, 
ce  nous  semble,  quelquefois  entraîné  à  en  exagérer  la  gravité,  et 
l'on  éprouve,  il  faut  l'avouer,  une  impression  assez  pénible  en  le 
voyant  prendre  tant  de  peine  pour  rabaisser  le  caractère  du  même 
homme  dont  il  a  tant  exalté  le  génie.  11  est  malheureux  que  la  timi- 
dité naturelle  de  Newton  et  ses  habitudes  de  mystère  l'aient  en- 
traîné dans  des  voies  souterraines,  quand  il  lui  était  si  facile  de 
se  défendre  hautement  :  comme  il  arrive  presque  toujours,  ses  pré- 
cautions contre  ses  ennemis  lui  ont  plus  nui  que  ses  ennemis  eux- 
mêmes.  Ajoutons  que  si,  dans  sa  lutte  contre  Leibnitz,  il  se  laissa 
emporter  jusqu'à  l'injustice,  si  dans  une  autre  circonstance  il  eut 
quelques  torts  envers  Flamsteed,  Newton  fit  preuve  pendant  sa  vie 
entière,  dans  ses  relations  habituelles  avec  ses  maîtres,  ses  collè- 
gues, ses  élèves,  d'une  parfaite  loyauté,  d'une  modestie  scientifique 
qui  allait  jusqu'au  désintéressement. 

Il  est  un  autre  point  sur  lequel  on  hésitera  plus  encore  à  partager 
l'opinion  de  M.  Biot  :  je  veux  parler  de  la  prétendue  folie  de  Newton. 
Quand  M.  Biot  écrivait,  en  1816,  sa  première  notice,  on  ignorait  en- 
core toute  l'étendue  des  travaux  auxquels  Newton  s'était  livré  après 
la  publication  de  la  première  édition  des  Principes.  M.  Biot  s'étonnait 
de  voir  que  «depuis  cette  époque,  en  1687,  à  l'âge  de  quarante-cinq 
ans,  ce  génie  si  éminemment  inventif  n'eût  plus  donné  de  travail  nou- 
veau sur  aucune  partie  des  sciences  et  se  fût  borné  à  faire  connaître 
ce  qu'il  avait  Composé  avant  cette  époque,  d'après  d'anciens  manu- 
scrits, quelquefois  imparfaits,  qu'il  n'avait  pas  le  courage  de  complé- 
ter. »  Ce  qui  lui  paraissait  «  un  mystère  »  lui  sembla  expliqué  par 
une  note  écrite  de  la  main  de  Huyghens,  et  trouvée  dans  la  biblio- 
thèque de  Leyde.  Dans  cette  note,  aujourd'hui  bien  connue,  on  voit 
qu'Huyghens  apprit  d'un  Anglais  que  Newton  était  tombé  en  dé- 
mence, soit  par  suite  d'un  trop  grand  excès  de  travail,  soit  par  la 
douleur  qu'il  eut  d'avoir  vu  consumer  par  un  incendie  son  labora- 
toire de  chimie  et  plusieurs  manuscrits  importans.  Cette  étrange  ré- 
vélation causa  un  étonnement  général  et  donna  lieu  aux  plus  étranges 
commentaires.  Comme  Newton  avait  publié  après  Y  Optique  et  les 
Principes  de  grands  ouvrages  théologiques,  certains  esprits  crurent 


DE    L  HISTOIRE    SCIENTIFIQUE, 


217 


voir  dans  la  crise  signalée  par  M.  Biot  l'événement  qui  avait  fait  suc- 
céder chez  Newton  la  ferveur  religieuse  à  la  ferveur  scientifique.  Sir 
David  Brewster  accusa  Laplace  d'avoir  provoqué  d'indiscrètes  re- 
cherches pour  éclaircir  ce  problème  délicat;  il  attribua  de  sembla- 
fbles  intentions  à  M.  Biot,  et  prétendit  qu'il  avait  en  quelque  sorte 
H  excusé  Newton  d'avoir  écrit  sur  des  sujets  théologiques,  en  rap- 
portant cette  classe  de  ses  travaux  à  un  esprit  usé  par  l'âge  et  affaibli 
par  un  prerîiier  dérangement.  »  Pour  faire  sentir  combien  l'accusa- 
tion de  sir  David  Brewster  était  injuste,  il  suffit  de  rappeler  dans 
quels  termes  s'exprimait  M.  Biot  sur  les  recherches  théologiques  de 
Newton.  En  se  demandant  comment  un  esprit  si  rigoureux  avait 
pu  se  livrer  à  de  semblables  études,  il  écrivait  :  u  La  réponse  à  cette 
question  nous  semble  devoir  être  puisée  tout  entière  dans  les  idées 
et  les  habitudes  du  siècle  où  Newton  vivait.  Non-seulement  Newton 
était  religieux,  sincèrement  chrétien;  mais  toute  sa  vie  s'écoula, 
toutes  ses  affections  se  concentrèrent  dans  un  cercle  d'hommes, 
qui,  pénétrés  des  mêmes  doctrines,  étaient  dévoués  par  état  à  les 
propager,  ou  se  consacraient  par  goût  à  les  défendre.  Usant  du 
droit  d'examen  réclamé  par  toutes  les  sectes  protestantes,  les  savans 
anglais  de  cette  époque  prenaient  plaisir  à  mêler  aux  recherches  des 
sciences  les  discussions  théologiques ,  et  ils  se  trouvaient  d'autant 
plus  portés  vers  ces  dernières,  que  la  cause  de  la  religjion  protes- 
tante était  devenue  celle  de  la  liberté  politique.  »  M.  Biot  cite  à 
cette  occasion  les  écrits  théologiques  de  Boyle,  de  Wallis,  de  Bar- 
row,  de  Whiston  et  de  Glarke,  les  élèves  de  Newton,  enfin  de  Leib- 
nitz  lui-même.  Dans  sa  curieuse  notice  sur  Napier,  l'inventeur  des 
logarithmes,  il  nous  montre  aussi  le  baron  écossais  essayant  long- 
temps avant  Newton  d'interpréter  les  prophéties  bibliques,  et  culti- 
vant la  théologie  en  même  temps  que  les  mathématiques  pendant 
ks  rares  loisirs  que  lui  laissaient  les  guerres  civiles  de  son  temps. 
Si  Tes  interprétations  de  sir  David  Brewster  ne  méritent  pas  une 
sérieuse  réfutation,  le  fait  même  auquel  elles  se  rapportent  est  à  coup 
sûr  digne  d'examen.  Sir  David  Brewster,  pour  combattre  l'opinion 
de  M.  Biot,  qui  avait  adopté  sans  hésiter  le  récit  fait  à  Huyghens,  a 
recherché  avec  grand  soin  tout  ce  que  Newton  a  écrit  à  l'époque  de 
l'accident  mentionné  par  Huyghens  dans  sa  note.  11  a  publié  deux 
lettres  écrites  par  Newton  peu  de  temps  après  l'incendie  de  ses  ma- 
nuscrits; l'une  est  adressée  à  Locke,  l'autre  à  Pepys,  secrétaire  de 
l'amirauté  :  il  faut  avouer  que  le  biographe  anglais  n'a  pas  été  heu- 
reux dans  son  choix.  Ces  lettres  ont  un  ton  fort  bizarre,  et  M.  Biot  vit 
dans  l'étrangeté  même  du  style  une  preuve  nouvelle  du  dérangement 
d'esprit  de  Newton.  L'argument,  à  vrai  dire,  nous  paraît  bien  forcé, 
car,  ne  connaissant  pas  les  circonstances  auxquelles  ces  lettres  se 
rapportent,  nous  ne  pouvons  réellement  les  comprendre;  si  avec  trois 


218  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

lignes  de  l'écriture  d*un  homme  on  peut  le  faire  pendre,  il  n'en  fau- 
drait souvent  pas  plus  pour  le  convaincre  de  folie.  Sir  David  Brews- 
ter  a  fourni  un  argument  plus  décisif  à  sa  cause,  quand  il  a  dé- 
couvert qu'à  l'époque  de  sa  prétendue  folie,  Newton  composait  ses 
fameuses  lettres  à  Bentley,  où  il  entreprenait  de  montrer  quelles 
preuves  nouvelles  les  lois  astronomiques  qu'il  avait  découvertes  ap- 
portaient à  l'existence  de  Dieu.  En  examinant  et  comparant  les  dates 
avec  le  plus  grand  soin,  en  circonscrivant  l'époque  de  la  folie  dans 
les  limites  de  temps  les  plus  étroites,  M.  Biot  est  lui-même  obligé 
de  convenir  que  l'une  au  moins  de  ces  lettres  a  été  écrite  pendant 
que  l'esprit  de  Newton  était  encore  troublé  ;  il  se  tire  d'embarras  en 
attaquant  les  argumens  employés  par  Newton  et  en  s' efforçant  d'en 
montrer  la  faiblesse  :  je  n'entreprendrai  point  de  les  défendre,  mais 
le  ton  grave  de  la  lettre  à  Bentley,  la  suite  du  raisonnement,  la  hau- 
teur même  du  sujet,  tout  rend  bien  difficile  de  croire  que  l'esprit  de 
Newton  fût  alors  dérangé.  Quand  il  cherchait  à  démontrer  qu'il  y  a 
un  Dieu,  parce  que  la  loi  d'attraction  universelle,  en  expliquant  la 
perpétuité  du  mouvement,  n'apprend  rien  sur  l'origine  du  mouve- 
ment même,  pouvait-il  avoir  perdu  la  raison  au  point  de  ne  plus 
comprendre,  comme  on  le  lit  dans  la  note  d'Huyghens,  le  grand 
ouvrage  où  il  avait  démontré  cette  loi?  Aussi  bien  que  Leibnitz, 
Huyghens  était  jaloux  de  la  gloire  de  Newton  :  il  décria  ses  décou- 
vertes en  mainte  occasion  et  accueillit  sans  doute  avec  un  peu  trop 
d'empressement  le  récit  de  cette  folie,  qui  ne  paraît  avoir  été  qu'une 
indisposition  très  passagère,  causée  par  l'excès  du  travail  et,  comme 
Newton  l'explique  lui-même,  par  de  longues  insomnies. 

Au  reste,  si  l'on  conserve  encore  quelque  doute  relativement  à 
cette  crise  mentale,  on  a  pu  du  moins  acquérir  la  certitude,  et  c'est 
là  le  point  le  plus  important  du  débat,  que  l'esprit  de  Newton  n'a 
jamais  subi  un  affaiblissement  permanent,  comme  M.  Biot  le  pen- 
sait en  1816.  M.  Biot  a  plus  que  tout  autre  contribué  à  rectifier 
cette  erreur,  en  retrouvant  dans  les  correspondances  de  Newton 
publiées  depuis  la  trace  d'importantes  découvertes.  Nous  savons 
aujourd'hui,  à  n'en  pas  douter,  que  l'esprit  du  grand  homme  a 
consené  sa  force  et  son  activité  jusqu'au  dernier  moment.  11  est 
bien  vrai  que,  dans  la  correspondance  de  Newton  et  de  Flamsteed, 
qui  lui  fournissait  ses  précieuses  observations,  M.  Biot  constate  une 
interruption  de  1692  à  169/i ,  mais  dès  cette  dernière  année  nous 
voyons  Newton  approfondir  la  difficile  théorie  des  mouvemens  de 
la  lune  et  y  découvrir  des  inégalités  d'un  ordre  très  déhcat  :  «  nou- 
velle preuve,  dit  M.  Biot,  de  cette  pénétration  incomparable  de  son 
génie,  qui  lui  faisait  pour  ainsi  dire  pressentir  lés  vérités  physiques 
à  travers  les  obstacles  encore  insurmontables  qui  l'en  séparaient.  » 
Pans  cette  môme  correspondance ,  M.  Biot  a  fait  une  très  impor- 


DE  l'histoire  scientifique.  219 

tante  découverte  :  il  y  a  trouvé  l'origine  de  la  table  composée  par 
Newton  pour  corriger  les  observations  astronomiques  des  effets  de 
la  réfraction  atmosphérique.  Cette  table  fut  communiquée  par  Hal- 
ley,  sans  explication,  à  la  Société  royale,  de  sorte  qu'on  ne  savait 
si  elle  avait  été  composée  à  l'aide  d'une  théorie,  ou  seulement  em- 
piriquement. M.  Biot  a  retrouvé  dans  les  lettres  à  Flamsteed  les 
bases  d'une  théorie  relative  à  cette  difficile  question  ;  il  est  parvenu 
à  ressaisir  en  quelque  sorte  dans  la  table  de  Newton  toute  la  série 
des  opérations  auxquelles  le  grand  astronome  avait  eu  recours.  Il 
le  proclame  «  créateur  de  la  théorie  des  réfractions  atmosphériques, 
comme  il  l'est  de  la  théorie  de  la  gravitation.  » 

N'aurait-on  pas  toutes  ces  preuves  de  l'ordre  scientifique,  on 
pourrait ,  ce  me  semble,  trouver  dans  la  vie  publique  de  Newton  la 
garantie  que  ses  contemporains  ne  crurent  jamais  son  intelligence 
en  péril.  La  charge  de  garde  de  la  monnaie  ne  fut  point  pour  New- 
ton une  sinécure  :  ses  amis  et  ses  protecteurs  n'auraient  jamais 
songé  à  l'appeler  à  ce  poste,  s'il  avait  eu  auparavant  un  véritable 
•accès  de  folie;  ils  eussent,  à  bon  droit,  redouté  de  mettre  de  nou- 
veau sa  raison  en  danger,  en  lui  imposant  la  laborieuse  tâche  de 
refondre  toute  la  monnaie  (iu  royaume.  Il  faut  savoir  qu'au  moment 
où  cette  mesure  fut  ordonnée,  la  déplorable  habitude  de  rogner  les 
pièces  d'argent  avait  amené  l'Angleterre  à  la  veille  d'une  véritable 
révolution.  Quand  Montagne  confia,  dans  ces  circonstances  criti- 
ques, la  garde  de  la  monnaie  à  Newton,  il  était  nécessaire  d'opérer 
une  révolution  complète  dans  cet  établissement.  Newton  se  voua  à 
ses  fonctions  avec  une  activité  extrême,  et  réussit  à  abréger  au-delà 
de  tout  ce  qu'on  avait  espéré  la  difficile  période  de  transition  qu'en- 
traîne une  réforme  monétaire  complète. 

M.  Biot  n'entre  pas  dans  ces  détails ,  qui  ont  pourtant  de  l'in- 
térêt :  il  est  vrai  que,  dans  toutes  ses  études  sur  Newton,  il  ne  se 
montre  préoccupé  que  de  ce  qui  concerne  le  rôle  et  l'importance 
scientifiques  de  ce  grand  homme.  Il  cite  à  peine  quelques  circon- 
stances de  sa  vie  publique,  et  quand  il  le  montre,  membre  silen- 
cieux du  parlement,  n'ouvrant  jamais  la  bouche,  même  sur  les  sujets 
spéciaux  qui  touchaient  à  l'astronomie ,  c'est  pour  déplorer  que  la 
politique  ait  enlevé  aux  sciences  une  partie  d'un  temps  si  précieux. 
Les  compatriotes  de  Newton  jugent  autrement  sa  conduite  :  ils  ne 
lui  savent  pas  mauvais  gré  d'avoir  été,  en  même  temps  qu'un  grand 
mathématicien,  un  patriote,  d'avoir  soutenu  contre  Jacques  II  les 
antiques  privilèges  de  l'université  de  Cambridge,  d'avoir  appuyé 
constamment  de  ses  votes  et  de  l'autorité  de  son  nom  le  parti  qui 
mit  Guillaume  d'Orange  sur  le  trône,  et  jeta  sous  son  règne  glo- 
rieux les  fondemens  les  plus  solides  de  la  puissance  actuelle  de 
l'Angleterre. 


220  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Le  dédain  de  M.  Biot  pour  les  services  que  Newton  a  pu  rendre 
comme  homme  public  n'a  rien  d'exceptionnel;  il  est,  on  peut  le 
dire,  systématique.  M.  Biot  ne  perd  pas  une  occasion  de  montrer 
que  ceux  qui  cultivent  les  sciences  doivent  soigneusement  éviter  de 
s'égarer  dans  le  domaine  de  la  politique.  Il  leur  interdit  de  des- 
cendre de  ces  lieux  élevés  dont  parle  en  si  beau  langage  le  poète 
latin  :  sapientum  templa  serena.  Les  titres  les  plus  nombreux,  les 
plus  brillans  à  l'admiration  de  la  postérité  ne  peuvent  les  absoudre 
d'une  participation  même  momentanée  aux  affaires  publiques.  11  voit 
dans  une  abstention  prudente  la  seule  garantie  de  l'indépendance, 
la  seule  sauvegarde  de  la  dignité.  Celui  qui  se  mêle  au  mouve- 
ment de  son  temps  compromet  son  repos,  sa  gloire,  sacrifie  des 
biens  véritables  à  des  biens  éphémères,  des  conquêtes  éternelles 
à  des  conquêtes  d'un  jour.  En  traçant  dans  son  discours  de  récep- 
tion à  l'Académie  française  les  caractères  du  vrai  savant,  M.  Biot 
disait  :  «  Celui  qui  se  sera  voué  à  ces  études  contemplatives  avec 
une  passion  profonde  et  sincère  s'y  trouvera  aussi  complètement 
dispensé  de  prendre  part  aux  affaires  publiques  que  s'il  vivait  dans 
Saturne  et  dans  Jupiter.  »  Qui  pourrait  dire  que  Newton  ne  se  soit 
pas  voué  à  l'étude  du  ciel  avec  une  passion  profonde  et  sincère?  Il 
ne  se  crut  pourtant  pas  dispensé  d'être  un  whig.  Youdrait-on  vivre 
comme  dans  Jupiter  et  dans  Saturne,  il  y  a  des  événemens  qui  nous 
rappellent  durement  que  nous  sommes  sur  la  terre.  M.  Biot  pou- 
vait-il l'oublier  quand  il  se  trouvait,  comme  il  le  raconte  dans  ce 
livre  même,  durant  les  sanglantes  journées  de  juin,  au  Collège 
de  France  «  enfermé  durant  deux  jours  et  deux  nuits,  entouré  de 
feu  et  de  mitraille,  attendant  le  pillage  et  l'incendie?  »  Suffit-il  de 
déplorer  d'aussi  épouvantables  catastrophes,  d'élever  des  plaintes 
éloquentes  et  découragées  sur  l'abaissement  de  son  temps?  De  tels 
événemens  seraient- ils  possibles,  si  les  devoirs  politiques  étaient 
pratiqués  par  tous,  et  si  l'on  n'en  était  exempté  par  rien,  même  par 
le  génie?  On  ne  s'est  jamais  avisé  de  reprocher  à  Franklin,  dont 
M.  Biot  donne  aussi  dans  ses  Mélanges  l'intéressante  biographie,  de 
n'avoir  pas  consacré  tous  ses  instans  à  l'étude  de  l'électricité  et  d'en 
avoir  fait  servir  quelques-uns  à  l'affranchissement  de  son  pays.  La 
France  ne  doit  pas  regretter  que  Carnot  ait  pour  un  temps  aban- 
donné ses  recherches  mathématiques  afin  d'organiser  la  défense 
nationale.  Les  sciences  n'ont  peut-être  jamais  reçu  une  plus  vive 
impulsion  que  pendant  cette  période  troublée  de  notre  histoire. 
C'est  que  l'esprit  est  une  puissance  indépendante  :  il  souffle  où  il  lui 
platt  et  quand  il  lui  plaît,  il  conserve  sa  puissance  et  parfois  prend 
plus  de  ressort  au  milieu  des  plus  terribles  agitations.  Celui  dont 
une  pensée,  une  passion  profonde  s'est  emparée,  la  promène  partout 
avec  lui ,  dans  le  bruit  comme  dans  la  solitude ,  dans  les  camps 


r 


DE    L  HISTOIRE    SCIENTIFIQUE.  221 

comme  dans  les  cours.  Archimède  inventait  des  théorèmes  dans  une 
ville  assiégée,  et  Paul-Louis  Courier  lisait  Homère  entre  deux  ba- 
ailles. 

Les  travaux  scientifiques  de  M.  Biot  ne  l'ont  pas  empêché  de 
'intéresser  à  toutes  les  choses,  à  tous  les  événemens  de  son  temps, 
es  sujets  les  plus  divers  l'ont  occupé  :  l'économie  sociale,  i'éduca- 
ion  publique,  les  recherches  historiques,  les  découvertes  géogra- 
hiques,  la  littérature.  On  trouvera  dans  les  Mélanges,  à  côté  d'une 
tude  sur  Montaigne,  des  dissertations  sur  la  condition  du  peuple 
n  Ecosse,  snr  l'agriculture  dans  l'ancienne  Normandie,  sur  la  si- 
ation  de  l'Irlande.  En  exerçant  sur  des  matières  si  diverses  son 
sprit  critique,  M.  Biot  n'a  nui  en  aucune  façon  à  ses  recherches 
tronomiques  et  physiques.  Quelques-uns  de  ces  travaux  variés  mé- 
iteraient  une  analyse  spéciale;  mais  elle  ne  pourrait  rentrer  dans  le 
plan  de  cette  étude,  où  l'on  a  cherché  surtout  à  faire  apprécier  l'im- 
ortance  en  même  temps  que  les  difficultés  et  les  caractères  parti- 
uliers  de  l'histoire  scientifique.  Les  pages  que  M.  Biot  a  écrites  sur 
iGalilée  et  Newton  en  sont  à  certains  égards  d'excellens  modèles,  et 
on  a  dû  s'y  arrêter  de  préférence.  En  choisissant  dans  le  plus  grand 
siècle  scientifique  deux  noms  illustres,  dont  l'un  en  marque  le  début, 
l'autre  la  fin,  on  voit  comment  dans  un  temps  si  court  la  méthode  ex- 
périmentale et  le  raisonnement  ont  traversé  tout  l'espace  qui  sépare 
l'ignorance  la  plus  profonde  de  la  connaissance  des  lois  les  plus  géné- 
rales de  l'univers.  Dans  ce  grand  mouvement  des  esprits,  l'historien 
doit  apprécier  le  rôle  particulier  de  tous  ceux  qui  y  ont  été  mêlés, 
montrer  ce  que  chacun  doit  aux  autres  et  ce  qu'il  leur  a  donné  :  tâche 
souvent  très  difficile,  et  qui  exige,  en  même  temps  qu'une  vaste  érudi- 
tion, un  sentiment  critique  des  plus  délicats.  C'est  cette  partie  scien- 
tifique des  Mélanges  de  M.  Biot  qui  mérite  les  plus  grands  éloges. 
11  ne  se  contente  pas  d'analyser  d'une  manière  fidèle  les  travaux  des 
rands  hommes  dont  il  s'occupe;  il  ne  les  présente  jamais  isolés  : 
^on  les  voit  précédés,  entourés  de  tous  ceux  dont  ils  ont  emprunté  le 
ecours.  Quand  M.  Biot  montre  Napier,  ce  chef  singulier  d'une  sin- 
ulière  famille  où  l'audace  et  la  bizarrerie  semblent  héréditaires  ^ 
écouvrant  les  logarithmes  dans  son  château  féodal,  il  n'oublie  pas 
e  remarquer  que,  sans  le  secours  inespéré  de  cette  précieuse  inven- 
ion,  Kepler  n'aurait  pu  achever  ses  fameuses  Tables  rudolphines, 
t  que  le  génie  mathématique  de  Newton  n'aurait  dès  lors  pas  trouvé 
ut  préparés  les  élémens  qui  servirent  de  base  à  la  théorie  de  l'at- 
raction  universelle. 

Cette  intime  solidarité  des  sciences  est  une  des  considérations 
auxquelles  la  critique  scientifique  doit  le  plus  s'attacher.  La  dépen- 
dance mutuelle  des  esprits  n'a  rien  d'humiliant  pour  les  individus: 


. 


222  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

elle  ne  rabaisse  pas  la  gloire  d'un  Kepler  ou  d'un  Newton;  elle  re- 
hausse et  ennoblit  les  efforts  en  apparence  les  plus  obscurs,  eni 
montrant  qu'ils  préparent  et  facilitent  les  découvertes  de  l'avenir. 
C'est  aujourd'hui  surtout,  à  une  époque  où  l'on  s'habitue  trop 
aisément  à  mesurer  l'importance  de  toute  chose  par  les  avantages 
directs  qu'on  peut  en  retirer,  qu'il  importe  de  rappeler  ces  vérités. 
Le  géomètre  inconnu  au  vulgaire,  qui  passe  sa  vie  à  combiner  des 
symboles,  peut,  par  l'heureuse  solution  d'une  difficulté  analytique, 
donner  un  guide  nouveau  aux  sciences  d'observation,  et  les  conduire 
aux  plus  importantes  découvertes.  Il  ne  faut  pas  que  les  merveilles 
de  l'industrie  fassent  oublier  les  travaux  de  l'ordre  purement  scien- 
tifique. Croit-on  que  l'histoire  de  la  mécanique  soit  celle  de  toutes 
ces  machines  dont  le  nombre  ne  peut  déjà  plus  être  compté,  qui 
suppléent  l'homme  en  toute  chose,  et  travaillent  psîrtout  pour  lui? 
Ne  faut-il  pas  savoir  en  premier  lieu  par  quelle  série  d'efforts  on  a 
découvert  les  lois  du  mouvement,  se  familiariser  avec  ces  grands 
principes  qui  règlent  l'action  et  la  réaction  des  diverses  parties  d'un 
mécanisme,  quelle  qu'en  soit  la  nature? 

L'histoire  scientifique  contribuerait  puissamment  à  éclairer  les 
esprits  en  les  élevant  vers  les  nobles  origines  de  nos  connaissances, 
en  leur  apprenant  le  prix  des  études  abstraites,  en  les  accoutumant 
à  ne  pas  mesurer  la  gloire  par  l'utilité  du  moment;  mais  à  qui  se- 
rait-elle plus  utile  qu'aux  savans  eux-mêmes?  Ils  y  apprendraient  à 
se  défier  des  systèmes,  en  voyant  avec  quelle  facilité  le  temps  les 
emporte  devant  lui;  ils  verraient  sous  l'empire  de  quelles  erreurs 
l'esprit  humain  a  fait  fausse  route,  comment  il  s'est  trouvé  ramené 
vers  la  vérité;  ils  se  fortifieraient  contre  l'opposition  jalouse  qui  ac- 
cueille en  tout  temps  les  idées  nouvelles.  En  retrouvant  dans  les  ou- 
vrages de  l'antiquité  comme  un  pressentiment  confus  de  presque 
toutes  les  grandes  découvertes,  ils  sentiraient  avec  plus  de  force 
qu'il  ne  faut  toucher  légèrement  à  aucun  sujet,  et  que  la  nature 
n'accorde  ses  secrets  qu'à  ceux  qui  les  lui  arrachent  à  force  de  pa- 
tience et  d'efforts. 

Outre  l'intérêt  pour  ainsi  dire  spécial  qui  s'attache  aux  études 
d'histoire  scientifique,  il  en  est  encore  un  autre  qui  tient  moins  aux 
objets  de  la  science  elle-même  qu'à  ses  rapports  avec  le  temps  et 
les  hommes  :  c'est  cette  partie  de  leur  tâche  que  les  historiens  des 
sciences  ont  presque  toujours  le  plus  négligée,  quand  ils  ne  l'ont 
pas  complètement  omise.  On  ne  connaît  cependant  qu'à  demi  l'his- 
toire des  sciences,  quand  on  ignore  dans  quelles  circonstances,  fa- 
vorables ou  contraires,  elles  ont  accompli  leurs  progrès.  Dans  les 
études  de  M.  Biot,  Galilée,  persécuté  pour  ses  découvertes,  ne  forme- 
t-il  pas  un  contraste  plein  d'enseignemens  avec  Newton,  comblé 


DE  l'histoire  scientifique.  223 

l'honneurs  et  entouré  du  respect  universel?  Il  nous  importe  d'ap- 
irendre  pourquoi,  suivant  les  temps  et  les  pays,  la  science  a  eu  des 
fortunes  si  diverses,  poursuivi  des  objets  si  différens.  Dédaigneuse 
les  applications  dans  l'antique  Grèce,  elle  est  devenue  aujourd'hui 
servante  de  l'humanité,. et  s'efforce  de  satisfaire  à  tous  ses  be- 
îoins.  Confondue  dans  les  temps  anciens  avec  la  philosophie,  elle 
j'en  sépare  dans  les  temps  modernes,  et  tantôt  reste  son  alliée,  tan- 
)t  l'asservit,  tantôt  s'en  déclare  ennemie.  Si  nous  la  voyons,  dans 
îs  pays  où  la  réforme  a  triomphé,  mettre  humblement  ses  décou- 
vertes au  service  de  la  théologie,  en  France  au  contraire  elle  les 
►urne  au  xviii*  siècle  contre  le  christianisme,  et  en  face  de  Rome 
^lève  V Encyclopédie.  Le  rôle  personnel  assigné  aux  savans  dans  les 
liverses  sociétés  a  subi  des  contrastes  non  moins  singuliers  :  après 
renaissance,  ils  ne  forment  encore  qu'une  république  peu  nom- 
)reuse  et  ignorée;  leurs  communications  sont  rares,  difficiles,  en- 
reloppées  de  mystère;  leurs  travaux  ne  sont  pas  connus  hors  du 
îercle  le  plus  étroit.  Peu  à  peu  la  science,  enhardie  par  ses  premiers 
mccès,  sort  de  l'obscurité  et  de  la  retraite.  De  nos  jours,  elle  a  si 
ûen  changé  la  condition  des  peuples  par  une  succession  d' éton- 
nantes découvertes,  que  son  nom  est  dans  toutes  les  bouches.  Son 
^personnel  est  si  nombreux,  qu'on  ne  peut  plus  le  compter  :  elle  se 
mêle  de  plus  en  plus  au  mouvement  extérieur  des  sociétés;  elle  a  sa 
place  partout,  dans  les  conseils  des  nations,  dans  les  armées,  sur 
les  flottes;  elle  a  perfectionné  les  arts  de  la  guerre  et  de  la  paix;  elle 
gouverne  l'industrie,  elle  conseille  l'agriculture;  elle  est  devenue 
l'arme  la  plus  puissante  de  la  civilisation.  Le  récit  de  ces  étonnantes 
transformations  doit  nécessairement  tenir  une  place  importante  dans 
l'histoire  des  sciences.  En  s' ajoutant  aux  études  de  critique  pro- 
prement dite,  il  n'en  diminue  en  rien  l'importance,  et  tend  au  con- 
traire à  la  rehausser.  Ce  n'est  qu'en  montrant  comment  toutes  les 
inventions  qui  nous  éblouissent  dérivent  d'un  certain  nombre  de 
irincipes  généraux,  en  ramenant  sans  cesse  la  pensée  vers  les  vé- 
rités abstraites  qui  sont  les  bases  de  nos  connaissances,  qu'on  fait 
me  œuvre  véritablement  scientifique;  mais  ce  n'est  qu'en  com- 
binant, dans  d'heureuses  proportions,  deux  ordres  de  considéra- 
tions, les  unes  essentiellement  tirées  des  sciences  elles-mêmes,  les 
mtres  propres  à  en  caractériser  l'influence  philosophique  et  sociale, 
[u'on  réussit  à  produire  un  ouvrage  achevé,  qui  mérite  de  prendre 
)lace  dans  l'histoire. 

Auguste  Laugel. 


MARITIMA 


I.  ^ 

MIGRATIONS. 

Nos  patriam  fugimus. 
(Virgile.) 

Le  navire  à  son  flanc  met  Tescalier  mobile. 

Il  attend  près  du  môle,  en  dehors  de  la  ville, 

Les  hôtes  inconnus  qui,  rangés  sous  ses  mâts. 

S'en  iront,  dès  ce  soir,  vers  de  lointains  climats. 

Le  long  du  quai  bruyant  où  s'alignent  les  poupes, 

Ils  arrivent  en  hâte  et  réunis  par  groupes. 

Étranges  voyageurs!  Les  destins  peu  démens 

Ont  tout  flétri  sur  eux,  visage  et  vêtemens. 

Leur  misère  s'aggrave  au  poids  de  la  fatigue  : 

Tel  d'entre  eux,  épuisé,  tombe  assis  sur  la  digue. 

Leurs  yeux  éteints,  leurs  fronts  chargés  de  lourds  ennuis, 

Disent  qu'ils  ont  marché  bien  des  jours,  bien  des  nuits. 

Sous  la  pluie  et  le  vent,  sous  les  soleils  de  flamme, 

La  soufl'rance  à  la  fois  dans  le  corps  et  dans  l'âme, 

Péle-môle  ils  allaient;  ils  traînaient  par  la  main 

Des  enfans  demi- nus  qui  pleuraient  en  chemin. 

Leurs  femmes  les  suivaient,  pâles,  plusieurs  d'entre  elles 

Portant  des  nourrissons  pendus  à  leurs  seins  grêles. 

Aux  angles  de  la  route,  ils  lisaient  l'écriteau. 

Ib  s'arrêtaient  parfois  au  portail  d'un  château, 

Et  voyaient,  à  travers  le  réseau  de  la  grille. 

Errer  dans  les  gazons  quelque  riche  famille. 


MARITIMA.  225 

Dans  un  champ,  dans  un  pré,  s'ils  distinguaient  de  loin 
Des  fermiers  recueillant  leurs  gerbes  ou  leur  foin  : 
«  Heureux  ceux,  pensaient-ils,  que  fait  vivre  un. domaine 
Où  ne  manque  jamais  le  pain  de  la  semaine!  » 

Eux,  par  la  rude  faim  dévoués  à  l'exil. 

Ont  quitté  leur  berceau.  —  Ce  berceau,  quel  est-il? 

C'est  toi,  pays  de  l'est,  province  étroite,  Alsace 

Inhabile  à  nourrir  le  trop  plein  de  ta  race. 

Combien  de  tes  enfans,  laboureurs  sans  sillons, 

Dès  longtemps  de  tes  bourgs  sont  partis  en  haillons! 

Ceux-ci,  qu'au  même  adieu  ta  pauvreté  condamne, 

T'ont  laissée  à  leur  tour;  —  errante  caravane. 

Ils  tentèrent  aussi  l'espace  et  les  hasards. 

Les  voilà  sur  la  rive  :  hommes,  femmes ,  vieillards  ; 

Oui,  même  les  aïeux,  fronts  courbés  par  la  vie. 

A  l'âge  où  le  repos  est  la  suprême  envie. 

Que  vont-ils  faire  au  loin,  se  traînant  pas  à  pas? 

Un  jour  encore  ou  deux,  ne  pouvaient-ils  donc  pas 

Attendre  que  leurs  os,  si  près  de  se  dissoudre, 

Fussent  mêlés  du  moins  à  la  natale  poudre?... 

Sur  le  môle,  en  passant,  les  promeneurs  du  soir. 
Sans  autre  souci  d'eux,  s'arrêtent  à  les  voir. 
Nul  ami,  nul  parent  n'est  venu  sur  la  plage 
Leur  adresser  le  vœu  qui  bénit  le  voyage. 
Sur  un  sol  étranger  vous  les  diriez  déjà. 
Fardeau  dont  leur  épaule  un  moment  s'allégea, 
Leur  bagage  en  désordre  autour  d'eux  se  disperse. 
Ce  sont  les  seuls  trésors  de  la  fortune  adverse  : 
Humbles  coffres,  manteaux,  mêlés  à  l'attirail 
Des  champêtres  outils  réservés  au  travail, 
Car,  une  fois  jetés  aux  bords  d'un  autre  monde. 
Le  labeur  est  encor  tout  l'espoir  qu'on  y  fonde. 

Où  vont-ils?  Devant  eux,  aux  limites  de  l'eau; 

Hs  vont  où  finira  la  course  du  vaisseau. 

De  ces  simples  esprits  nul  n'en  sait  davantage; 

L'ignorance  est  en  eux,  qui  les  suit  à  tout  âge. 

A  cette  heure,  les  yeux  ouverts  d'étonnement, 

Hs  regardent,  pensifs,  la  mer,  le  bâtiment. 

Pour  la  première  fois  venus  sur  une  grève, 

Enfans  des  monts  lointains,  ils  n'avaient  vu  qu'en  rêve 

TOME  XIX.  15 


226  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Ces  espaces  d'azur  qui  dans  les  horizons 

Se  perdent,  cette  mer  où  nagent  des  maisons, 

Ces  étranges  vaisseaux  que  le  vent,  d'un  coup  d*aile. 

Chasse,  leur  a-t-on  dit,  ainsi  que  l'hirondelle  ! 

Sur  ce  mince  navire  il  faudra  se  bercer; 

Cette  sombre  étendue,  il  faut  la  traverser; 

Puis,  —  si  Dieu  l'a  permis,  —  tomber  sur  une  terre 

Qui  devant  eux,  là-bas,  dresse  un  autre  mystère  ! 

Descendus  sur  ton  sol,  Amérique  du  Nord, 

Que  de  soucis  amers  les  attendent  au  bord  ! 

Isolement,  faiblesse;  avec  la  destinée 

Lutte  de  chaque  joai%  inquiète,  obstinée; 

Asile  à  découvrir,  marches  dans  le  désert  ; 

Forêts  où,  plein  d' effroi,  le  voyageur  se  perd; 

Et  les  travaux  sans  fin  du  soc  et  de  la  hache; 

Et,  fléaux  non  prévus  que  l'avenir  leur  cache. 

Ces  fièvres,  ces  poisons  bus  dans  un  air  subtil!*.,» 

Du  peuple  entier  qui  part  un  seul  reviendra-t-il? 

De  ces  femmes,  hélas  !  combien  resteront  veuves, 

Assises  sans  défense  au  bord  des  vastes  fleuves  ! 

Et  de  ces  orphelins  combien,  trop  tôt  vieillis, 

Sous  un  arbre  au  désert  seront  ensevelis  ! 

Sur  le  pont  cependant  une  voix  les  appelle. 
Ils  y  montent  d'un  pied  qui  vacille  à  l'échelle. 
Ainsi  qu'un  vil  troupeau,  vers  la  proue,  à  l'écart. 
Ils  vivront  refoulés.  —  L'ancre  est  levée,  on  part. 
On  s'en  va  sur  la  mer  solitaire  et  profonde. 
Dont  les  ombres  du  soir  déjà  brunissent  l'onde. 
Le  vent  qui  s'est  levé  dans  la  voile  à  grand  bruit 
Annonce  que  les  flots  grossiront  cette  nuit. 
Eux,  mornes,  accoudés  le  long  des  bastingages, 
D'un  œil  chargé  de  pleurs  voient  s'enfuir  les  rivages; 
Ils  murmurent  tout  bas  quelques  tristes  adieux; 
Car  on  t'aime,  ô  patrie,  ô  terre  des  aïeux. 
On  t'aime  d'un  amour  que  rien  ne  peut  abattre. 
Que  tu  sois  tendre  mère  ou  cruelle  marâtre  ! 


MARITIMA.  227 


II. 


RENCONTRE. 


Il  est,  aux  bords  déserts  du  canal  Mozambique, 
Une  lisière  étroite  aux  pentes  du  rocher, 
Un  rivage  sans  nom,  d'aspect  morne  et  tragique. 
Dont  les  vaisseaux  en  mer  n'osent  pas  s'approcher. 

Gomme  un  rideau  tendu,  la  montagne  l'ombrage; 
Jusqu'au  niveau  de  l'onde,  abrupte,  elle  descend. 
Qui  s'égare  par  là  trouve  à  peine  un  passage 
Entre  le  mur  terrible  et  le  flot  menaçant. 

Nul  gazon  ne  verdoie  aux  flancs  du  rocher  fauve  ; 
Aucun  ruisseau  n'y  pleut  des  fentes  du  granit. 
Rien  de  vivant,  sinon  parfois  un  vautour  chauve 
Qui  plane  dans  l'espace  au-dessus  de  son  nid. 

Aux  heures  du  reflux,  quand  se  retire  l'onde, 
Le  long  des  noirs  écueils  chevelus  et  rongés. 
Peut-être  aussi  voit-on  ramper  le  crabe  immonde 
Sur  quelque  ancien  débris  de  vaisseaux  naufragés. 

Solitude,  abandon,  règne  de  la  mort  même, 
Silence  que  l'oiseau  trouble  seul  de  ses  cris  : 
Le  céleste  courroux  et  l'antique  anathème 
Comme  à  l'heure  première  y  sont  encore  écrits! 

Un  jour,  notre  corvette  arrêtée  à  distance, 
Dans  le  svelte  canot  nous  étions  descendus, 
Voulant  toucher  du  pied,  nous  partis  de  la  France, 
Au  bout  d'un  continent  ces  parages  perdus. 

Sur  les  marges  du  roc  jetés  comme  une  épave, 
Nous  y  marchions  pensifs,  —  et  tour  à  tour  notre  œil 
Interrogeait  le  mont  et  le  flot  qui  le  lave, 
Et  du  ciel  pâlissant  les  nuages  en  deuil. 

L'ardent  soleil  tombait  sous  la  montagne  aride. 
Quand  l'Europe  est  assise  à  son  foyer  d'hiver, 
Là-bas  règne  l'été,  dans  sa  fureur  torride. 
Qui  lézarde  la  roche  et  met  en  feu  la  mer. 


228  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Si  loin  du  doux  pays,  errans  sur  cette  grève, 
A  cette  heure  où  la  chair  et  l'âme  ont  le  frisson, 
Nous  allions,  oppressés  et  croyant  faire  un  rêve. 
Et  de  nos  propres  voix  nous  retenions  le  son  ! 

A  nos  yeux  tout  à  coup,  sur  la  pierre  isolée. 

Au  plus  triste  recoin  du  sinistre  tableau, 

Une  image  imprévue,  étrange,  désolée. 

S'offrit  :  —  un  couple  humain  vivant  au  bord  de  l'eau. 

Farouches,  demi-nus,  la  peau  sèche  et  brunie. 
Tous  deux  reposaient  là,  dans  l'horreur  de  ce  lieu, 
Homme  et  femme,  souffrance  à  la  souffrance  unie, 
Livrés  dans  leur  misère  à  la  merci  de  Dieu! 

Leur  demeure  auprès  d'eux  se  dressait  :  humble  hutte; 
Tendu  sur  trois  roseaux,  un  haillon  sans  couleur 
Que  le  vent  secouait  et  menaçait  de  chute... 
Les  chacals  au  désert  ont  un  abri  meilleur. 

Sur  la  roche,  un  feu  pâle,  obscurci  de  fumée. 
Où  cuisait  à  l'écart  je  ne  sais  quel  repas. 
Pour  nourrir  ses  tisons,  l'étrangère  affamée 
Cherchait  quelque  bois  mort  qu'elle  ne  trouvait  pas. 

Assis  sur  le  roc  nu,  —  silencieux  et  morne. 
L'homme  penchait  son  front  vers  ses  maigres  genoux. 
Son  œil,  qui  regardait  à  l'horizon  sans  borne, 
•  A  peine  et  froidement  se  détourna  vers  nous. 

Au  vêtement  chétif  dont  leur  corps  s'enveloppe, 
A  leur  front,  noble  encor  sous  tant  de  pauvreté. 
On  retrouvait  le  sceau  de  la  race  d'Europe, 
Et  dans  leur  dernier  geste  une  ancienne  fierté. 

Leur  nom?  d'où  venaient-ils?  quelle  fortune  amère 
En  ce  désert  maudit  les  égara  tous  deux?... 
Voyageurs,  sûmes-nous,  l'Ecosse  était  leur  mère; 
Mais  pas  un  mot  de  plus  ne  fut  obtenu  d'eux. 

Énigme  dont  le  poids  reste  au  cœur  et  l'oppresse! 
Quel  d^ir  insensé,  quel  crime  ou  quel  amour 
Les  avait  amenés,  de  détresse  en  détresse, 
Jusqu'à  cet  abandon  suprême  et  sans  retour? 


MARITIMA.  229 

Jetés  si  loin  de  toi,  verte  et  neigeuse  Ecosse, 
Terre  des  gazons  frais,  des  bois,  des  lacs  d'azur, 
S'étaient-ils  arrêtés,  pour  y  creuser  leur  fosse, 
A  ce  dernier  recoin  du  désert  âpre  et  dur?... 

Le  vent  soufflait,  la  nuit  tombait  du  ciel  immense, 
Et  tandis  que  la  mer  nous  reprenait  au  bord. 
Errante  humanité,  nous  songions  en  silence 
A  ce  que  font  de  toi  les  sombres  lois  du  sort  ! 

Nous  sondions  tes  destins  cachés  sous  tant  de  voiles, 
Et  devant  cette  mer,  qui  déjà  nous  portait. 
Sur  les  confins  d'un  monde,  en  face  des  étoiles, 
Ta  misère  infinie  à  nos  yeux  éclatait. 


III. 

LA     VACHE. 

Nous  avions  sur  le  pont,  durant  ce  long  voyage. 

Une  vache  au  flanc  roux  qui,  de  son  pur  laitage, 

Abreuvait  une  femme  et  deux  frêles  jumeaux. 

Bercés  dans  un  hamac  par  le  roulis  des  eaux. 

Du  vaste  azur  des  mers  partout  environnée, 

Elle  voguait  pensive,  inquiète,  étonnée. 

Morne,  elle  regrettait,  sur  le  plancher  mouvant, 

La  terre  qui  jamais  n'ondule  sous  le  vent. 

Les  doux  coteaux,  le  mont  chargé  de  verts  ombrages. 

Et,  baignés  de  ruisseaux,  les  heureux  pâturages. 

Après  quarante  jours  de  deuil  silencieux. 

D'une  clameur  sonore  elle  frappa  les  cieux, 

Tressaillit,  dilata  son  épaisse  narine. 

Et  respira  le  vent  de  toute  sa  poitrine. 

Les  matelots  soudain  gravirent  au  hunier. 

—  Que  voit-on  de  là-haut?  cria  le  timonier. 

—  Rien,  lui  répondit-on;  pas  de  côte  entrevue... 
Qu'importe  à  l'instinct  sûr  qui  devance  la  vue? 

0  terre  encor  lointaine,  en  son  pressentiment, 
Elle  te  saluait  de  ce  mugissement  ! 


2S0  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 


rv. 


LE  PHARE. 

Parmi  les  noirs  brisans  où  le  flot  tourbillonne, 
Le  phare  vers  la  nue  élève  sa  colonne. 
Pilier  de  blocs  massifs  qu'unit  un  dur  ciment, 
11  surgit  solitaire,  ainsi  qu'un  monument. 
Des  vagues  à  ses  pieds  la  fureur  se  déchaîne  : 
On  dirait  que  la  mer  assiège  de  sa  haine 
Cette  tour  qui,  montrant  le  péril  aux  vaisseaux, 
La  frustre  d'un  butin  convoité  par  ses  eaux. 
Le  soir  vient,  l'horizon  s'efface  dans  la  brume; 
Sur  la  tour  aussitôt  le  fanal  se  rallume; 
Avant  même  qu'au  ciel  une  étoile  ait  relui. 
Un  astre  éclaire  l'onde,  et  cet  astre,  c'est  lui! 
Foyer  de  vifs  rayons  dont  la  lueur  éclate. 
Il  enflamme  les  airs  d'une  teinte  écarlate, 
Et,  sur  l'océan  noir,  son  reflet  projeté 
Semble  un  chemin  de  feu  parla  houle  agité. 

Averti  des  écueils  dont  ce  bord  se  hérisse. 

Le  navire  alors  cherche  une  onde  plus  propice; 

Il  veille  à  sa  manœuTre,  et,  le  long  du  canal, 

Rend  grâce  en  le  fuyant  au  lumineux  fanal. 

Des  nochers  en  péril  ce  guide  manifeste 

A  d'autres  voyageurs  sera  pourtant  funeste. 

Il  en  est  qui  par  lui  sont  pris  en  trahison  : 

Ceux-là  sont  les  oiseaux  bercés  à  l'horizon. 

Ce  sont  les  passagers  du  vent  et  de  la  nue. 

La  saison  froide  et  triste  étant  déjà  venue. 

En  colonne,  en  triangle,  ils  traversaient  les  airs, 

Cherchant  au  loin  des  cieux  plus  tièdes  et  plus  clairs. 

Voilà  qu'au  bord  des  flots  l'ardent  soleil  du  phare 

Brille,  et  dans  leur  essor  les  trouble  et  les  égare. 

Eux  qui  des  cieux  profonds  savent  chaque  sentier, 

Qui  firent  sans  erreur  le  tour  du  globe  entier. 

Pour  la  première  fois,  suspendus  par  le  doute, 

Se  laissent  détourner  de  l'infaillible  route; 

Ob  veulent  de  plus  près,  dans  l'ombre  de  la  nuit, 

Voir  l'étrange  soleil  dont  l'éclat  les  séduit. 


MARITIME..  ^M 

Ainsi  que  dans  un  champ,  par  troupes  inquiètes, 

Descendent  au  miroir  les  jeunes  alouettes; 

Comme  le  papillon,  si  fragile  et  si  beau, 

S'abandonne  le  soir  à  l'attrait  du  flambeau, 

Ils  viennent  par  essaims,  —  ramiers  blancs  comme  neige, 

Pluviers,  cailles,  vanneaux,  —  ils  s'approchent  du  piège; 

Fascinés,  éblouis,  ils  tournent;  je  les  vois 

Autour  du  haut  fanal  voler  tous  à  la  fois. 

En  vain  contre  le  charme  ils  voudraient  se  débattre; 

Dans  le  rayonnement  de  la  clarté  rougeâtre. 

Ils  sont  pris  de  vertige...  hélas!  et  tour  à  tour 

Se  brisent  dans  leur  chute  aux  pierres  de  la  tour. 

Et  la  mer  les  saisit  de  ses  promptes  écumes. 

Et,  flocons  dispersés,  le  vent  sème  leurs  plumes, 

Et  le  cri  douloureux  des  blessés  convulsifs 

Se  mêle  au  sourd  fracas  des  flots  dans  les  récifs. 

Oiseaux  infortunés  !  là-haut,  près  des  nuages, 
Yous  poursuiviez  en  paix  vos  éternels  voyages. 
Conduits  par  un  instinct  si  rarement  déçu. 
Au  soleil  véritable  et  d'avance  aperçu 
Vous  alliez  confians  :  palmiers,  claires  fontaines, 
Doux  nids,  vous  appelaient  aux  régions  lointaines. 
Yous  ne  les  verrez  pas;  séduits  par  un  faux  jour, 
Yous  ne  connaîtrez  plus  ni  le  ciel  ni  l'amour! 
Hélas  !  telle  est  du  sort  la  cruelle  ironie  : 
On  entrevoit  de  loin  quelque  sphère  bénie  ; 
Plein  des  rêves  sacrés  du  sage  ou  de  l'amant, 
Yers  un  but  radieux  on  s'envole  ardemment, 
Et  l'on  meurt  en  chemin,  et  l'on  tombe  victime 
D'un  rayon  qui  vous  ment  et  vous  jette  à  l'abîme  ! 


V. 

CHANSONS    DU    SOIR. 

Après  un  jour  d'été,  quand  la  ville  s'endort, 
Qu'elle  étouffe  l'écho  de  ses  rumeurs  dernières; 
Quand  les  lampes  du  soir  dans  les  maisons  du  port 
S'allument,  et  sur  l'eau  projettent  leurs  lumières, 

Le  long  des  quais  obscurs,  il  est  doux  d'écouter, 
Dans  cet  apaisement  des  heures  recueillies, 


2S2  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Les  airs  que  les  marins  se  prennent  à  chanter 
D'une  âme  enfin  rendue  à  ses  mélancolies. 

Préludant  au  sommeil  qui  va  bientôt  venir, 
Ce  chant,  dont  la  tristesse  à  temps  égaux  s'exhale, 
Pour  chaque  matelot  est  comme  un  souvenir, 
Comme  une  vision  de  la  terre  natale. 

Marqué  de  son  accent,  chaque  peuple  a  le  sien  : 
L'Anglais  un  rhythme  dur,  mêlé  de  quelque  ivresse, 
L'Espagnol  un  refrain  pieux,  l'Italien 
Des  couplets  que  l'amour  emmielle  de  tendresse. 

Mais,  entre  ces  accords,  à  mon  gré  le  plus  doux , 
C'est  l'air  vague  et  plaintif,  la  sourde  cantilène 
Que  les  matelots  grecs,  hôtes  fréquens  chez  nous. 
Chantent  sur  leur  navire,  assis  vers  la  poulaine. 

Sans  varier  d'un  son,  d'où  viens-tu,  chant  si  vieux. 
Héritage  flottant  qu'un  siècle  à  l'autre  envoie?... 
Est-il  vrai,  matelots,  que,  parmi  vos  aïeux. 
On  le  chantait  aux  jours  de  la  guerre  de  Troie?... 


VI. 

LE  FED  d'Épaves. 

A    LONGFELLOW. 

La  maison  du  pêcheur  qui  près  du  flot  s'élève 
Entre  ses  murs  étroits  nous  avait  accueillis. 
C'était  l'heure  du  soir,  l'heure  propice  au  rêve. 
La  mer,  sous  une  brise,  arrivait  à  la  grève 
En  doux  et  larges  plis. 

A  travers  la  croisée  ouverte  sur  la  plage. 
L'œil  distinguait  non  loin,  —  silencieux  tableau, 
Quelques  arbres  épars  au  rougissant  feuillage. 
L'ancien  phare,  la  tour,  et  les  murs  d'un  village 
Qui  s'avance  dans  l'eau. 

C'était  aux  jours  d'octobre,  et  quoiqu'à  la  fenêtre 
Le  vent  qui  se  jouait  n'annonçât  point  l'hiver. 
Nous  avions  au  foyer,  sans  y  songer  peut-être. 
Allumé  quelque  bois  de  vieux  chêne  ou  de  hêtre, 
Épaves  de  la  mer. 


MARITIMA.  23  B 

Et,  l'œil  sur  ces  tisons,  nous  causions  à  voix  basse 
De  l'océan  voisin,  du  flux  et  du  reflux, 
Des  marins  en  péril  que  l'ouragan  pourchasse, 
Du  vaisseau  démâté  qu'on  hèle  dans  l'espace 
Et  qui  ne  répond  plus. 

Poursuivant  au  hasard  le  fil  des  rêveries, 
Nous  parlions  à  leur  tour  des  naufrages  du  sort. 
Des  croyances  en  deuil  par  le  siècle  meurtries. 
Et  des  amours  éteints,  —  et  des  âmes  flétries. 
Dont  le  doute  est  la  mort. 

Devant  nous,  du  passé,  dans  leur  fraîcheur  première, 
Les  pâles  souvenirs  se  dressaient  à  la  fois. 
Les  blanches  visions  de  grâce  printanière... 
Et  l'occident,  là-bas,  endormait  sa  lumière, 
Et  nous  baissions  la  voix. 

Sous  les  obscurs  lambris  teints  d'une  lueur  sombre, 
La  mer  nous  envoyant  son  rhythme  lent  et  doux. 
Chacun  de  nous  semblait  aux  yeux  de  l'autre  une  ombre; 
Et,  toujours  plus  songeurs,  nous  repassions  le  nombre 
Des  jours  vécus  par  nous. 

(c  Les  choses  de  la  vie  au  néant  emportées 
Sont  mornes  à  revoir  aux  pâleurs  de  la  nuit. 
Laissons-les,  vous  disais-je,  où  Dieu  les  a  jetées. 
De  la  mémoire,  à  deux,  les  pages  feuilletées 
Rendent  un  triste  bruit!  » 

Les  tisons,  à  nos  pieds,  fumaient  à  peine  encore; 
Le  jour  dans  un  nuage  expirait  au  couchant. 
Alors,  ombre  du  soir  que  son  reflet  colore, 
Une  femme  passa,  qui,  de  sa  voix  sonore. 
Chantait  un  divin  chant. 

A  la  marge  des  eaux,  forme  entrevue  à  peine,     > 
Dans  le  rayon  qui  meurt  elle  était  belle  à  voir. 
Ce  qu'exhalait  au  veni  sa  voix  pure  et  sereine. 
C'était  le  chant  joyeux  de  la  vie  encor  pleine 
De  croyance  et  d'espoir. 

Et  dans  l'âtre,  soudain,  des  épaves  en  cendre 
Un  dernier  feu  jaillit  comme  une  langue  d'or. 


REVUE   DES   DEUX  MONDES. 


Et  tous  deux,  en  nous-même  heureux  de  redescendre, 
Nous  sentîmes  aussi  que  nos  cœurs  pouvaient  rendre 

Une  étincelle  encor  !  >^ 


VII. 

LE    TRAVAIL. 

Poète  errant  au  bord  de  cette  mer  profonde, 

Suspends  tes  pas,  et  vois,...  vois  ce  que  fait  son  onde  : 

En  brisant  sur  la  grève,  elle  y  prend  au  hasard 

Quelque  caillou  grossier  qui  gisait  à  l'écart, 

De  silex,  de  granit  quelque  rude  parcelle, 

La  détache  du  sol  et  l'entraîne  après  elle, 

Et  la  plonge  au  milieu  des  sillons  blanchissans. 

Puis,  sans  compter  les  jours,  ni  les  mois,  ni  les  ans, 

Que  l'abîme  en  fureur  se  soulève  ou  qu'il  dorme,, 

De  cet  obscur  débris  elle  épure  la  forme. 

Obstinée  à  sa  tâche  ainsi  qu'un  ciseleur, 

Sans  cesse  elle  y  revient;  à  l'égal  d'une  fleur. 

L'arrondit,  l'amincit,  d'un  émail  la  colore, 

La  prend  et  l'abandonne,  et  la  reprend  encore. 

Puis  rejette  à  la  côte  un  de  ces  fins  cailloux. 

Bleus,  polis,  doux  à  l'œil,  au  toucher  non  moins  doux, 

Que  les  petits  enfans  conduits  sur  le  rivage 

Cherchent  avec  l'ardeur  naïve  de  leur  âge. 

Qu'ils  trouvent,  ô  merveille  !  et  qu'au  fond  de  la  main 

A.  leurs  amis  jaloux  ils  montreront  demain. 

Poète,  fais  ainsi  :  choisis  quelque  pensée 
Loin  des  sentiers  battus  errante  ou  délaissée. 
Qu'un  art  laborieux,  qu'un  soin  toujours  nouveau. 
De  jour,  de  nuit,  longtemps  la  roule  en  ton  cerveau. 
N'épargne  au  saint  travail  que  soutient  l'espérance 
Nul  effort,  nul  souci,  —  pas  même  la  souffrance. 
Rêve  une  autre  couleur,  cherche  un  autre  contour... 
Tu  seras  trop  payé  si  l'on  te  doit  un  jour 
Un  de  ces  vers  heureujL,  marqués  d'un  peu  de  gloire, 
Dont  les  hommes  charmés  décorent  leur  mémoire. 

J,   AUTRAN. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  décembre  1858. 


Une  question  de  la  plus  haute  importance  pour  le  présent  et  pour  Tavenir 
a  été  abordée  très  nettement  ces  jours  passés  par  un  organe  de  la  presse 
quotidienne.  La  bourgeoisie  et  la  liberté,  tel  était  le  thème.  L'on  décrivait 
avec  une  grande  vérité  les  effets  produits  dans  la  vie  générale  du  pays  par 
la  cessation  du  mouvement  politique  au  sein  des  classes  qui  prenaient  au- 
trefois une  part  active  au  gouvernement  des  affaires  publiques  :  l'éducation 
politique,  qui  enfante  des  hommes  nouveaux,  arrêtée;  les  idées  devenues 
rares  et  pauvres  ;  les  bonnes  choses,  lorsque  bonnes  choses  il  y  a,  se  faisant 
tristement  et  sans  entrain  ;  l'opinion  stagnante  et  dupe  souvent  des  impres- 
sions les  plus  absurdes,  qu'il  est  impossible  de  détruire,  parce  qu'elles  ne  com- 
paraissent point  au  grand  jour  des  discussions.  L'on  n'avait  pas  de  peine  à 
démontrer  qu'une  pareille  situation  n'est  bonne  ni  pour  le  gouvernement,  ni 
pour  les  classes  éclairées.  —La  langueur  des  esprits  et  l'effacement  des  résis- 
tances légitimes  ne  sont  jamais  une  force  pour  le  pouvoir  :  une  unanimité  pas- 
sive n'est  point  naturelle  ;  les  apothéoses  continuelles  des  journaux  officieux 
ne  produisent  pas  plus  le  rayonnement  glorieux  dont  s'illuminent  les  grandes 
situations  que  les  instrumens  vulgaires  qui  répètent  sous  la  manivelle  les 
mêmes  cantilènes  ne  font  d'harmonieux  concerts.  Gomment  sortir  de  là?  N'y 
a-t-il  pas  quelque  chose  à  faire  et  pour  le  gouvernement  et  pour  les  classes 
politiques?  Oui,  disait-on.  Il  serait  grand  temps  de  mettre  un  terme  à  cette 
torpeur  :  la  France  a  besoin  de  ventilation.  Le  gouvernement  donnerait  une 
preuve  de  force  en  se  dessaisissant  du  pouvoir  discrétionnaire  qu'il  exerce 
sur  la  presse.  La  bourgeoisie  reprendrait  l'initiative  qui  lui  appartient  dans 
la  vie  politique,  en  consacrant  l'influence  qu'elle  trouverait  dans  la  liberté 
à  l'amélioration  intellectuelle  et  physique  des  classes  populaires.  —  Tels 
étaient,  si  nous  ne  nous  trompons,  le  dessein  et  la  portée  des  articles  aux- 
quels nous  faisons  allusion.  Plusieurs  choses  y  étaient  très  bien  dites  et  ont 


286  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

été  justement  remarquées,  d'autres  nous  ont  paru  peu  équitables  et  peu 
opportunes  ;  mais  nous  sommes  trop  amoureux  de  tout  ce  qui  ressemble  à 
un  réveil  de  la  vie  intellectuelle,  nous  sommes  trop  possédés  nous-mêmes 
de  la  pensée  générale  qui  a  inspiré  la  manifestation  qui  nous  occupe,  pour 
nous  arrêter  à  des  chicanes  de  détail.  Nous  ne  ferons  au  journal  qui  a  déve- 
loppé ces  idées  qu'une  seule  querelle,  qu'on  prendra  peut-être  pour  une 
querelle  de  mots,  mais  qui  est  loin  d'avoir  à  nos  yeux  ce  caractère.  Nous  lui 
reprocherons  de  commettre  un  anachronisme  et  une  très  injuste  méprise  en 
représentant  la  bourgeoisie  comme  une  classe  qui  devrait  ambitionner  un 
rôle  distinct  au  sein 'de  la  France  actuelle. 

Il  serait  temps  d'en  finir  avec  les  distinctions  de  classes  dans  une  nation 
telle  que  celle  qui  est  sortie  de  la  révolution  de  1789.  Une  politique  forte, 
généreuse,  juste  et  moderne  ne  peut  plus  reposer  nulle  part  chez  les  peu- 
ples civilisés,  mais  à  plus  forte  raison  en  France,  sur  la  distinction  et  par 
conséquent  sur  l'antagonisme  des  classes.  En  France  en  effet,  il  n'y  a  plus 
de  classes  politiques  séparées  par  des  privilèges,  des  droits,  des  organisa- 
tions diverses  :  il  n'y  a  plus  pour  tous  que  les  mêmes  droits  et  un  seul  cadre, 
la  nation.  Le  mot  de  bourgeoisie  n'a  plus  de  sens  que  dans  notre  histoire 
avant  1789.  Il  n'y  a  plus  de  bourgeoisie  comme  classe  politique,  puisqu'il 
n'y  a  plus  de  noblesse,  puisqu'il  n'y  a  pas  d'aristocratie  organisée,  puisqu'il 
n'y  a  pas  de  classe  moyenne  exclue  de  certains  privilèges  et  investie  d'autres 
privilèges  politiques  qui  ne  seraient  point  partagés  par  le  reste  de  la  nation. 
Le  mot  a  malheureusement,  mais  injustement  survécu  à  la  chose,  et  c'est  ce 
fantôme  d'un  mot  qui  a  trompé  et  ceux  qui  ont  malencontreusement  rêvé  la 
théorie  impossible  du  gouvernement  des  classes  moyennes,  et  ceux  qui  ont  tris- 
tement réussi  à  irriter  dans  le  peuple  des  animositès  dénuées  de  sens  contre 
cette  partie  de  la  nation  que  l'on  continue  machinalement  d'appeler  la  bour- 
geoisie. Il  y  a  encore  des  bourgeois,  si  vous  entendez  par  ce  mot  une  cer- 
taine condition  sociale  aux  limites  indécises,  où  l'on  s'élève  soit  par  une 
certaine  énergie  et  un  certain  bonheur  de  travail,  soit  par  la  possession 
d'une  certaine  richesse,  soit  par  une  certaine  éducation  et  l'exercice  de 
certaines  professions.  A  ce  point  de  vue,  non-seulement  il  y  a  encore  des 
bourgeois,  mais  il  n'y  a  plus,  à  vrai  dire,  en  France  que  des  bourgeois,  ou 
des  hommes  qui,  au  prix  du  travail  prévoyant  et  heureux  et  d'une  suffi- 
sante culture  d'esprit,  le  peuvent  devenir;  mais  c'est  là  le  point  de  vue  social, 
et  non  le  point  de  vue  politique.  Avec  cette  vaste  portion  de  la  nation,  avec 
cette  innombrable  multitude  d'individus  égaux  par  les  droits,  mais  séparés 
les  uns  des  autres  par  tant  de  degrés  de  richesse  ou  d'éducation,  et  par  con- 
séquent par  tant  d'inégalités  personnelles,  de  préoccupations  différentes  et 
d*intérêts  divers,  vous  ne  formerez  pas  une  classe  politique,  une  bourgeoi- 
sie ;  vous  ne  ferez  que  ce  que  vous  avez  ;  une  immense  démocratie.  Voilà 
la  réalité  que  nous  opposons  également  et  aux  théoriciens  du  gouvernement 
des  classes  moyennes  et  aux  détracteurs  aussi  peu  pratiques  de  la  bour- 
geoisie. Il  Importe  pour  l'avenir  de  débarrasser  le  langage  politique  de  cette 
expression  vide  de  sens  qui  a  été  le  prétexte  de  si  regrettables  méprises,  et 
nous  croyons  que  l'on  avancerait  beaucoup  le  travail  politique  de  la  France, 
«I  Ton  se  guérissait  de  cette  habitude  surannée  qui  attribue  un  rôle,  des 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  237 

"ctroits,  des  devoirs,  une  responsabilité  collective,  à  cette  portion  de  la  na- 
tion qui  n'a  point  d'organisation  distincte,  et  à  laquelle  Sieyès  a  donné  son 
nom  véritable  et  définitif  en  l'appelant  tout  le  monde. 

Ce  mot  de  bourgeois  entraîne  du  reste  avec  lui  nous  ne  savons  quelle  si- 
gnification injuste  et  fàche.use  qui  va  jusqu'à  compromettre  les  hommes  et 
les  choses  auxquels  on  l'accole,  et  il  a  porté  dans  la  politique  le  malheur 
qui  l'accompagne.  Par  une  inconséquence  fort  comique,  personne  en  France 
ne  veut  plus  être  bourgeois  depuis  que  tout  le  monde  l'est,  et  les  partis  les 
plus  avancés  dans  la  démocratie  ont  cru  prendre  des  lettres  de  noblesse  en 
déclamant  contre  la  bourgeoisie.  C'est  un  travers  ridicule,  qu'il  est  aisé  d'ex- 
pliquer. La  littérature  française  a  eu  son  berceau  et  sa  splendeur  dans  l'an- 
cienne société,  c'est-à-dire  au  sein  de  notre  noblesse  de  cour.  Elle  est  de 
l'ancien  régime,  et  elle  a  même  jusqu'à  nos  jours  conservé  bien  des  préjugés 
de  l'ancien  régime.  C'est  là  qu'elle  a  pris  le  dédain  du  pauvre  bourgeois.  En 
outre,  la  littérature  de  notre  temps,  privée  des  salons  d'autrefois,  a  fréquenté 
beaucoup  les  ateliers  de  nos  peintres  ;  elle  y  a  contracté  un  redoublement 
de  mépris  pour  le  bourgeois,  qui  est  à  l'artiste  français  ce  que  le  philistin 
est  à  l'étudiant  allemand.  Ajoutez  encore,  si  vous  voulez,  un  peu  de  cette 
fatuité  militaire  qui  nous  est  si  naturelle,  et  vous  comprendrez  comment, 
sans  s'en  douter,  la  littérature  radicale  et  socialiste  a  puisé  à  des  sources 
fort  peu  démocratiques  son  acharnement  sarcastique  contre  la  bourgeoisie, 
et  comment  on  attaque  encore  les  bourgeois  parmi  nous,  en  se  moquant 
d'eux,  même  après  la  disparition  de  la  noblesse,  rejetée  par  la  révolution 
dans  la  condition  sociale  de  la  bourgeoisie.  Il  n'y  a  plus  en  effet  parmi  nous 
de  noblesse,  ni  au  point  de  vue  politique,  ni  au  point  de  vue  social.  Il  nous 
est  défendu  par  la  loi  d'usurper  des  titres;  mais  nous,  bourgeois,  tout  en 
regardant  comme  une  parure  nationale  les  noms  historiques  dignement  por- 
tés, nous  avons  deux  façons  de  nous  dédommager  de  cette  interdiction,  qui 
nous  défend  contre  une  tendance  ridicule  de  notre  caractère.  Nous  conser- 
vons le  droit  d'être  aussi  difficiles  que  le  duc  de  Saint-Simon  en  matière  de 
noblesse,  et  de  traiter  de  vil  roturier  comme  nous  quiconque  n'est  pas  anté- 
rieur à  IZiOO,  ou  nous  pouvons  adopter  la  consolante  conjecture  de  M.  de 
Chateaubriand  sur  la  décadence  qui  aurait  précipité  dans  le  tiers-état  une 
multitude  d'indigens  hobereaux,  et  nous  figurer  que,  lorsqu'on  est  Français, 
l'on  a  de  grandes  chances  d'être  noble  sans  le  savoir,  et  l'on  est  suffisamment 
titré. 

Pour  parler  sérieusement,  nous  approuvons  donc  les  conclusions  libérales 
du  journal  auquel  nous  avons  fait  allusion  ;  mais  nous  pensons  que  ce  serait 
une  méprise  que  de  demander  au  nom  de  la  bourgeoisie  comme  classe  poli- 
tique les  libertés  qui  nous  manquent  encore.  Les  titres  aux  libertés  politi- 
ques sont  dans  les  principes  essentiels  qui  gouvernent  les  sociétés  et  dans 
les  lois  qui  sont  la  formule  de  ces  principes.  Les  argumens  pratiques  qui 
appuient  l'extension  et  le  progrès  des  libertés  publiques  sont  fournis  par  les 
intérêts  généraux  de  la  nation  tout  entière.  Les  titres  aux  libertés  aux- 
quelles la  France  doit  aspirer  sont  inscrits  dans  la  déclaration  des  droits 
qui  résume  les  principes  de  1789,  principes  vivans  qu'invoque  et  que  main- 
tient par  conséquent  la  constitution  de  1852.  Ces  principes  nous  assurent  le 


2S8  REVOE   DES   DEtJX  MONDES. 

ûtoH  constitutionnel  de  regarder  la  législation  qui  régit  aujourd'hui  la 
presse  comme  temporaire  et  d'en  demander  la  réforme.  C'est  aux  intérêts 
généraux  du  pays  bien  interprétés  par  les  citoyens  d'un  côté,  et  par  le  gou- 
vernement de  l'autre,  de  marquer  l'heure  de  cette  réforme.  Pour  être  satis- 
faits avec  intelligence  et  avec  équité,  il  faut  que  tous  les  intérêts  qui  exis- 
tent au  sein  d'une  nation,  ceux  des  pauvres  comme  ceux  des  riches,  ceux 
des  travailleurs  comme  ceux  de  la  haute  et  basse  bourgeoisie,  se  puissent 
manifester  avec  la  plus  grande  publicité  possible  et  s'éclairer  par  les  dis- 
cussions les  plus  libres.  Nul  doute  que  la  réintégration  de  la  presse  dans  le 
droit  commun  ne  fournît  à  cette  utile  publicité  et  à  ces  salutaires  discus- 
sions un  concours  efficace.  Les  simples  citoyens  peuvent  user  de  leur  initia- 
tive pour  obtenir  ce  concours  ;  le  gouvernement  lui-même  peut  en  apprécier 
l'utilité  et  hâter  le  moment  où  cette  grande  coopération  des  esprits  par  l'in- 
termédiaire de  la  presse  serait  acquise  à  la  direction  des  affaires  publiques. 
Nous  croyons,  pour  notre  part,  que  l'état  de  la  presse  trompe  beaucoup 
d'hommes  éclairés  sur  le  degré  de  vie  politique  que  comportent  les  institu- 
tions actuelles;  nous  pensons  également  que  la  législation  provisoire  de  la 
presse  neutralise  certaines  conséquences  de  la  constitution  qu'il  serait  de 
l'intérêt  du  gouvernement  de  laisser  se  développer  ;  mais  encore  une  fois  ce 
serait  placer  cette  grande  question  de  la  liberté  de  la  presse  sur  une  base 
par  trop  étroite  que  de  l'attacher  aux  intérêts  et  aux  goûts  d'une  classe 
dont  la  plus  grande  infirmité,  pour  nous  dispenser  d'en  rechercher  d'autres, 
est  de  n'être  point  une  classe  constituée,  et  il  est  oiseux  de  recommencer  à 
ce  propos  les  vieilles  logomachies  qui  ont  déjà  été  si  nuisibles  aux  progrès 
politiques  de  la  France. 

A  moins  de  vouloir  rétrograder  au-delà  de  1789,  l'on  reconnaîtra  que  le 
système  représentatif  est  le  seul  mode  de  gouvernement  qui  convienne  à  un 
pays  tel  que  le  nôtre.  Nous  ne  redoutons  sur  ce  point  aucune  contradiction. 
Nous  savons  bien  que  ceux  qui  penseraient  autrement  n'oseraient  avouer 
leur  opinion,  et  garderaient  le  silence.  Qu'est-ce  dans  son  eësence  que  le 
gouvernement  représentatif?  C'est  d'un  côté  la  parole  donnée  à  tous  les  in- 
térêts du  pays  qui  ont  le  droit  de  se  faire  entendre,  et  de  l'autre  un  moyen 
assuré  à  ces  intérêts  d'influer,  chacun  dans  une  mesure  légitime,  sur  la  di- 
rection du  pouvoir.  L'action  des  intérêts  du  pays  sur  la  direction  du  pouvoir 
s'accomplit  par  les  assemblées  délibérantes;  mais  la  représentation  propre- 
ment dite  des  intérêts  s'opère  surtout  par  la  publicité  et  par  la  liberté  de  la 
presse.  Telles  sont  les  deux  conditions  essentielles  du  gouvernement  repré- 
senutif,  et  nous  oserons  dire  que,  loin  d'être  incompatibles  avec  la  consti- 
tution de  1852,  elles  doivent  trouver  des  garanties  dans  cette  constitution, 
pleinement  exécutée.  De  ces  deux  conditions,  celle  qui  nous  paraît  devoir 
exciter  surtout  en  ce  moment  la  solliéitude  des  esprits  éclairés,  c'est  la  li- 
iKjrté  de  la  presse.  Avec  une  presse  libre,  c'est-à-dire  soumise  au  régime  lé- 
gal, la  composition  des  assemblées  délibérantes  et  jusqu'à  un  certain  point 
leur»  attributions  nous  seraient  indifférentes.  Que  l'assemblée  soit  un  conseil 
d'éua  ou  un  congrès,  qu'elle  soit  élue  par  le  suffrage  universel  ou  par  le 
pouvoir  lui-même,  qu'importe  après  tout  à  ceux  qui  connaissent  bien  et  le 
Uîmpéramcnt  des  assemblées  et  la  nature  humaine?  Nous  nous  souvenons  de 


REVUE.  —  chkoniqlt:.  239 

cette  remarque  profonde  du  cardinal  de  Retz  :  toute  assemblée  est  peuple  ! 
et  nous  aussi  nous  croyons  que  c'est  à  l'opinion  publique  qu'appartient  la 
dernière  victoire.  Mais  où  sera  la  consécration  de  cette  souveraineté  finale 
de  l'opinion,  si  l'action  de  la  presse  a  d'autres  limites  que  la  loi,  interprétée 
par  les  tribunaux  du  droit  commun? 

Tels  sont  nos  principes.  En  les  soutenant  même  lorsque  le  cours  des  évé- 
nemens  leur  paraît  contraire,  nous  savons  que  nous  nous  exposons  à  deux 
sortes  de  reproches.  Les  uns  raillent  l'optimisme  de  nos  espérances;  d'au- 
tres, confondant  peu  spirituellement  la  confiance  dans  l'avenir  avec  le  re- 
gret du  passé,  taxent  nos  idées  de  vieilleries.  Nous  avons  encouru  par  exemple 
les  sarcasmes  des  premiers  à  propos  du  procès  de  M.  le  comte  de  Montalem- 
bert.  Nous  avions  émis,  à  l'occasion  de  ce  procès,  une  opinion  qui  parut 
originale  :  nous  avions  dit  que  le  régime  des  procès  était  préférable  pour 
la  presse  au  régime  des  avertissemens ,  et  que  les  poursuites  en  pareille 
matière  devaient  être  moins  regrettables  aux  yeux  des  amis  de  la  liberté 
de  la  presse,  s'il  était  permis  d'y  voir  le  dessein,  de  la  part  du  gouver- 
nement, d'abandonner  le  système  des  avertissemens.  L'on  se  récria  contre 
notre  opinion  :  elle  était  trop  naïve,  au  gré  de  quelques-uns,  pour  être  sin- 
cère, et  pour  ne  point  cacher  une  ironie.  Après  les  divers  incidens  de  ce 
procès,  n'avons-nous  pas  le  droit  de  demander  si  nous  étions  en  effet  aussi 
naïfs  qu'on  le  supposait?  Le  dénoûment  de  cette  afi'aire  nous  met  à  l'aise 
pour  apprécier  l'arrêt  de  la  cour.  Grâce  à  la  remise  des  peines  pronon- 
cées contre  M.  de  Montalembert,  il  est  permis  d'étudier  l'esprit  de  l'arrêt 
sans  s'émouvoir  au  sujet  de  l'illustre  écrivain.  Certes,  au  milieu  de  cette 
disposition  déraisonnablement  timide  des  esprits  qui  tend  à  exagérer  outre 
mesure  les  restrictions  légales  imposées  à  la  presse,  nous  regardons  comme 
un  enseignement  opportun  ce  passage  de  l'arrêt  qui  rappelle  que  «la  loi 
confère  aux  citoyens  le  droit  de  discuter  les  lois  et  les  actes  du  gouverne- 
ment. »  Nous  avons  remarqué  avec  une  égale  satisfaction  que  la  cour,  en 
soulignant  quelques  fortes  expressions  de  l'écrit  de  M.  de  Montalembert, 
voit  un  délit  dans  une  appréciation  de  la  législation  sur  la  presse  qui  la  re- 
présente «  comme  ne  laissant  la  faculté  de  parler  que  par  ordre  et  par  per- 
mission, sous  la  salutaire  terreur  d'un  avertissement  d'en  haut,  pour  peu 
qu'on  ait  la  témérité  de  contrarier  les  idées  de  l'autorité  ou  celles  du  vul- 
gaire »  Si  l'expression  d'une  pareille  opinion  sur  le  régime  actuel  de  la 
presse  est  un  délit,  ceux  qui  se  font  une  idée  si  outrée  des  sévérités  de  ce 
régime,  et  qui  en  redoublent  gratuitement  les  rigueurs  par  la  peur  qu'ils  en 
ont,  ne  reviendront-ils  pas  enfin  de  leurs  ridicules  frayeurs?  L'arrêt  de  la 
cour  d'appel  est  un  commencement  de  jurisprudence  dans  l'application  de 
la  législation  actuelle  de  la  presse,  et,  au  risque  de  passer  encore  pour  d'en- 
durcis optimistes,  nous  constatons  avec  satisfaction  que  cette  jurisprudence 
a  été  moins  défavorable  à  la  liberté  que  ne  l'avaient  appréhendé  certaines 
personnes. 

Mais  nos  vrais  adversaires  ont  trouvé  contre  la  Revue  un  trait  plus  méchant! 
Ils  font  de  nous  les  organes  des  opinions  vieillies,  les  représentans  du  passé, 
et  se  considèrent  eux-mêmes,  bien  entendu,  comme  les  jeunes  et  les  vivans! 
Un  journal  s'est  fait  naguère,  dans  nous  ne  savons  quel  intérêt,  l'organe 
de  cette  piaffante  jeunesse  contre  notre  vétusté  intellectuelle.  Il  était  bien 


240  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

choisi;  c'est  justement  celui  dont  la  caricature  a  rendu  le  type  sénile  si  po- 
pulaire, qu'on  ne  peut  s'empêcher,  en  pensant  à  lui,  de  le  voir  sous  la  forme 
^du  plus  décrépit  des  Gérontes.  On  ne  demande  pas  seulement  en  France  le 
concours  des  complaisans  pour  répandre  contre  nous  cette  foudroyante  ac- 
cusation :  de  nous  ne  savons  quelle  officine  parisienne  partent  pour  l'étran- 
ger des  billets  anonjtnes  de  faire  part  où  Ton  proclame  notre  vieillesse  et 
la  jeunesse  des  autres.  Il  n'y  a  qu'un  malheur,  c'est  qu'à  l'étranger  ce  sys- 
tème de  notes  et  de  manœuvres  secrètes  se  trompe  d'adresse.  L'Europe  éclai- 
rée est  un  auditoire  d'élite,  grossissant  sans  cesse,  que  la  Revue  a  conquis, 
il  lui  est  permis  d'en  être  fière,  et  dans  les  sj^mpathies  duquel  elle  puise  une 
précieuse  force.  Ces  sympathies,  nous  les  retrouvons  dans  tous  les  organes 
de  la  presse  étrangère  qui  ont  quelque  distinction,  quelque  goût  de  l'indé- 
pendance, qui  vivent  enfin,  et  qui  sont  écoutés  et  respectés.  Ils  nous  révè- 
lent eux-mêmes  les  manœuvres  sournoises  employées  contre  nous,  et  aux- 
quelles ils  refusent  de  s'associer.  Ils  savent  aussi  bien  que  nous  que  c'est  à 
notre  libéralisme  que  nous  sommes  redevables  de  ces  mesquines  et  secrètes 
persécutions  auxquelles  nous  avons  peut-être  tort  de  prendre  garde,  tant 
elles  sont  ridicules  ;  mais  nous  n'avons  pu  tenir  à  la  singularité  de  cette  ac- 
cusation de  vieillesse  qu'on  a  l'adresse  maligne  de  diriger  contre  nous,  en 
nous  opposant  qui?  des  noms  d'hommes  fort  mûrs  et  de  respectables  bur- 
graves  de  la  politique  ou  de  la  littérature,  qui  ne  se  sont  rajeunis. que  par 
de  très  récentes  conversions;  en  nous  opposant  quoi?  le  culte  aveugle  de  ce 
qui  brille  dans  le  présent,  à  nous  qui  pensons  que  la  véritable  jeunesse  n'est 
jamais  folle  du  présent,  et  ne  doit  y  rechercher  que  les  élémens  avec  les- 
({uels  elle  devra  faire  l'avenir,  qui  seul  a  droit  de  l'attirer. 

Qu'on  nous  permette,  pour  aller  de  la  France  à  l'étranger,  de  passer  lé- 
gèrement sur  les  bruits  relatifs  aux  affaires  d'Italie,  qui  tiennent,  suivant 
nous,  une  trop  grande  place  dans  les  préoccupations  du  moment.  Notre  raison 
se  refuse  à  croire  à  ces  vaines  et  belliqueuses  rumeurs,  mais  nous  ne  pou-       - 
vons  méconnaître  la  fâcheuse  influence  qu'elles  exercent  sur  le  monde  des 
affaires.  Sans  doute  la  situation  de  l'Italie  est  si  irrégulière  que  l'attention 
des  gouvernemens  doit  épier  les  incidens  qui  pourraient  se  produire  dans  ce 
malheureux  pays.  Dans  l'hypothèse  d'éventualités  qu'il  est  sage  de  prévoir,        \ 
il  n'est  pas  moins  sage  de  prendre  certaines  précautions  ;  mais  c'est  évidem-       | 
ment  commettre  une  méprise  que  de  confondre  les  préparatifs  de  la  pru- 
dence avec  les  desseins  prémédités  d'une  initiative  aventureuse.  Nous  nous 
efforçons,  pour  notre  part,  d'éviter  cette  erreur;  nous  nous  souvenons 
aussi  que  l'Italie  a  donné  lieu  à  d'autres  émois  qui  se  sont  calmés.  Nous 
n'avons  pas  oublié  qu'en  1853,  au  moment  où  allait  éclater  la  lutte  de  la 
Russie  et  de  l'Occident,  certains  hommes  d'état  des  plus  expérimentés  de 
l'Europe  ne  croyaient  point  à  une  crise  orientale,  mais  regardaient  comme 
Imminente  une  explosion  générale  en  Italie,  accompagnée  naturellement  de 
outc  sorte  de  complication^  européennes.  11  y  a  cinq  ans  de  cela,  et  il  n'y  a 
rien  eu  en  Italie  :  l'Orient  a  fait  diversion  aux  questions  italiennes,  et  qui 
«ait  si  quelque  Incident  oriental  n'écartera  pas  encore  une  fois  ces  conflits 
terribles  dont  la  menaçante  perspective  paralyse  aujourd'hui  parmi  nous  les 
jçrandcs  opérations  commerciales  et  industrielles?  C'est  beaucoup  de  gagner 
du  temps,  c'est  beaucoup  même  pour  la  bonne  solution,  des  questions  enga- 


I 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  241 

ées.  Pour  notre  part,  nous  n'attendons  aujourd'hui  de  la  guerre  aucune 
onne  solution  des  difficultés  italiennes.  La  guerre  livre  tout  à  la  force,  et 
force,  l'Italie  en  a  fait  assez  l'expérience,  ne  fait  rien  de  naturel  et  de 
urable.  L'exemple  de  ce  qui  a  pu  s'accomplir  en  18/i8,  et  de  ce  qui  a  avorté 
la  suite  de  la  révolution,  devrait  être  présent  à  toutes  les  pensées. 
En  18Zj8,  le  pape  avait  inauguré  les  institutions  constitutionnelles,  Charles- 
Albert  avait  donné  le  statut,  le  roi  de  Naples  lui-même  avait  accepté  le  sys- 
tème représentatif.  Que  l'on  suppose  que  cet  état  de  choses  n'eût  point  été 
troublé  par  l'intervention  de  la  force  révolutionnaire  dans  les  affaires  euro- 
éennes  et  italiennes;  croit-on  que  le  système  autrichien  en  Lombardie  eût 
pu  durer  jusqu'à  ce  jour  en  présence  des  trois  états  principaux  de  l'Italie  se 
gouvernant  eux-mêmes  sous  l'égide  des  institutions  libérales?  La  force  mo- 
rale d'un  tel  exemple  et  d'un  tel  voisinage  eût  suffi  pour  affranchir  la  Lom- 
ïbardie.  L'Autriche  eût  peut-être  renoncé  d'elle-même  à  la  domination  de  la 
Lombarde- Vénétie  :  pour  couvrir  sa  retraite,  elle  eût  fait  sans  doute  de  ces 
provinces  un  quatrième  état  sous  un  archiduc  ;  mais  la  Lombardie  n'en  eût 
pas  moins  été  émancipée  du  joug  étranger  et  n'en  serait  pas  moins  parve- 
nue à  l'indépendance  permanente.  Ce  n'est  point  à  l'aventure  que  nous  re- 
traçons cette  hypothèse  rétrospective.  Que  gagne  en  effet  l'Autriche  à  la 
possession  si  laborieuse  et  si  coûteuse  de  la  Lombardie?  En  hommes  et  en 
argent  pas  grand'chose  assurément,  si  l'on  songe  au  ruineux  établissement 
militaire  qu'elle  est  obligée  d'y  entretenir.  Au  contraire,  l'occupation  de  la 
Lombardie  lui  impose  de  douloureux  sacrifices,  lui  suscite  dans  l'opinion 
des  peuples  libéraux  des  haines  redoutables,  et  affaiblit  par  là  même  ses 
plus  naturelles  alliances.  Or  une  solution  qui  amènerait  la  retraite  de  l'Au- 
triche, une  solution  qui,  sans  secouer  l'Europe,  affranchirait  l'Italie,  pour- 
rait, dans  des  éventualités  qui  ne  sont  point  chimériques,  s'obtenir  par  la 
paix  et  par  les  progrès  intérieurs  de  l'Italie  seule;  nous  doutons  au  con- 
traire que  l'on  pût  tirer  un  meilleur  profit  de  la  guerre  même  la  plus  heu- 
reuse. Si  nous  comprenons  l'impatience  des  patriotes  italiens,  nous  croyons 
donc  que  les  bonnes  raisons  ne  manquent  point  pour  modérer  cette  impa- 
tience, et  que  les  hommes  qui  peuvent  influer  sur  la  direction  des  affaires 
I italiennes  seraient  inexcusables,  s'ils  livraient  sans  réflexion  leur  pays  et 
l'Europe  à  la  fatal! :6  des  batailles  et  des  guerres  indéfinies. 
Les  troubles  qui  éclatent,  et  qui,  pendant  bien  longtemps  encore,  éclate- 
ront dans  les  provinces  turques  voisines  de  l'Autriche,  ne  confirment -ils 
point  ce  que  nous  venons  de  dire  sur  les  inconvéniens  qu'a  pour  la  politique 
du  cabinet  de  Vienne  l'impopularité  universelle  que  lui  attire  sa  domination 
en  Italie  ?  On  fermerait  volontiers  les  yeux  sur  l'influence  que  l'Autriche  est 
appelée  à  exercer  sur  les  populations  du  Bas-Danube,  si  elle  ne  pesait  point 
en  même  temps  et  si  près  de  nous  sur  un  peuple  de  notre  race,  et  dont  tant 
de  siècles  de  malheur  n'ont  pu  éteindre  les  ardentes  aspirations.  Nous  n'ac- 
cusons point  ces  populations  intéressantes  qui,  à  peine  échappées  au  joug 
ottoman,  s'agitent  convulsivement  pour  trouver  le  cadre  où  se  développe- 
ront leurs  destinées.  Ces  agitations,  si  regrettables  qu'elles  soient,  sont  la 
faute  du  triste  passé  qui  les  a  si  longtemps  opprimées.  Serbes  et  Roumains, 

I Slaves  et  Grecs,  les  races  chrétiennes  qu'a  agglomérées  sous  sa  domination 
TOME  XIX.  16 


242  BETUE   DES  DEUX  MONDES. 

Pemplre  turc  ne  pourront  pas  de  longtemps  avoir  trouvé  les  conditions  sta- 
bles et  régrulfères  d'un  bon  gouvernement.  Ces  races  manquent  encore  peut- 
être  des  qualités  de  gouvernement.  C'est  l'excuse  de  leurs  agitations;  mal- 
heureusement leurs  agitations  sont  un  péril  non-seulement  pour  elles-mêmes, 
mais  pour  l'Europe.  Nous  pensons  sans  doute  qu'il  faut  attendre  des  popu- 
lations chrétiennes  la  régénération  de  l'Orient;  mais  l'œuvre  que  l'Europe 
occidentale  veut  confier  à  ces  populations  sera  lente.  Avant  d'arriver  au 
résultat  poursuivi,  il  faudra  traverser  une  transition  longue  et  laborieuse. 

Les  populations  chrétiennes  placées  entre  la  Russie  et  Gonstantinople,  non 
par  leur  faute,  mais  par  suite  des  conquêtes  successives  qui  les  ont  boule- 
versées et  désagrégées,  sont  devenues  pour  ainsi  dire  des  détritus  de  races, 
des  épaves  de  nationalités,  quelque  chose  d'hétérogène  et  d'anarchique. 
Avant  que  ces  élémens  divers  se  soient  repétris  et  refondus,  il  est  certain 
qu'entre  la  Russie  et  Constantinople  les  populations  chrétiennes  ne  forme- 
ront qu'une  barrière  illusoire  et  tout  à  fait  insuffisante.  Cet  état  anarchique 
d'une  part  et  cette  insuffisance  actuelle  à  défendre  les  conditions  d'équilibre 
qui  leur  seront  confiées  un  jour  créent  à  la  fois  pour  FAutriche  et  un  danger 
réel  et  un  rôle  efficace  à  jouer  vers  le  Bas-Danube.  C'est  ce  rôle  nécessaire 
et  préservateur  de  grands  intérêts  européens  que  nous  voyons  avec  peine 
compromis  par  les  difficultés  que  l'Autriche  affronte  en  Italie.  Les  troubles  de 
Servie  inspirent  naturellement  ces  réflexions.  Ce  n'est  pas  que  nous  considé- 
rions la  révolution  qui  vient  de  substituer  le  vieux  Milosch  au  prince  Alexan- 
dre comme  un  événement  précisément  hostile  à  l'Autriche.  La  faiblesse  d'es- 
prit et  de  caractère  qu'a  montrée  au  pouvoir  le  prince  Alexandre  enlève  tout 
intérêt  à  sa  chute.  Les  amis  de  la  Servie  et  des  tendances  libérales  ne  peuvent 
voir  qu'avec  satisfaction  l'initiative  prise  par  M.  Garachanin  dans  la  révolution 
serbe.  M.  Garachanin  est  le  chef  du  libéralisme  en  Servie,  et  à  ce  titre  il  a  en- 
couru longtemps  la  défaveur  et  les  persécutions  de  la  Russie.  Il  ne  faut  pas 
oublier  qu'un  des  objets  de  la  fameuse  mission  du  prince  Menchikof  à  Con- 
stantinople fut  d'obtenir  la  destitution  de  M.  Garachanin ,  qui  était  alors  mi- 
nistre du  prince  Alexandre.  Nous  espérons  donc  que  M.  Garachanin,  fidèle  à 
ses  antécédens,  saura  maintenir,  à  travers  la  révolution  qu'il  a  conduite,  l'in- 
dépendance de  son  pays;  mais,  quelque  bon  augure  que  nous  puissions  tirer 
des  événemens  de  Belgrade,  la  fermentation  qui  travaille  les  populations  du 
Bas-Danube  demeure  un  des  faits,  sinon  inquiétans,  du  moins  sérieux  de  la 
situation  de  l'Europe.  C'est  là  que  peuvent  se  consolider  ou  s'évanouir  les  ré- 
sultats obtenus  par  la  dernière  guerre.  L'œuvre  de  cette  guerre  a  besoin  de 
la  paix  pour  se  confirmer  et  devenir  quelque  chose  de  durable.  Il  y  aurait 
de  la  part  de  l'Autriche,  aussi  bien  que  de  l'Angleterre  et  de  la  France,  une 
grande  Imprévoyance  à  compromettre  cette  œuvre  délicate  par  de  nouvelles 
aventures  dont  le  contre-coup  en  Orient  serait  inévitablement  de  détruire 
ce  que  l'on  a  cherché  à  y  faire  de  1853  à  1856. 

Que  dire  de  la  Prusse,  sinon  qu'elle  attend  l'ouverture  de  son  parlement 
m  milieu  de  ces  joies  des  fêtes  de  Noël,  si  chères  à  l'Allemagne,  et  plus 
aimables  et  plu.s  touchantes  encore  dans  ce  pays  que  ce  chrîstmas  des  An- 
glais, dont  notre  ami  Alphonse  Esquiros  racontait,  il  y  a  quelques  mois,  le 
lx)nh«*ur  familier  avec  la  bonhomie  sensible  et  gracieuse  d'un  Goldsmith 
françai»?  La  session  du  parlement  va  s'ouvrir;  nous  en  suivrons  avec  curio- 


REVUE.  —  CHRONIQUE. 


2/l3 


site  les  péripéties.  En  attendant,  nous  sommes  réduits,  comme  les  Prussiens, 
à  nous  amuser  des  révélations  que  chaque  jour  apporte  sur  les  étranges  pra- 
^:tiques  du  dernier  gouvernement.  En  voici  une  qui  concerne  la  presse,  et  que 
^nous  signalons  à  ces  amateurs  de  nouveautés  au  gré  desquels  nous  avons  le 
malheur  de  n'être  point  assez  jeunes.  M.  de  Manteuffel  ne  s'était  point  con- 
tenté d'amortir  l'initiative  de  la  presse  par  les  avertissemens  officieux.  Il 
'avait  inventé  un  expédient  plus  ingénieux.  Lorsque  la  direction  d'un  journal 
d'opposition  lui  déplaisait,  il  offrait  cette  alternative  au  propriétaire  et  au 
jrédacteur  en  chef  de  la  feuille  opposante  :  ou  le  journal  serait  frappé  de 
suppression,  ou  il  consentirait  à  recevoir  un  rédacteur  donné  par  le  ministre. 
iN'allez  pas  croire  que  l'adjonction  de  l'écrivain  ministériel  dût  entraîner  le 
(moindre  changement  dans  le  personnel  de  la  rédaction  ou  dans  la  couleur 
^apparente  du  journal.  Non  ;  le  ministre  paternel  de  la  Prusse  ne  voulait  pas 
,que  le  public  pût  s'apercevoir  de  sa  secrète  collaboration  à  la  feuille  qui  de- 
ivait  sa  popularité  à  sa  réputation  d'indépendance.  Le  journal  demeurait 
ajournai  d'opposition.  Seulement  il  ne  faisait  plus  que  l'opposition  qui  était  à 
la  convenance  du  ministre.  M.  de  Manteuff'el  avait  auprès  de  lui  un  état- 
.major  déjeunes  littérateurs  qui,  sur  son  ordre,  allaient  tenir  secrètement 
garnison  dans  les  journaux  de  l'opposition.  Les  bons  Prussiens  avaient  pris 
la  chose  du  côté  plaisant,  et  donnaient  le  nom  d'apôtres  à  ces  garnisaires 
littéraires  de  M.  de  Manteuff'el.  La  Gazette  d'Elberfeld  vient  de  raconter 
sans  colère  comment  ce  système  lui  fut  appliqué  :  elle  se  loue  du  reste 
beaucoup  de  la  politesse  et  de  l'obligeance  de  «  l'apôtre  »  qu'elle  a  eu  le 
bonheur  de  posséder.  Que  dites-vous  de  cette  combinaison  des  apôtres?  Ne 
mérite-t-elle  pas  une  place  dans  l'histoire  tragi-comique  des  persécutions 
subies  par  la  presse  dans  notre  glorieux  xix®  siècle? 

L'Angleterre,  elle  aussi,  a  en  ce  moment  une  de  ces  difficultés  qui  se  rat- 
tachent aux  questions  de  nationalité  soulevées  dans  le  midi  de  l'Europe. 
L'agitation  des  Iles-Ioniennes,  la  publication  de  la  dépêche  où  le  lord-com- 
missaire, sir  John  Young,  conseillait  à  son  gouvernement  de  s'approprier 
Gorfou  en  abandonnant  le  protectorat  sur  les  autres  îles,  la  mission  extra- 
lordinaire  de  M.  Gladstone,  ont  attiré  l'attention  de  l'Europe  sur  cette  partie 
Ide  l'Adriatique  où  l'intérêt  d'une  station  maritime  anglaise  se  débat  contre 
iles  vœux  d'une  population  qui  voudrait  se  rallier  au  foyer  de  sa  nationalité. 
fCette  lutte  est  sans  doute  digne  d'attention  par  les  sentimens  qui  y  sont  en- 
fgagés  du  côté  des  Ioniens  ;  mais  elle  n'a  point  d'importance  réelle  au-delà  du 
jcercle  étroit  où  elle  se  passe.  L'Angleterre  ne  songe  point  à  abandonner 
[:son  protectorat  et  à  remettre  en  question  sur  un  si  chétif  prétexte  les  trai- 
|tés  de  1815.  En  revanche,  les  Ioniens,  s'ils  n'obtiennent  point  la  satisfaction 
'aller  grossir  le  petit  royaume  hellénique,  sont  assurés  de  voir  redresser 
leurs  griefs  locaux.  Il  ne  peut  pas  y  avoir  d'oppression  réelle  sous  les  insti- 
tutions anglaises;  toutes  les  plaintes  légitimes,  et  même  celles  qui  ne  le  sont 
)as,  trouvent  un  écho  dans  le  parlement  britannique.  L'esprit  libéral,  qui 
jde  notre  temps  a  pénétré  tous  les  partis  anglais,  ne  permettrait  à  aucun 
^ministère  de  persévérer  dans  un  système  de  vexations  injustes  contre  une 
^^opulation  annexée  par  un  lien  quelconque  à  l'empire.  Le  ministère  anglais, 
ïen  confiant  à  un  homme  tel  que  M.  Gladstone  la  mission  d'aller  recueillir  les 
plaintes  des  Ioniens  et  d'étudier  sur  les  lieux  le  meilleur  moyen  de  leur  faire 


244  REVDE   DES   DEUX  MONDES. 

justice,  a  mai-qué  d'avance  les  généreuses  intentions  qui  l'animent.  M.  Glad- 
stone n'est  pas  seulement  un  des  esprits  les  plus  sincèrement  libéraux  de 
notre  temps,  son  talent  et  ses  exquises  sympathies  littéraires  en  font  un  ami 
des  Grecs.  Commentateur  fervent  des  poèmes  homériques,  il  retrouve  dans 
les  mers  qu'il  parcourt  en  ce  moment  les  vivantes  reliques  de" son  culte 
littéraire,  et  cette  sympathie  pour  les  souvenirs  helléniques  n'a  point  été 
sans  doute  étrangère  à  sa  résolution,  lorsqu'il  a  accepté  une  mission  si  in- 
férieure à  sa  haute  position  politique.  La  justice  dans  toutes  ses  conditions 
essentielles,  les  Ioniens  ne  peuvent  manquer  de  l'obtenir  sous  un  tel  patro- 
nage, car  M.  Gladstone  reviendra  en  Angleterre  comme  leur  avocat  après 
'  avoir  étudié  leurs  besoins  comme  délégué  du  gouvernement. 

M.  Gladstone  et  M.  Bright  sont  les  deux  plus  grands  orateurs  de  la  chambre 
des  communes  ;  mais  tandis  que  le  premier  va  parmi  les  paysages  de  l'Odys- 
sée calmer  une  population  plus  aigrie  que  malheureuse,  l'autre  poursuit 
cette  campagne.de  tribun  du  peuple  qu'il  a  commencée  contre  l'aristocratie 
anglaise  à  propos  de  la  réforme  électorale.  Chose  curieuse,  M.  Bright  veut 
étendre  le  droit  de  suffrage  à  tout  Anglais  qui  paierait  un  loyer  inférieur  à 
6  livres  sterling,  ce  qui  se  rapprocherait  heaucoup  du  manhood  suffrage  ou 
du  suffrage  universel,  et  nous  voyons  qu'il  faut  payer  pour  être  admis  aux 
meetings  où  il  expose  ses  doctrines  dans  les  grandes  villes  industrielles  d'An- 
gleterre et  d'Ecosse.  Jusqu'à  présent,  en  face  du  grand  public,  M.  Bright 
n'a  pas  rencontré  encore  d'adversaire  ;  aucun  des  hommes  politiques  impor- 
tans  de  l'Angleterre  n'a  encore  relevé  le  gant  qu'il  jette  à  l'aristocratie.  Le 
Times  seul  lui  tient  tête  avec  une  mâle  et  très  raisonnable  énergie.  Les  ad- 
versaires libéraux  de  M.  Bright  admettent  avec  lui  qu'il  est  juste  que  tous  les 
intérêts  des  classes  populaires  aient  des  garanties  de  représentation;  mais 
ils  prétendent  que  les  classes  populaires  ne  possèdent  pas  les  qualités  de 
gouvernement,  et  que  c'est  cependant  le  gouvernement  que  M.  Bright  leur 
livrerait  en  assurant  la  majorité  au  sein  de  la  chambre  élective  aux  repré- 
sentans  exclusifs  des  working  classes.  Là-dessus,  ils  l'accusent  de  vouloir 
américaniser  la  constitution  anglaise.  Si  nous  avions  le  droit  de  nous  pro- 
noncer sur  ces  questions,  nous  nous  permettrions  de  repousser  comme  un 
peu  subtiles  et  doctrinaires  les  critiques  adressées  à  M.  Bright.  Il  y  a  bien 
des  fantômes  encore  à  l'endroit  de  cette  question  du  droit  de  suffrage.  Nous  ^ 
répéterions  volontiers  à  ce  sujet  ce  que  nous  disions  tout  à  l'heure  à  l'égard  ■ 
de  la  formation  des  assemblées.  Le  point  capital  en  matière  de  représenta- 
tion, c'est  la  liberté  de  discussion  fermement  établie  et  respectée.  Avec  cette 
liberté,  tous  les  inconvéniens  inhérens  à  tel  ou  tel  système  électoral  se  cor- 
rigent et  s'effacent.  Il  y  a  au  surplus  diverses  façons  d'appliquer  le  suffrage 
universel,  nous  en  pouvons  parler  par  expérience  :  ces  divers  systèmes 
n'ont  pas  produit  partout  les  mêmes  résultats  qu'aux  États-Unis  ;  mais,  sans 
t<inir  compte  de  ces  différences,  nous  croyons  que  le  suffrage  universel, 
éclairé  par  la  liberté  de  discussion,  peut  donner  partout  une  représenta- 
tion équitable  et  proportionnelle  des  intérêts,  des  forces  et  des  influences 
qui  existent  dans  les  pays  où  il  fonctionne.  Si  aux  États-Unis  le  suffrage 
universel  enfante  une  représentation  purement  démocratique,  c'est  qu'il 
n'y  a  pas  dans  cette  vigoureuse  république  d'élémens  aristocratiques  véri- 
tables. Dana  d*autres  pays,  où  l'élément  monarchique  est  prépondérant,  où 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  245 

l'on  aime  ce  que  l'on  appelle  les  pouvoirs  forts,  le  suffrage  universel  a  donné 
des  résultats  ultra-monarchiques.  Nous  croyons  donc  qu'en  Angleterre  le 
suffrage  universel  représenterait  le  pays  tel  qu'il  est  :  aussi  somm.es-nous 
persuadés  qu'il  y  serait  beaucoup  moins  défavorable  à  l'aristocratie  que  ne 
supposent  les  adversaires  de  M.  Briglit,  et  surtout  M.  Bright  lui-même; 
Inais  cette  opinion  n'est  point  une  raison  suffisante  pour  que  le  peuple  an- 
glais change  le  tempérament  qui  lui  a  si  bien  réussi  jusqu'à  ce  jour  en  ma- 
cère de  réforme,  et  les  whigs  sont  parfaitement  sensés  lorsqu'ils  ne  veulent 
'océder  que  par  réforme  graduée,  suivant  la  méthode  expérimentale  en 
lelque  sorte,  et  lorsqu'ils  repoussent  comme  perturbatrice  et  dangereuse 
le  mesure  radicale  et  absolue. 
M.  Bright  manquerait  étrangement  de  logique,  s'il  se  proposait  en  effet  de 
îformer  les  institutions  anglaises  sur  le  patron  des  États-Unis.  Le  dernier 
lessage  de  M.  Buchanan  suffirait  pour  démentir  ses  illusions.  M.  Bright  est 
irtisan  de  la  paix  quand  même;  il  est  un  des  plus  ardens  sectateurs  de  la 
îrté  du  commerce;  il  croit  que  ce  sont  les  guerres  dirigées  par  l'aristo- 
ratie  et  les  agrandissemens  ambitieux  de  l'empire  qui  ont  arbitrairement 
*éé  la  nécessité  des  budgets  énormes  et  des  taxes  lourdes  aux  pauvres. 
'est  pour  la  paix,  pour  le  commerce  libre,  pour  le  gouvernement  à  bon 
larché  et  la  réduction  des  taxes  que  M.  Bright  veut  placer  la  base  du  pou- 
loir  sur  les  classes  moyennes  et  ouvrières ,  et  affaiblir  l'influence  de  Faris- 
)cratie.  Or  le  message  de  M.  Buchanan  présente  le  plus  complet  et  le  plus 
■piquant  contraste  avec  les  opinions  les  plus  chères  à  M.  Bright.  La  démo- 
cratie américaine,  parlant  par  l'organe  de  son  président,  se  montre  bien 
pkis  ambitieuse  d'agrandissemens  extérieurs  que  d'améliorations  intérieures; 
les  questions  étrangères  occupent  les  trois  quarts  du  message.  La  démocratie 
uiéricaine  est  dépensière  et  se  présente  avec  un  budget  en  déficit;  la  dé- 
mocratie américaine  n'est  pas  libre-échangiste  :  elle  ne  veut  pourvoir  à  ses 
dépenses  qu'en  établissant  des  droits  de  douanes.  Gardons -nous  donc  de 
■roire  que  des  institutions  identiques  appliquées  à  des  peuples  différons  doi- 
vent porter  partout  les  mêmes  fruits,  ou  ceux  que  l'on  s'en  promet.  Si 
[.  Bright  avait  le  malheur  de  trop  réussir,  qui  sait  les  déconvenues  qui  lui 
iraient  réservées  ?  L'histoire  abonde  en  déceptions  de  ce  genre  :  nous  pou- 
vons en  parler  savamment,  nous  autres  Français.  Il  ne  manquait  pas  de 
sens  pratique,  cet  aveu  de  notre  impuissance  devant  l'inconnu  des  événe- 
lens  et  le  tour  capricieux  du  jeu  des  institutions  humaines  que  nos  pères 
îxprimaient  par  la  religieuse  formule  :  L'homme  s'agite,  et  Dieu  le  mène. 

Puis,  sur  ce  vaste  courant  des  choses  humaines,  dont  la  direction  tente 
los  efforts  et  échappe  à  notre  infirmité,  viennent  nous  surprendre  à  l'im- 
)roviste  les  accidens  personnels  et  les  douleurs  privées,  le  malheur,  la  mort. 
*armi  ces  coups,  il  en  est  qui  nous  atteignent  tous  dans  celui  qu'ils  frap- 
)ent.  C'est  ce  que  la  littérature  libérale  peut  justement  dire  de  la  mort  de 
[.  Rigault.  Cet  élégant  et  généreux  écrivain  était  un  de  ces  esprits,  malheu- 
reusement trop  rares,  qui,  pour  le  service  des  idées  nobles  et  des  sentiraens 
jlevés,  entretiennent  le  commerce  ancien  de  la  politique  avec  les  lettres, 
lélas  !  il  avait  dignement  payé  ce  tribut  que  les  vicissitudes  de  notre  temps 
imposent  aux  caractères  fermes  et  constans,  et  il  avait  trouvé  dans  la  pro- 
[fession  de  l'écrivain  un  refuge  pour  l'indépendance  de  sa  pensée.  A  quel 


246  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

point  la  faveur  publique  l'accompagnait  dans  ses  vifs  et  ingénieux  travaux, 
quel  cortège  d'amis  inconnus  lui  avaient  gagné  son  talent  et  son  âme,  on 
Ta  vu  à  rémotion  produite  par  la  triste  nouvelle  qui  annonçait  qu'en  pleine 
jeunesse  il  était  mort  de  la  mort  des  penseurs  et  des  écrivains,  frappé  au 
cerveau.  e-  forcade. 

L'Italie  vient  d'avoir  un  mois  d'émotions.  N'a-t-il  pas  même  semblé  un  in- 
stant que  la  politique  de  l'Europe  était  suspendue  à  un  fil  égaré  au-delà  des 
Alpes,  et  toujours  près  de  se  rompre?  Le  calme  est  revenu  peu  à  peu  heu- 
reusement, l'effervescence  des  imaginations  s'est  apaisée,  et  nous  voici  re- 
placés en  présence  des  faits  qui  ont  provoqué  ces  polémiques  récentes,  qui 
les  ont  précédées,  et  qui  leur  survivent.  Ces  faits  tiennent  à  la  situation  gé- 
nérale de  l'Italie.  On  peut  faire  la  part  des  chimères  et  des  exagérations;  la 
vérité  est  que  tout  n'était  point  artificiel  dans  cette  agitation,  qui  est  venue 
brusquement  réveiller  ce  qu'on  nomme  la  question  italienne  et  rouvrir  toute 
sorte  de  perspectives  de  guerre  dans  un  pays  où  tout  est  possible  en  cer- 
tains momens,  parce  que  tout  est  probable. 

Il  n'est  point  douteux  que  l'Autriche  a  singulièrement  contribué  pour  sa 
part  à  exciter  cette  incandescence  par  des  actes  au  moins  malheureux,  en 
atteignant  les  Lombards  dans  leurs  intérêts  par  la  réforme  des  monnaies, 
en  les  blessant  dans  toutes  les  conditions  de  leur  existence  par  les  mesures 
relatives  à  la  conscription.  Ces  dernières  mesures  notamment  étaient  bien 
dures  pour  un  pays  qui  voit  périodiquement  la  fleur  de  sa  population  exilée 
sous  l'uniforme  du  soldat  jusqu'aux  plus  extrêmes  confins  de  l'empire,  en  Bo- 
hême ou  en  Transylvanie.  Et  à  quel  moment  le  système  impérial  redoublait-il 
de  rigueurs?  Justement  au  lendemain  des  promesses  presque  libérales  qui 
avaient  signalé  l'avènement  de  l'archiduc  Maximilien  au  gouvernement  de 
la  Lombardo-Vénétie.  11  en  est  résulté  cette  fermentation  qui  a  occupé  l'Eu- 
rope. Plus  que  jamais,  cette  vieille  antipathie  entre  les  impériaux  et  les  Ita- 
liens a  éclaté  sous  toutes  les  formes.  Partout  où  paraissait  un  officier  autri- 
chien à  Milan,  les  habitans  se  retiraient.  Cette  population  impressionnable 
et  vive  semblait  se  replier  en  elle-même.  Dans  les  théâtres,  les  manifesta- 
tions les  plus  significatives  se  faisaient  jour  sous  les  yeux  de  Ja  police.  On  a 
vu  recommencer  cette  conspiration  des  cigares  qui  inaugura  les  mouvemens 
de  I8/18.  On  s'abstenait  de  fumer  et  on  empêchait  de  fumer,  pour  priver  le 
trésor  impérial  d'une  de  ses  ressources.  L'archiduc  Maximilien  lui-même, 
dont  personne  np  contestait  les  loyales  intentions,  s'est  vu  isolé  et  impuis- 
sant au  milieu  d'un  pays  aigri  et  profondément  hostile.  Dans  cette  recru- 
descence de  désaffection  et  d'agitation  il  y  aurait  peut-être  à  noter  un  fait 
d'une  gravité  particulière.  Jusqu'ici  le  mécontentement  restait  à  peu  prô^ 
circonscrit  dans  les  rangs  de  l'aristocratie  et  des  classes  lettrées,  plus  ac- 
ci^sibles  à  toutes  ces  idées  et  à  tous  ces  sentimens  d'indépendance  qui  vi- 
vent toujours  en  Italie;  les  dernières  mesures  de  l'Autriche  étaient  d(^  na 
ture  à  atteindre  les  classes  laboi'ieuses,  les  populations  des  campagnes,  (jui, 
elle»  aussi,  ont  pu  sentir  le  joug  étranger  dans  ce  qu'il  a  de  plus  dur,  et  se 
sont  xsHOclées  jus(|u'à  un  certain  point  aux  récentes  manifestations  d'hosti- 
UiA.  Les  Lombards  ont  fait  ce  qu'ils  ont  pu  pour  montrer'une  fois  de  plus  à 
TAutricUe  qu'elle  était  dans  un  pays  conquis  et  non  soumis,  et  comme  tout 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  2A7 

ce  qui  se  passe  en  Lombardie  a  son  retentissement  dans  les  autres  états  ita- 

Ijns,  il  y  a  partout  une  sorte  d'inquiétude  ou  d'attente  en  face  de  l'im- 
■évu. 
Quelle  est  la  part  du  Piémont  dans  cette  agitation?  Ce  n'est  pas  lui  évi- 
mment  qui  l'a  créée  ;  mais  il  en  profite,  comme  il  profite  toujours  de  toutes 
les  fautes  ou  de  tous  les  embarras  de  l'Autriche,  et  de  tous  les  emporte- 
mens  de  la  réaction  absolutiste  dans  le  reste  de  l'Italie.  Par  la  nature  de  ses 
institutions  nouvelles,  par  le  caractère  si  nettement  tranché  de  sa  politique 
nationale,  le  Piémont  est  devenu  le  champion  de  tous  les  patriotisraes  frois- 
sés, de  tous  les  instincts  libéraux  comprimés,  de  même  qu'il  est  devenu  le 
refuge  de  tous  les  Italiens  qui  ne  peuvent  vivre  dans  leur  pays.  Il  est  pour 
ainsi  dire  aujourd'hui  l'organe  vivant  et  agissant  de  la  pensée  italienne ,  et 
comme  tout  se  passe  très  librement  à  Turin,  tout  s'y  dit  aussi  très  vivement, 
surtout  à  l'égard  de  l'Autriche  et  de  l'indépendance.  De  là  cette  situation 
qui  a  surgi  dernièrement,  et  qui  se  reproduira  toutes  les  fois  que  quelques 
nouveaux  griefs  viendront  ajouter  aux  malaises  invétérés  de  la  péninsule. 
A  vrai  dire,  toute  la  question  italienne  est  là,  dans  ce  voisinage  terrible  et 
périlleux  de  deux  états,  dont  l'un  est  soumis  à  la  domination  étrangère, 
et  dont  l'autre  est  le  complice  actif,  avoué,  militant,  de  tous  les  sentimens 
d'indépendance  et  de  libéralisme  qui  fermentent  au-delà  des  Alpes.  Il  n'est 

^,    point  douteux  que  les  récentes  émotions  de  la  Lombardie  ont  été  particu- 

f  lièrement  ressenties  en  Piémont,  et  qu'une  certaine  surexcitation  a  régné 
pendant  quelques  jours  à  Turin.  Est-ce  à  dire  que  le  Piémont  fût  disposé  à 
se  jeter  brusquement  et  à  l'aventure  dans  une  guerre  qu'une  émotion,  même 

!  légitime,  n'eût  pas  suflî  à  expliquer?  A  Turin  comme  partout,  il  y  a  certai- 
nement des  ardeurs  impatientes  et  des  velléités  agitatrices  ;  mais  ces  vel- 
léités et  ces  impatiences  ne  sont  pas  une  politique.  Le  roi  Victor-Emmanuel 
est  un  souverain  chevaleresque  que  la  guerre  ne  surprendra  et  n'effraiera 
jamais  sans  doute;  il  ne  s'ensuit  pas  qu'il  ait  tenu  un  peu  solennellement 

I  devant  ses  soldats  rassemblés  les  discours  belliqueux  qu'on  lui  a  prêtés. 
M.  de  Gavour,  avec  une  habile  hardiesse,  n'a  point  hésité  à  faire  pénétrer 
la  politique  italienne  jusque  dans  les  conseils  de  la  diplomatie  européenne; 
cela  ne  signifie  pas  qu'il  soit  prêt  à  se  faire  le  docile  serviteur  de  toutes  les 
illusions  et  de  toutes  les  ardeurs  irréfléchies.  Les  hommes  d'état  qui  con- 
duisent le  Piémont  sont  convaincus,  ce  nous  semble,  que,  parmi  les  ques- 
tions qui  s'agiteront  un  jour  ou  l'autre,  la  question  italienne  est  au  premier 
rang,  que  là  est  la  faiblesse  de  l'Europe  actuelle,  et  que  dans  la  crise  inévi- 
table, dans  la  reconstitution  nécessaire  de  la  péninsule,  leur  pays  a  l'un  des 
premiers  rôles.  Dans  cette  situation,  le  Piémont  a  tout  à  gagner  à  ne  rien 
précipiter,  et  il  n'y  a  que  les  ennemis  qui  puissent  le  pousser  à  des  entre- 
prises soudaines,  car  si  le  Piémont  avait  le  malheur  d'éprouver  une  défaite 
dans  une  lutte  d'impatience,  on  sait  bien  que  cette  défaite  ne  profiterait  ni 
aux  idées  libérales  ni  à  l'indépendance  italienne. 

Le  Piémont  a  tout  à  gagner,  disons-nous,  en  ne  précipitant  rien.  Tout 
vient  à  lui  pendant  ce  temps;  les  questions  mûrissent,  les  instincts  libéraux 
vrais  et  sensés  se  fortifient,  et  les  passions  révolutionnaires  perdent  leur 
crédit.  Les  autres  princes  italiens  eux-mêmes,  par  l'exemple  d'un  pays 
qu'aucun  danger  intérieur  ne  menace,  peuvent  voir  que  les  libertés  consti- 


248  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tuUonnelles  ne  sont  pas  tellement  redoutables,  qu'elles  peuvent  au  contrair.» 
être  une  garantie,  puisque  le  roi  Victor-Emmanuel  vit  au  milieu  d'elles  en- 
touré de  la  popularité  la  plus  vraie.  Les  vieilles  défiances  laissées  par  la  ii  - 
volution  de  I8/18  s'atténuent  peu  à  peu,  de  meilleurs  rapports  renaissent  na- 
turellement, et  môme  dans  les  affaires  les  plus  délicates  les  animosités 
s'effacent.  Le  Piémont,  il  est  vrai,  n'a  point  réglé  toutes  les  difficultés  reli-, 
gieuses  avec  Rome,  et  il  reste  toujours  une  multitude  de  questions  à  résou- 
dre. 11  s'en  faut  cependant  qu'il  y  ait  entre  Rome  et  le  Piémont  cette  tension 
qui  existait  il  y  a  quelques  années.  Les  dispositions  personnelles  sont  plutôt 
amicales.  Nous  nous  sommes  laissé  raconter  qu'il  n'y  a  pas  longtemps  en- 
core une  dame  de  l'aristocratie  florentine  était  à  Rome;  elle  fut  admise  au- 
près du  souverain  pontife  avec  ses  deux  fils,  dont  l'un  portait  l'uniforme.  Le 
pape  demanda  avec  intérêt  quel  était  cet  uniforme,  et  il  lui  fut  répondu 
que  ce  jeune  homme  était  officier  dans  l'armée  sarde.  «  Ah  !  dit  le  pape, 
vous  servez  dans  un  état  constitutionnel.  Je  n'ai  aucune  prévention  contre 
ce  régime.  Le  Piémont  est  un  pays  sage  que  j'aime.  Moi  aussi,  je  donnerais 
volontiers  le  régime  constitutionnel  à  mes  états,  si  je  pouvais  avoir  un  mi- 
nistre comme  M.  de  Gavour.  »  N'y  avait-il  pas  dans  ces  mots  quelque  inten- 
tion doucement  épigrammatique  à  l'égard  de  M.  de  Gavour,  représenté  quel- 
quefois comme  un  dictateur  conduisant  les  libertés  piémontaises  ?  Nous 
aimons  mieux  y  voir  de  la  part  de  Pie  IX  un  sentiment  de  bienveillance 
pour  le  Piémont  et  pour  le  président  du  conseil  de  Turin,  qui  est  assurément 
un  moins  grand  révolutionnaire  qu'on  ne  pense. 

Toujours  est-il  qu'il  y  a  quelque  intérêt  à  observer  ces  possibilités  de 
rapprochement  entre  des  pouvoirs  faits  pour  s'entendre  et  les  symptômes 
de  renaissance  d'un  esprit  un  peu  plus  libéral  partout  où  ils  apparaissent  en 
Italie.  Il  s'est  produit  récemment  un  symptôme  de  ce  genre  à  Florence,  dans 
une  occasion  singulière:  il  s'agissait  d'un  procès  fait  à  un  libraire,  à 
M.  Barbera,  pour  la  réimpression  de  YHistoire  du  Concile  de  Trente,  de 
Paolo  Sarpi.  Le  libraire  était  accusé  d'avoir  violé  une  loi  sur  la  presse  de  I8Z18 
en  reproduisant  l'œuvre  du  vieil  historien  sans  l'avoir  soumise  à  la  censure 
ecclésiastique.  On  craignait  que  la  magistrature  n'esquivât  la  difficulté  par 
un  acquittement  fondé  uniquement  sur  la  bonne  foi  du  libraire  Barbera,  qui 
avait  bien  dû  se  croire  autorisé  à  rééditer  un  ouvrage  vieux  de  plusieurs 
siècles.  11  n'en  a  rien  été  :  le  tribunal  toscan  a  absous  l'accusé  en  mainte- 
nant fermement  le  droit  par  une  interprétation  libérale  de  la  loi.  Ce  qui  est 
peut-être  le  plus  à  remarquer  en  cette  affaire,  c'est  un  mémoire  publié  par 
un  des  premiers  avocats  de  Florence,  M.  Leopoldo  Galeotti,  en  faveur  du 
libraire  Barbera.  Ce  n'est  pas  un  plaidoyer,  c'est  un  discours  politique,  sub- 
stantiel, éloquent  et  hardi  sans  cesser  d'être  modéré,  allant  droit  aux  grandes 
questions,  défendant  la  liberté  de  la  presse  en  elle-même,  et  faisant  justice 
des  modernes  fanatiques  de  l'absolutisme.  M.  Galeotti  va  même  jusqu'à 
railler  quelque  peu  l'Autriche:  «Comment  ne  pas  espérer  aujourd'hui  plus 
qu'hier,  dit-Il,  lorsque  nous  voyons  l'Autriche  elle-même  garantir  aux  po- 
pulations roumaines  leur  nationalité  et  des  franchises  constitutionnelles? 
Seraitrce  que  les  peuples  qui  habitent  les  bords  du  Danube  sont  plus  privi- 
légiés de  Dieu  que  ceux  qui  habitent  les  rives  du  Pô,  de  l'Arno  et  du  Tibre?  » 
Obtenir  le  droit  de  réimprimer  Sarpl,  ce  n'est  pas  là,  si  l'on- veut,  une  grande 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  2/i9 

victoire;  si  petite  qu'elle  soit,  elle  est  utile,  puisqu'elle  maintient  les  droits 
de  l'histoire  ;  elle  est  un  bon  signe  dans  le  pays  où  elle  est  gagnée  par  l'o- 
pinion, cette  force  supérieure  aux  lois,  selon  le  mot  de  M.  Galeotti,  et  elle 
tourne  au  profit  du  Piémont  et  de  la  politique  au-delà  des  Alpes,  en  concou- 
rant au  même  but,  qui  est  l'émancipation  morale  et  nationale  de  l'Italie. 

ÉCH.    DE   MAZADE. 
la  fin  de  1857,  plusieurs  journaux  d'Angleterre  et  d'Italie  parlèrent  de 
aines  largesses  du  gouvernement  napolitain  à  l'égard  de  quelques  or- 
_, 3S  de  la  presse  qui  paraissaient  soutenir  la  politique  du  roi  Ferdinand  II. 

Ignorant  que  ces  insinuations  avaient  été  réfutées,  le  rédacteur  du  chapitre 
'   Italie  dans  V Annuaire  des  Deux  Mondes  de  1857-58  crut  pouvoir  en  admettre 
;  quelque  chose,  en  s'exprimant  ainsi,  pages  281-282  :  «  On  a  beaucoup  parlé 
f  de  gratifications  accordées  à  divers  journaux  étrangers  qui  soutiennent  la 
politique  du  gouvernement  napolitain.  Dans  la  liste  publiée  à  ce  sujet,  l'Uni- 
vers figure  pour  2,/i00  ducats,  la  Ga::=ette  du  Midi  pour  1,200,  la  Bilancia 
(de  Milan),  le  Cattolico  (de  Gênes)  pour  la  même  somme.  »  Bien  que  V.hi- 
•   nuaire  se  soit  borné  à  mentionner  des  assertions  de  journaux  qu'il  ne  pré- 
tendait ni  garantir  ni  affirmer,  il  aurait  mieux  fait,  nous  l'accordons  volon- 
tiers, de  laisser  ces  bruits  là  où  ils  naissent  trop  souvent.  Aussi,  maintenant 
que  nous  connaissons  le  démenti  très  catégorique  et  très  explicite  donné  par 
l'Univers  à  ces  assertions,  démenti  qui  a  été  inséré  dans  le  Daily-lSews  du 
27  janvier  1858,  nous  n'hésitons  point  à  retirer  même  la  mention  que  nous 
avons  faite  de  ces  bruits  dans  ï  Annuaire,  non -seulement  pour  l'Univers, 
mais  pour  tous  les  autres  journaux  dont  il  a  été  question.  Nous  n'hésitons 
pas  davantage  à  le  déclarer  à  l'Univers  et  aux  autres  journaux  nommés  : 
nous  regrettons  que  des  assertions  de  ce  genre  aient  trouvé  place  dans  un 
recueil  sérieux,  qui  veut  être  exact,  sans  chercher  le  succès  dans  les  petites 
f|   malveillances,  et  cependant  nous  n'attachions  pas  aux  paroles  citées  plus 
haut  le  sens  fâcheux  qu'on  avait  cru  y  voir.  v.  de  mars. 


I 


REVUE  MUSICALE, 


nfin  l'opéra  des  Trois  Mcolas,  dont  l'affiche  a  pendant  si  longtemps  an- 
noncé la  naissance,  cet  opéra-comique  en  trois  actes,  comme  dit  le  pro- 
gramme, a  été  représenté  tant  bien  que  mal  le  16  décembre  de  l'année  qui 
vient  de  finir;  puis,  comme  si  l'on  eût  été  étonné  d'une  si  grande  hardiesse, 
on  a  dû  suspendre  pendant  quinze  jours  encore  la  continuation  d'un  si  beau 
succès.  Ils  auront  mis  un  an  peut-être  à  produire  dans  le  monde  ce  beau 
chef-d'œuvre  de  niaiserie  littéraire  et  de  nullité  musicale!  Encore  leur  a-t-il 
fallu  le  concours  de  M.  Scribe,  dont  la  main  agile  est  venue  débrouiller  l'é- 
cheveau  de  quiproquos  dans  lequel  ils  s'étaient  engagés.  Et  qu'on  vienne  se 
moquer  après  cela  des  pauvres  librettistes  italiens,  dont  l'imagination  éper- 
due ne  peut  faire  un  pas  sans  la  permission  de  la  censure  des  jésuites! 

De  quoi  s'agit-il  donc  dans  les  Trois  Nicolas  f  D'une  historiette  empruntée 
à  la  vie  de  Dalayrac,  charmant  compositeur  français,  qui  naquit  à  Muret, 


■ 


2M  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  le  Languedoc,  le  13  juin  1753.  Aimant  la  musique  avec  passion,  et  con- 
trarié dans  ses  goûts  par  la  volonté  de  son  père,  qui  voulait  en  faire  un  pro- 
cureur, le  jeune  Dalayrac  fut  obligé  d'aller  étudier  le  violon  par-dessus  les 
toits.  Là,  en  face  de  Dieu  et  de  la  nature,  comme  on  disait  du  temps  de  la 
Nina,  folle  par  amour,  Dalayrac  fit  la  connaissance  d'une  jeune  pension- 
naire d'un  couvent  voisin  qui  l'écoutait  avec  ravissement.  Il  en  résulta  un 
échange  de  petits  cadeaux  et  de  sermens  de  fidélité  et  de  constance  qui 
forme  le  nœud  de  la  pièce.  Dalayrac  vient  à  Paris,  entre  dans  les  gardes  de 
M.  le  comte  d'Artois,  et  retrouve  la  jolie  pensionnaire,  ses  premières  amours, 
dans  Hélène  de  Villepreux,  qui  doit  épouser  bientôt  le  vicomte  d'Anglars, 
un  ami  de  Dalayrac  et  un  admirateur  de  sa  musique.  Je  fais  grâce  au  lecteur 
de  tous  les  incidens,  de  toutes  les  péripéties  et  les  invraisemblances  qu'on 
a  groupés  autour  de  la  donnée  principale,  qui  n'existerait  pas  sans  la  verve 
et  l'intelligence  de  M.  Couderc,  l'un  des  meilleurs  comédiens  qu'il  y  ait  à 
Paris. 

La  musique  de  cet  imbroglio  est  de  M.  Glapisson,  qui  a  été  rarement  plus 
mal  inspiré,  lui  qui  compte  dans  ses  états  de  service  tant  d'échecs  et  de  ba- 
tailles perdues  !  Que  dire  de  l'ouverture  et  de  l'introduction ,  qui  reproduit 
les  petits  effets  de  l'introduction  de  la  Fanchonnette ,  moins  l'entrain  et  la 
fraîcheur?  Les  couplets  de  Trial  ont  été  faits  dix  fois  par  tous  les  chanson- 
niers de  France,  et  il  n'y  a  dans  tout  le  premier  acte  que  Vhymne  des  ténè- 
bres, qui  se  chante  dans  l'abbaye  de  Longchamps  par  la  bouche  d'Hélène  de 
Villepreux,  avec  l'accompagnement  du  chœur,  qui  est  d'un  bon  et  très  heu- 
reux effet.  Dans  l'acte  suivant,  je  pourrais  signaler  le  duo  de  la  leçon  de 
chant  que  donne  Trial,  l'acteur  de  la  Comédie7ltalienne,  à  M"®  de  Villepreux, 
s'il  n'était  pas  d'une  facture  si  connue ,  et  puis  le  duo  entre  Dalayrac  et  le 
vicomte  d'Anglars,  qui  n'est  pas  nouveau  non  plus,  mais  qui  convient  à  la 
situation,  et  dont  M.  Couderc  fait  ressortir  le  sens  drolatique  placé  sous  ces 

mots  : 

Tant  pis  pour  lui! 

Si  M.  Glapisson  n'avait  pas  été  si  à  court  d'idées  musicales,  aurait-il  manqué, 
comme  il  l'a  fait,  la  scène  très  bien  méjiagée  du  rendez-vous  des  trois  IVico- 
las?  Ici  le  compositeur  n'a  aucune  excuse  pour  ne  pas  avoir  écrit  un  de  ces 
morceaux  d'ensemble  qui  révèlent  la  main  exercée  d'un  maître.  Au  troisième 
acte,  il  n'y  a  d'intéressant  que  la  romance  d'Jzémia  :  aussitôt  que  Je  l'aper- 
çois,... musique  de  Dalayrac,  qui  aurait  bien  dû  écrire  toute  la  partition. 
Eh  bien!  je  ne  serais  pas  étonné  cependant  que  l'ouvrage  médiocre  dont  je 
viens  de  parler  n'eût  un  certain  nombre  de  représentations  fructueuses, 
gr&ce  à  de  certains  détails  de  mise  en  scène,  à  de  grosses  balourdises  qui 
font  rire,  quoi  qu'on  en  ait,  à  l'entrain  de  M.  Couderc,  et  surtout  à  l'intérêt 
qui  s'attache  au  nouveau  ténor,  M.  Montaubry,  qui  s'est  produit  dans  le  rôle 
de  Dalayrac. 

11  a  lougUimps  parcouru  le  monde,  M.  Montaubry;  après  avoir  traversé  le 
Conservatoire  de  Paris,  il  s'en  est  allé  en  province,  à  Bordeaux,  Marseille, 
Strasbourg,  où  il  est  resté  deux  ans.  M.  Montaubry  faisait  les  beaux  jours 
de  Bruxelles,  lorsque  l'administration  actuelle  de  rOi)éra-Gomique  a  eu  la 
bonne  pensée  de  se  l'attachtT  par  un  traité  et  /iO,000  francs  par  an,  assure- 
i-Qti.  L'argent,  quoi  qu'on  dise,  importe  peu  dans  une  pareille  affaire.  Beau- 


I 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  251 


coup  penseront  qu'il  vaut  mieux  donner  /iO,000  francs  à  un  artiste  qui  a  de 
la  voix  et  du  talent  que  d'avoir  à  des  conditions  plus  favorables  le  personnel 
que  nous  a  laissé  l'administration  précédente  du  théâtre  de  l'Opéra-Gomique. 
Quand  on  a  fait  la  faute  énorme  d'échanger  M'"^  Garvaiho  pour  M"^  Marie  Ca- 
bel,  on  a  le  droit  d'être  modeste. 

Il  y  aurait  une  jolie  étude  à  faire  sur  les  principaux  ténors  qui  ont  paru 
successivement  sur  le  théâtre  de  l'Opéra-Gomique  depuis  que  ce  genre  mo- 
jdeste  naquit  un  beau  jour  du  vaudeville  émancipé.  On  pourrait  suivre  toutes 
les  phases  par  lesquelles  a  passé  la  comédie  à  ariettes  et  en  caractériser  le 
développement  musical  par  la  voix  et  le  talent  du  principal  ténor  qui  chan- 
Itait  le  répertoire.   On  trouverait  d'abord  Gailleau,   qui  parut  au  théâtre 
<  presque  en  même  temps  que  les  opérettes  de  Duni,  et  dont  la  voix  était 
:  presque  aussi  étendue  que  celle  de  Martin,  s'il  faut  en  croire  Grétry,  qui  a 
i  composé  pour  lui  plusieurs  rôles.  «  L'étendue  de  la  voix  de  Gailleau  me  sur- 
.  prit,  dit  Grétry  dans  ses  mémoires  ;  il  aurait  pu  chanter  la  taille  et  la  basse, 
;  et  c'est  l'impression  que  m'a  produite  la  voix  de  ce  bon  comédien,  qui  me  fit 
composer  le  rôle  du  Huron  dans  un  diapason  trop  élevé.  »  A  côté  de  Gailleau 
s'éleva  bientôt  un  artiste  renommé,  Glairval,  qui  a  été  le  chanteur  favori  du 
théâtre  de  l'Opéra-Gomique  pendant  la  seconde  moitié  du  xviii^  siècle.  Doué 
d'un  physique  agréable  et  d'une  voix  charmante,  comédien  plein  d'esprit  et 
de  sentiment,  Glairval,  qui  a  créé  le  rôle  de  Montauciel  dans  le  Déserteur  de 
Monsigny  et  celui  de  Blondel  dans  Richard  Cœur  de  Lion,  a  été  un  comédien 
à  la  mode,  un  héros  de  toute  sorte  d'aventures  galantes  qu'on  trouve  con- 
signées dans  les  mémoires  du  temps.  Voici  en  quels  termes  Grétry  parle  de 
Glairval  :  «  Zémire  et  Azor  fut  donné  à  Fontainebleau  pendant  l'automne  de 
!  l'andée  1777.  Le  succès  fut  extraordinaire.  M.  Glairval  fut  chargé  du  rôle 
d'Azor,  Depuis  plusieurs  années,  Gailleau  avait  été  en  possession  des  grands 
rôles.  Glairval,  par  une  complaisance  rare,  avait  consacré  ses  talens  à  faire 
briller  ceux  de  Gailleau  en  jouant  à  ses  côtés  des  rôles  presque  accessoires. 
,  S'il  me  fut  doux  de  lui  confier  avec  l'aveu  de  Marmontel  le  principal  rôle 
dans  une  pièce  en  quatre  actes  que  le  succès  couronna,  le  charme  qu'il  ré- 
pandit dans  ce  rôle  nous  récompensa  largement...  J'ai  toujours  cru  que  le 
.  physique  charmant  de  cet  acteur  avait  beaucoup  contribué  à  l'illusion  qu'il 
produisit  dans  ce  rôle.  »  A  Glairval,  qui  a  prolongé  sa  carrière  jusqu'en  1792, 
et  qui  est  mort  trois  ans  après,  en  1795,  a  succédé  dans  la  faveur  du  pu- 
blic de  l'Opéra-Gomique  un  artiste  non  moins  agréable,  je  veux  parler  d'El- 
leviou.  Elleviou,  qui  avait  reçu  une  assez  bonne  éducation,  ne  possédait 
d'abord  qu'une  voix  de  basse  d'un  timbre  sourd  et  d'une  courte  étendue. 
Ce  n'est  qu'après  un  long  travail  d'épuration  que  son  organe  se  clarifia  et 
se  transforma  en  une  jolie  voix  de  ténor.  Elleviou  a  débuté  en  1790  par  le 
rôle  du  déserteur,  et  jusqu'en  1813,  époque  de  sa  retraite,  il  a  été  le  chan- 
teur favori  de  Dalayrac,  de  Berton,   de  Wicolo,  de  B.oïeldieu,  unissant  aux 
œuvres  de  ces  délicieux  compositeurs  celles  de  Monsigny  et  de  Grétry,  qu'il 
mit  à  la  mode  pendant  les  premières  années  de  ce  siècle.  D'une  taille  élé- 
'  gante,  comédien  plein  de  goût  et  de  distinction,  chanteur  suflîsant,  Elleviou 
'  formait  avec  Martin  un  de  ces  rares  assemblages  de  qualités  diverses  qui 
!  font  époque  dans  l'histoire  de  l'Opéra-Gomique. 

A  Elleviou,  dont  le  talent  facile  et  la  grâce  étaient  en  parfaite  harmonie 


252  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

avec  le  répertoire  quMl  a  créé,  et  dans  lequel  la  musique  n'est  guère  qu'un 
élément  de  la  fable  dramatique,  succède  un  chanteur  proprement  dit,  d'un 
ordre  plus  élevé  :  nous  voulons  parler  de  M.  Ponchard.  Élève  du  Conserva- 
toire, et  particulièrement  de  Garât,  sans  contredit  le  plus  admirable  chan* 
teur  que  la  France  ait  eu,  M.  Ponchard,  dont  le  physique  n'était  pas  la  qua- 
lité la  plus  brillante,  a  débuté  en  1812  dans  l'Ami  de  la  Maison  et  le 
Tableau  parlant  de  Grétry.  Vocaliste  distingué,  excellent  musicien,  homme 
de  goût  et  de  style,  M.  Ponchard,  à  qui  Garât  disait  un  jour,  assure-t-on  : 
«  Tu  as  du  talent,  mon  ami,  mais  tu  manques  de  génie,  »  n'en  est  pas  moins 
le  meilleur  chanteur  qui  ait  encore  paru  sur  le  théâtre  de  l'Opéra-Gomique. 
Supérieur  à  Martin  par  le  goût  et  la  sobriété  du  style,  M.  Ponchard  est,  avec 
M""  Damoreau  et  M"«  Garvalho,  le  chanteur  français  qui  représente  le  mieux 
la  phase  de  l'opéra-comique  qui  a  suivi  l'impulsion  de  Rossini.  Doué  d'une 
voix  charmante,  comédien  intelligent  et  plein  de  ressources,  M.  Roger  re- 
nouvelle, après  lui,  au  théâtre  de  l'Opéra-Gomique  les  succès  de  Glairval  et 
d'Elleviou.  Il  est  pendant  dix  ans  le  chanteur  de  prédilection  de  M.  Auber, 
dont  il  interprète  très  bien  la  musique  légère  et  délicate,  sans  qu'il  lui  ait 
été  donné  de  pouvoir  s'élever,  comme  chanteur  proprement  dit,  au  talent 
de  M.  Ponchard.  Tels  ont  été  les  prédécesseurs  de  M.  Montaubry  au  théâtre 
où  il  vient  de  s'essayer  dans  les  Trois  Nicolas. 

M.  Montaubry  est  jeune,  car  à  peine  a-t-il  trente  ans.  Il  est  d'une  taille 
un  peu  au-dessus  de  la  moyenne,  mince,  élancée,  bien  pris  dans  toute  sa 
personne,  et  d'une  physionomie  agréable.  Il  a  l'habitude  de  la  scène,  dit  le 
dialogue  avec  intelligence,  et  ne  manque  ni  de  chaleur,  ni  même  d'une  cer- 
taine élégance  relative.  La  voix  de  M.  Montaubry  est  un  ténor  élevé,  ce 
qu'on  appelait  autrefois,  dans  l'école  française,  une  haute- contre,  d'un 
timbre  métallique  et  un  peu  strident,  qui  me  rappelle  la  voix  de  U.  Pon- 
chard. M.  Montaubry  chante  avec  assurance  et  pousse  les  notes  de  poitrine 
jusqu'au  la  au-dessus  de  la  portée,  après  quoi  il  ajoute  encore  un  registre 
de  sons  flûtes  dits  sons  de  fausset,  qui  pourrait  aller,  je  pense,  jusqu'au 
contre-mi.  Les  Italiens  qualifieraient  la  voix  de  M.  Montaubry  de  tenorino, 
voix  blanche  et  toute  en  dehors,  voix  française  manquant  de  flexibilité  et  de 
coloris.  M.  Montaubry,  que  toute  sorte  de  liens  légitimes  attachent  à  M.  Ghol- 
let,  qui  fut  le  successeur  de  Martin  et  le  créateur  des  rôles  de  Zampa  et  * 
du  Postillon  de  Longjumeau,  M.  Montaubry  rappelle  fortement  cet  artiste 
distingué  par  la  manière  dont  il  s'élance  de  sa  voix  de  poitrine  aux  notes 
supérieures,  qu'il  aime  à  suspendre  en  l'air  pour  en  faire  admirer  la  limpi- 
dité. N'abuse-t^il  pas  un  peu  de  ces  portamento,  de  cette  brusque  transition 
qui  forment  parfois  un  hiatus,  d'autres  diraient  un  hoquet,  qui  n'est  pas 
toujours  musical?  M.  Montaubry,  qui  se  possède  toujours  et  ne  s'emporte 
qu'à  bon  escient,  caresse  volontiers  la  phrase  mélodique,  prépare  et  termine 
ses  phrases  avec  une  certaine  aff'éterie  d'inflexions  et  de  gestes  qui  tient  un 
peu  trop  du  troubadour  et  du  chanteur  de  romances.  Ce  sont  là  des  défauts 
contractés  évidemment  en  province,  que  le  public  de  Paris  ne  manquera 
pas  de  corriger,  car  M.  Montaubry  est  un  artiste  sérieux,  qui  aspire  à  tenir 
le  premier  rang  dans  la  carrière  où  il  est  entré.  Un  reproche  qui  nous  pa- 
raîtrait plus  grave,  si  nous  pouvions  le  lui  adresser  en  toute  sûreté  de  con- 
science, ce  seraft  celui  d'être  un  peu  monotone  dans  sa  manière  de  phraser, 


I 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  253 


e  reproduire  trop  souvent  les  mêmes  inflexions,  les  mêmes  chatteries,  ose- 
rais-je  dire  les  mêmes  bêlemens  de  pastoureau  transi?  Je  sais  bien  que  le 
public  de  l'Opéra-Comique  est  fou  de  ces  mignardises  vocales,  de  ces  sucre- 
s  du  Fidèle  Berger,  qu'on  ne  lui  en  donne  jamais  assez,  et  que,  dans  les 
ois  Nicolas  par  exemple,  il  applaudit  trente-quatre  fois  la  même  ternii- 

aison  de  phrase,  que  M.  Glapisson,  en  galant  homme  qu'il  est,  a  distribuée 
à  tous  ses  personnages  pour  ne  pas  faire  de  jaloux. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  critiques  un  peu  prématurées,  peut-être  M.  Mon- 
taubry  est-il  une  bonne  acquisition  pour  le  théâtre  de  l'Opéra-Comique,  qui 
a  grand  besoin  de  renouveler  son  personnel  tout  autant  que  son  répertoire. 
Si  M.  Montaubry  ne  trompe  pas  les  espérances  qu'on  peut  fonder  sur  son 
avenir,  il  sera  le  continuateur  agréable  de  ces  jolis  ténors  de  genre,  comé- 
diens intelligens,  chanteurs  tempérés  de  sensibilité  bourgeoise,  dont  Clair- 
val,  EUeviou  et  M.  Roger  ont  été  les  modèles.  Nous  n'oserions  pas  prédire  à 
M.  Montaubry  la  destinée  de  M.  Ponchard,  qui  reste  le  meilleur  chanteur 
qui  se  soit  jamais  produit  dans  le  genre  de  Fopéra-comique. 

Les  concerts  sont  commencés.  M.  Vieuxtemps,  qui  passe  l'hiver  à  Paris,  a 
déjà  donné  trois  séances  de  quatuor  qui  ont  attiré  à  la  salle  Beethoven  un 
public  choisi  et  très  zélé.  Nous  parlerons  de  ces  belles  séances,  où  M.  Vieux- 
temps  déploie  les  grandes  qualités  de  style  qu'on  lui  connaît,  en  exagérant 
peut-être  la  part  de  sonorité  qui  revient  au  premier  violon  dans  une  cause- 
rie de  quatre  instrumens  qui  ont  un  droit  égal  à  être  entendus.  Nous  lui 
soumettrons  aussi  quelques  observations  sur  la  réserve  qu'il  convient  aux 
artistes  de  garder  vis-à-vis  de  la  critique  et  de  la  presse.  Cependant  l'Opéra 
prépare  le  grand  ouvrage  de  M.  Félicien  David.  Au  Théâtre-Lyrique,  on  at- 
tend, pour  donner  le  Faust  de  M.  Gounod,  que  le  public  veuille  bien  mettre 
un  intervalle  à  son  admiration  pour  la  musique  de  Mozart,  et  Meyerbeer  se 
dispose  à  gagner  une  nouvelle  bataille  sur  la  scène  de  l'Opéra-Comique. 
L'année  menace  donc  d'être  très  féconde  en  nouveautés  lyriques.  Nous  at- 
tendrons patiemment  que  Dieu  accomplisse  ses  miracles.  p.  scudo. 


Histoire  des  Nations  civilisées  du  Mexique  et  de  rAmérique-Gentrale  durant  les  siècles 
antérieurs  à  Christophe  Colomb,  par  M.  l'abbé  Brasseur  de  Bourbourg  (i). 


^^Êu  Mexique  avant  la  conquête,  on  voit  se  dérouler  trois  volumes  d'un  texte 
compacte  et  formant  ensemble  près  de  deux  mille  pages.  Le  Mexique,  le  Pé- 
rou, les  Amériques  entières  datent  pour  nous  de  Colomb  et  des  hardis  aven- 
turiers qui  ont  suivi  cet  homme  de  génie  ;  nous  savons  bien  que  les  peuples 
de  ces  régions  étaient  parvenus  à  un  degré  assez  élevé  de  civilisation  rela- 
tive, mais  nous  avons  peine  à  nous  imaginer  que  ces  empires  écroulés,  ces 
monarchies  disparues  aient  laissé  des  témoignages  écrits  et  circonstanciés, 
des  documens  positifs  sufRsans  pour  les  faire  revivre  et  ajouter,  le  jour  où 
bon  semblera,  aux  chronologies  de  l'Jrt  de  vérifier  les  Dates  la  liste  com- 
plète des  souverains  de  Mexico  ou  deTlacopan.  Cependant  cela  est  possible, 

(1)  Trois  volumes  in-S",  1857-1858;  Arthus  Bertrand,  éditeur. 


25é  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

grâce  aux  laborieuses  recherches  et  à  l'ouvrage  de  M.  Brasseur  de  Bour- 
boorg. 

I!  y  a  une  vingtaine  d'années,  au  fond  d'une  petite  ville  de  province,  un 
jeune  homme  s'éprit  d'amour  pour  les  merveilles  des  pays  vers  lesquels  se 
couche  le  soleil,  et  le  nom  de  ces  continens  dont  la  découverte  a  jadis  tant 
fait  battre  le  cœur  de  nos  pères  enflamma  son  imagination  ;  il  eût  voulu 
interroger  leur  passé  et  ranimer  leur  histoire.  Des  circonstances  heureuses 
l'entraîuèrent  hors  du  cercle  étroit  dans  lequel  l'état  ecclésiastique,  auquel 
il  s'était  voué,  semblait  devoir  l'enfermer,  et  sa  vie  devint  une  continuelle 
odyssée  à  travers  l'Atlantique,  de  nos  bibliothèques  et  de  celles  des  États- 
Unis  au  Mexique  et  au  Guatemala.  Il  lui  a  été  donné  d'admirer  les  paysages 
où  la  nature  mêle  ses  magnificences  aux  laves  noires  des  volcans;  à  l'entrée 
de  la  vallée  de  l'Anahuac,  devant  les  cimes  neigeuses  du  Potocatepetl  et  de 
riztaccihuatl ,  il  a  contemplé  la  pyramide  de  Cholula,  monceau  de  pierres 
que  le  temps  a  couronné  de  feuillage;  Tula,  jadis  capitale  d'un  empire,  et 
Queretaro  avec  son  aqueduc,  ses  églises,  ses  palais,  ses  monastères,  et  Gua- 
naxuato,  la  ville  aux  mines  d'argent.  A  Mexico,  il  était  aumônier  de  la  léga- 
tion française;  au  Guatemala,  il  accepta  la  cure  de  Rabinal,  bourgade  du 
département  de  Vera-Paz,  afin  de  se  livrer  plus  facilement  à  ses  recherches 
archéologiques  et  à  l'étude  des  langues  indigènes.  Il  gagna  la  confiance  des 
Indiens,  et  se  fit  raconter  leurs  traditions  :  c'est  ainsi  qu'il  obtint  des  récits 
merveilleux  concernant  le  roi  Quikab  l'Enchanteur  et  l'escarboucle  de  la 
Montagne-Noire,  les  faits  héroïques  des  guerres  de  Rabinal  et  le  célèbre 
ballet  parlé  de  Tun,  qu'un  des  anciens  lui  dicta  pendant  douze  jours,  d'un 
bout  à  l'autre,  en  langue  quichée,  et  que  les  indigènes  représentèrent  de- 
vant lui,  revêtus  de  leurs  costumes  antiques.  Puis,  quand  le  quiche,  quand 
le  nahualt  n'eurent  plus  de  secrets  pour  le  voyageur,  quand  il  eut  coor- 
donné les  faits  déposés  dans  les  monumens  en  écriture  figurative,  fouillé  les 
manuscrits  et  les  livres  écrits  par  les  Espagnols  et  par  les  Indiens  vers  les 
temps  de  la  conquête,  il  se  mit  à  rédiger  cette  histoire,  où  rien  ne  répond 
et  ne  ressemble  à  ce  que  connaissait  le  lecteur  :  les  noms  des  empires,  des 
souverains,  les  formes  du  langage,  les  monumens  de  l'archéologie,  tout  y 
est  nouveau,  et,  dans  cette  vaste  nécropole,  l'auteur  évoque  un  monde  qui 
s'est  endormi  sans  héritier,  et  dont  les  bruits  se  sont  éteints  en  ne  laissant 
d'écho  nulle  part. 

Comment  se  sont  produits  les  hommes  qui  ont  peuplé  ces  régions,  et  qui 
y  ont  fondé  de  si  singuliers  empires?  Us  sont  venus  de  la  Norvège,  répond-on, 
et  du  détroit  de  Behring;  mais  cette  réponse  ne  suffit  pas  à  l'auteur  :  il  ne 
s'en  dissimule  pas  l'insuffisance,  et  laisse  prudemment  son  point  d'interro- 
gation à  cette  question,  que  n'ont  pu  résoudre  ni  Gallatin,  ni  M.  A.  Maury, 
ni  d'autres  savans  ethnographes.  Quant  à  l'empire  mexicain,  que  renversa 
Cortez,  il  n'apparaît  qu'après  de  longues  périodes  d'une  histoire  multiple  et 
coofuse.  il  n'y  avait  pas  plus  de  trois  cents  ans  que  les  Mexicains  s'étaient 
éUbiis  dans  la  vallée  d'Anahuac,  et  il  y  avait  seulement  un  siècle  qu'ils  en 
étaient  les  maîtres,  quand  apparut  le  conquérant  espagnol.  Leur  empire  ne 
remplinait  pas  seul  cette  région;  à  côté  de  Mexico  s'élevaient  les  villes  ri- 
vales de  Tlacopan  et  de  Tetzkulvo,  tantôt  hostiles  les  unes  aux  autres  et 
tantôt  confédérées.  Ce  fut  sous  im  prince  appelé,  comme  leur  dernier  sou- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  255 

rerain,  Montezuma  que  les  Aztèques  mexicains  parvinrent  à  leur  plus  haut 
)int  de  splendeur,  et  c'est  vraiment  un  spectacle  étrange  que  celui  de  ce 
)euple  avec  son  mélange  de  civilisation  et  de  barbarie.  Il  a  des  villes  somp- 
leuses,  des  édifices  splendides  ;  ses  campagnes  sont  fertilisées  par  une  cul- 
ire  habile  et  expérimentée;  ses  ingénieurs  élèvent  des  digues,  bâtissent 
les  ponts  qui,  par  leur  solidité  et  la  hardiesse  de  leur  construction,  feront 
['étonnement  des  Européens  ;  mais  ses  divinités  terribles  demandent  du  sang, 
jt,  pour  satisfaire  leur  soif  toujours  renaissante,  des  milliers  de  victimes, 
irrachées  à  leurs  travaux  paisibles,  défilent,  sous  tous  les  règnes  et  à  toutes 
3S  solennités,  devant  la  foule  avide  des  princes,  des  prêtres  et  des  guerriers, 
^i  vont  finir  leur  vie  sur  la  pierre  sanglante  du  sacrifice.  Le  puissant  mo- 
irque  Ahuitzotl  en  égorge,  en  l'an  viii  tochtli  (l/i87  de  notre  ère),  quatre- 
ingt  mille,  disent  tous  les  documens,  pour  célébrer  la  dédicace  d'un  tem- 
le.  Dans  la  cinquième  année  de  son  règne  (1506),  le  dernier  Montezuma 
ige  insuffisant  le  nombre  des  victimes  que  l'on  engraissait  pour  la  grande 
fête  du  renouvellement  du  feu  sacré;  il  déclare  un  jour  de  combat  à  la  ville 
l'Atlixo,  et  les  guerriers  les  plus  illustres  sont  invités  à  s'y  trouver  des  deux 
ités.  Ils  y  concourent  à  l'envi  et  se  distinguent  par  les  exploits  les  plus  glo- 
ieux.  Nombre  de  braves  tombent  après  des  faits  d'armes  héroïques  ;  enfin 
la  journée  se  décide  en  faveur  des  guerriers  de  Mexico  par  la  capture  de 
Luthlamin,  l'esclave  du  feu.  Peu  après  a  lieu  la  fête.  La  veille,  tous  les  feux 
mt  éteints,  et  à  la  nuit,  les  prêtres,  revêtus  du  costume  de  leurs  divinités, 
^se  mettent  en  marche  à  la  tête  d'une  longue  procession;  au  milieu  d'eux,  le 
roi  s'avance  recueilli;  il  est  suivi  d'une  foule  immense.  Un  des  prêtres  agite 
dans  ses  doigts  les  petits  bâtons  dont  jaillira  l'étincelle  destinée  à  ranimer 
le  feu  sacré  :  épreuve  solennelle  et  terrible,  car  si  elle  ne  réussit  pas,  le 
dernier  soleil  aura  lui  sur  la  race  humaine,  les  ténèbres  de  la  nuit  envelop- 
peront pour  toujours  le  globe,  et  les  mauvais  génies  viendront,  sous  des 
formes  fantastiques,  dévorer  les  hommes.  A  minuit  les  prêtres  montent  au 
sommet  de  la  pyramide  de  Tlaloc;  le  noble  captif  Xiuhtlamin  est  étendu  sur 
la  pierre  fatale,  et,  au  moment  où  les  pléiades  sont  en  conjonction  au  zénith 
du  firmament,  le  pontife  lui  ouvre  la  poitrine  et  en  tire  le  cœur  palpitant. 
Alors  le  prêtre  chargé  de  rallumer  le  feu  étend  ses  deux  bouts  de  bois  et 
les  agite  sur  la  plaie  sanglante.  L'étincelle  jaillit,  le  feu  est  rallumé.  Toutes 
les  bouches  font  entendre  des  actions  de  grâces,  et  dix  mille  victimes  tom- 
)ent  sous  le  couteau  ;  mais  le  Mexique  n'est  pas  sauvé  pour,  cela  :  vingt  ans 
mcore,  et  cet  empire  aux  pratiques  abominables  va  s'écrouler. 

Dans  cette  histoire  étrange  il  y  a  des  épisodes  que  l'on  croirait  empruntés 
lux  féeries  des  Mille  et  Une  Nuits.  Parmi  ses  épouses  et  ses  concubines,  le 
lernier  grand  roi  de  Tetzkuco  en  avait  une  appelée  Ghalchiuknenetl ,  qui 
ïtait  fille  d'un  puissant  prince.  Gomme  elle  était  fort  jeune,  le  roi  la  faisait 
élever  dans  un  palais  séparé,  et  il  lui  avait  donné  une  maison  considérable. 
211e,  malgré  sa  jeunesse,  était  rusée  et  pervertie.  Se  voyant  dans  son  palais 
laîtresse  absolue  et  entourée  de  serviteurs  dévoués,  elle  se  livra  à  tous  les 
lésordres.  Lorsqu'elle  voyait  un  beau  jeune  homme,  elle  se  le  faisait  ame- 
ler  en  secret,  et  le  faisait  tuer  après  avoir  satisfait  sa  passion.  Ensuite  elle 
îommandait  une  poupée  exactement  semblable,  qu'elle  faisait  revêtir  de 
iriches  vêtemens  et  de  bijoux,  et  que  l'on  plaçait  dans  la  salle  de  réception. 


256  REVUE   DES   DEOX   MONDES. 

Un  grand  nombre  de  jeunes  gens  avaient  ainsi  péri,  au  point  que  presque 
tout  le  pourtour  du  salon  était  garni  de  leurs  images.  Et  si  le  roi  demandait 
ce  que  c*était  que  ces  statues,  elle  disait  que  c'étaient  ses  dieux,  réponse 
que  rendait  vraisemblable  la  multitude  d'idoles  en  honneur  chez  les  Mexi- 
cains. Cependant  parmi  ses  amans  il  y  en  avait  trois,  les  uns  et  les  autres 
de  rang  élevé,  qu'elle  avait  épargnés.  Le  roi  reconnut  sur  l'un  d'eux  im 
joyau  dont  il  avait  fait  présent  à  Chalchiuknenetl,  et,  sans  encore  soupçon- 
ner la  vérité,  il  conçut  quelque  défiance.  11  alla  la  visiter  la  nuit.  Les  femmes 
de  service  dirent  qu'elle  reposait,  s'imaginant  qu'il  se  contenterait  comme 
d'ordinaire  de  cette  raison  ;  mais  il  insista  pour  pénétrer  dans  sa  chambre, 
et  s'étant  approché  du  lit  pour  la  réveiller,  il  n'y  trouva  qu'une  poupée 
ornée  d'une  chevelure  et  ressemblant  parfaitement  à  la  princesse.  En  voyant 
cette  image  et  l'effroi  qui  se  peignait  sur  les  visages  des  serviteurs,  le  mo- 
narque appela  ses  gardes  et  fit  arrêter  tout  le  monde.  On  chercha  la  prin- 
cesse, et  on  finit  par  la  trouver  dans  un  pavillon  isolé,  occupée  à  danser 
avec  ses  trois  amans.  Elle  fut  jetée  en  prison;  les  juges  du  tribunal  suprême 
instruisirent  l'affaire,  et  la  reine  et  les  coupables  furent  étranglés;  deux 
mille  serviteurs,  condamnés  comme  complices,  périrent  avec  eux,  et  leurs 
cadavres  furent  jetés  dans  le  ravin  qui  environnait  le  temple  de  la  divinité 
vengeresse  de  l'adultère. 

De  loin,  lorsque  les  splendeurs  de  la  civilisation  mexicaine  se  présentent 
à  l'esprit,  on  se  sent  plein  de  compassion  pour  cet  empire  que  les  mousquets 
de  quelques  aventuriers  ont  frappé  à  mort  avec  son  industrie,  ses  arts,  son 
commerce,  toute  sa  civilisation;  mais  quand  l'historien  nous  a  montré  tant 
de  poitrines  ouvertes,  et  les  prêtres,  rendus  par  le  sang  couleur  d'écarlate, 
secouant  par  milliers  sur  leurs  autels  des  cœurs  palpitans,  la  conquête,  avec 
toutes  ses  violences  mêmes,  est  justifiée.  Jadis,  quand  nos  druides  versaient 
du  sang,  la  Gaule  barbare  n'avait  ni  édifices  ni  industrie,  et  elle  ne  présen- 
tait pas  le  hideux  contraste  de  la  civilisation  avec  des  sacrifices  humains. 
Devons-nous,  après  cela,  conclure  à  l'infériorité  morale  de  certaines  races, 
et,  parce  que  l'empire  mexicain  avec  sa  civilisation  a  entièrement  disparu, 
croire  à  la  condamnation  absolue  de  ses  peuples  indigènes?  —  Nous  trou- 
verions dans  l'excellent  ouvrage  de  M.  Brasseur  de  Bourbourg  des  argumens 
pour  la  thèse  opposée  :  les  Indiens  avec  lesquels  l'auteur  a  vécu  étaient  de 
mœurs  douces  et  bienveillantes,  beaucoup  d'entre  eux  lui  ont  fourni  avec 
intelligence  les  renseignemens  de  sa  volumineuse  histoire.  Un  descendant 
d'un  frère  de  Montezuma  est  professeur  de  droit  et  de  langue  mexicaine  :i 
l'université  de  Mexico,  et  il  ne  faut  pas  désespérer  de  voir  un  jour  un  coin 
de  la  terre  fertile  où  régnèrent  les  Toltèques  arraché  à  l'anarchie  qui  au- 
jourd'hui la  dévore,  préservé  de  l'ambition  américaine,  et  faisant  refleurir 
«on  antique  civilisation  sous  l'influence  d'une  éducation  morale  et  de  senti- 
mens  de  charité  que  ses  anciens  maîtres  ne  connaissaient  pas.  alfred  jacous. 


V.  DE  Mars. 


I 


LES 


COTES  DE  LA  MANCHE 


CHERBOURG 


II, 


LES   PARAGES   ADJACENS.  —  LA  VILLE   ET   LE   PORT   DE    COMMERCE. 


Littora  littoribus  contraria.... 
i^n.,  L  IV.) 

Gréer  sur  une  mer  tumultueuse  et  toujours  couverte  de  navires 
une  rade  sûre  et  profonde,  creuser  dans  le  roc  un  vaste  port,  poser 
en  face  des  arsenaux  de  l'Angleterre  un  arsenal  capable  de  faire 
respecter  la  côte  méridionale  de  la  Manche,  ouvrir  aux  amis  un  re- 
fuge, ménager  aux  ennemis  des  échecs,  voilà  ce  que  nous  avons 
fait  à  Cherbourg  (1),  et  rien  de  plus  grand  peut-être  ne  s'est  jamais 
tenté  dans  l'intérêt  de  la  paix  du  monde  et  de  la  liberté  des  mers. 
Gardons-nous  pourtant  de  croire  notre  tâche  accomplie  parce  qu'il 
reste  peu  de  chose  à  terminer  dans  le  port  et  dans  la  rade.  Hospi- 
talier et  redoutable,  notre  établissement  militaire  de  la  Manche 
donne  à  tous  de  nouvelles  raisons  de  tenir  à  notre  amitié;  mais 
nous  avons  à  nous  défendre  de  deux  illusions  :  l'une,  la  plus  fâ- 
cheuse, serait  de  le  croire  terminé;  l'autre,  remplie  de  danger,  se- 
rait d'imaginer  que  Cherbourg  nous  confère  une  supériorité  mari- 


Ci)  Voyez  la  livraison  du  15  décembre  1858. 

TOME  XIX.    —   15  JANVIER  1859, 


17 


258  BETDE  DES  DEUX  MONDES. 

lime  dans  la  Manche.  Quand  on  songe  à  la  lutte,  il  n'est  rien  de  plu& 
imprudent  que  de  ne  pas  mesurer  les  armes  de  ses  adversaires. 

Nous  limiterons  aux  rivages  de  la  Manche  une  comparaison  qui 
pourrait  s'étendre  à  toutes  les  forces  navales  de  la  France  et  de  l'An- 
gleterre :  Portsmouth  est  la  métropole  militaire  de  la  côte  septen- 
trionale de  cette  mer  comme  Cherbourg  est  celle  de  la  côte  méridio- 
nale. 11  est  plus  glorieux  d'avoir  construit  l'un;  il  est  plus  profitable 
de  posséder  l'autre.  L'un  ne  vaut  que  par  les  efforts  de  l'art;  l'au- 
tre est  comblé  des  dons  de  la  nature.  Le  régime  des  marées,  les 
habitudes  des  vents,  la  profondeur  de  la  mer,  l'ampleur  des  atte- 
nances,  toutes  les  causes  de  supériorité  auxquelles  il  est  hors  de  la 
puissance  de  l'homme  de  trouver  des  compensations  sont  réunies  à 
Portsmouth.  Les  oscillations  des  marées  y  sont  beaucoup  moins 
fortes,  la  durée  de  la  mer  pleine  y  est  plus  longue  que  chez  nous;  les 
vents  du  nord,  qui  s'animent  en  traversant  le  canal  et  poussent  des 
vagues  furieuses  contre  les  côtes  de  Normandie,  sont  toujours  ma- 
niables sur  celles  d'Angleterre.  En  approchant  de  Portsmouth,  le  na- 
vigateur trouve  partout  une  mer  saine  et  profonde;  chez  nous,  il 
doit  être  toujours  en  garde  contre  les  écueiJs  et  les  bas-fonds.  La 
rade  de  Cherbourg  ne  peut  contenir  qu'  une  partie  de  notre  flotte  : 
celle  de  Portsmouth  avec  ses  attenances  immédiates  abriterait  à 
l'aise  tous  les  bâtimens  de  guerre  de  l'Europe;  mais  c'est  surtout 
dans  les  succursales  de  l'établissement  de  Portsmouth  que  se  ma- 
nifeste sa  supériorité.  Il  fallait  que  sur  quelque  point  de  la  Manche 
qu'un  vaisseau  de  ligne  et  à  plus  forte  raison  un  moindre  navire 
de  guerre  ou  de  commerce  fût  surpris  par  la  tempête  ou  menacé 
par  l'ennemi,  il  eût  à  sa  portée  un  refuge  aussi  sûr  que  celui  même 
de  Portsmouth,  et  quand  la  nature  le  refusait,  l'art  a  dû  le  donner. 
Cette  nécessité  est  l'origine  de  l'établissement  dans  la  Manche  de 
mouillages  accessibles  à  tout  état  de  la  marée  et  par  tous  les  vents 
dont  la  Grande-Bretagne  est  occupée  depuis  vingt  ans,  mouillages 
défendus  par  des  batteries  formidables,  véritables  places  d'armes 
d'où  prendraient  au  besoin  leur  essor  dés  escadres  de  navires  à 
vapeur  armés  ou  de  batteries  flottantes.  Portsmouth  est  déjà  flan- 
qué à  soixante  milles  de  distance  à  l'est  et  à  l'ouest  par  deux  de  ces 
établissemens,  New-Haven  et  Scaford  d'un  côté,  Portland  de  l'autre  : 
à  New-Haven,  on  construit  un  brise-lame  de  1,850  mètres,  d'une 
longueur  équivalente  à  la  moitié  de  celle  de  la  digue  de  Cherbourg; 
à  Portland,  l'administration,  mieux  inspirée  que  nous,  qui,  lorsque 
nous  n'exportons  pas  nos  condamnés,  ne  savons  les  employer  qu'à 
des  travaux  de  fabrique,  occupe  les  prisonniers  à  compléter  par 
la  création  d'un  môle  de  2,300  mètres  une  rade  déjà  passable.  Le 
premier  devis  de  ces  derniers  travaux  est  de  12,650,000  fr.  A  trente 


« 


LES    CÔTES   DE   LA   MANCHE.  259 

milles  de  Scaford,  vis-à-vis  Boulogne,  un  autre  brise-lame  couvrira 
la  pointe  de  Dangeness,  que  doublent  tous  les  bâtimens  qui  font 
voile  de  l'Océan  vers  la  Tamise  ou  de  la  Tamise  vers  l'Océan.  Enfin, 
à  dix-neuf  milles  au  nord  de  Dangeness,  une  somme  de  63  millions 
est  affectée  à  l'établissement  devant  Douvres  d'un  mouillage  exté- 
rieur couvert  par  des  digues  de  3,300  mètres  de  développement. 
En  se  dirigeant  de  Portland  vers  l'ouest,  Dartmouth  s'ouvre  à  qua- 
rante-cinq milles  plus  loin;  puis  se  présente  à  trente  milles  Plymouth, 
avec  un  brise-lame  qu'on  a  prétendu  comparer  à  celui  de  Cher- 
bourg; —  enfin  Falmouth,  à  trente-huit  milles.  Ainsi,  sur  une  éten- 
due de  quatre-vingt-quatorze  lieues  marines,  l'Angleterre  ouvre  à 
ses  escadres  huit  rades  fortifiées  qui  se  prêtent  un  appui  mutuel. 
L'Angleterre  pourtant  n'a  point  trouvé  que  ce  fût  assez.  Les  îles 
d'Aurigny,  de  Sercq  et  de  Jersey  gisent  parallèlement  à  la  côte  occi- 
dentale du  Gotentin  :  elles  étaient  jusqu'à  ces  derniers  temps  inof- 
fensives. Des  instructions  nautiques  publiées  en  ISliQ,  par  ordre  de 
l'amirauté  britannique  (1),  nous  apprenaient  seulement  que  a  le 
mouillage  de  la  baie  de  la  Baleine,  dans  l'île  de  Sercq,-  semble 
fait  tout  exprès  pour  servir  d'abri  aux  croiseurs  qui  observeraient 
en  temps  de  guerre  le  port  de  Diélette,  seul  point  de  la  côte  de 
France  entre  Granville  et  Cherbourg  où  l'on  puisse  réunir  une  flot- 
tille... »  Depuis  que  les  relations  amicales  se  sont  resserrées  entre 
la  France  et  l'Angleterre,  les  choses  ont  changé.  On  termine  au- 
jourd'hui sur  la  côte  orientale  de  Jersey,  dans  la  baie  de  Sainte- 
Catherine,  un  de  ces  ports  de  refuge,  accessibles  à  toute  marée, 
que  le  parlement  d'Angleterre  destine  à  recevoir  des  bâtimens  à 
vapeur  armés  en  guerre  pour  la  protection  du  commerce  national 
et  la  destruction  de  celui  de  l'ennemi.  L'espace,  enveloppé  dans 
de  longues  jetées,  est  de  120  hectares;  il  est  protégé  par  un  fort 
et  accompagné  d'un  camp  retranché  de  80  hectares.  A  Aurigny, 
à  quatre  lieues  de  La  Hague,  à  neuf  de  Cherbourg,  la  rade  foraine 
de  Braye  se  convertit  en  un  établissement  militaire  de  premier 
ordre.  Au  plus  beau  de  notre  entente  cordiale,  l'attention  s'est  un 
instant  émue  à  la  découverte  de  cette  batterie  dressée  contre  nos 
côtes:  ce  n'était,  disait  fort  cavalièrement  lord Palmerston,  qu'une 
guérite,  une  lorgnette  posée  pour  avoir  plus  commodément  des  nou- 
velles de  Cherbourg.  Cette  guérite,  la  plus  grande  assurément  du 
globe,  comprend  la  rade  de  Braye,  ouverte  au  nord  de  l'île.  Un 
môle  enraciné  au  pied  du  fort  de  l'ouest  est  déjà  poussé  à  600  mè- 
tres; la  longueur  totale  en  doit  être  de  2,300,  et  le  musoir,  cou- 


Ci)   Sailing  directions  for  the  English  channel ,  by  captain  Martin  Vi^hite,  R.  N. 
London  1846. 


260  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ronné  d'un  fort,  sera  fondé  à  une  profondeur  de  42  mètres:  les  plus 
fortes  escadres  trouveront  un  abri  derrière  ce  rempart.  Enfin  de 
puissantes  fortifications  enveloppent  rétablissement  principal,  et  les 
moindres  plages  abordables  aux  bateaux  de  pêche  sont  défendues 
par  des  escarpemens  et  des  batteries.  L'île  entière  d'Aurigny,  dont 
la  contenance  est  d'environ  2,000  hectares,  ne  formera  dans  l'oc- 
casion qu'un  camp  retranché.  Le  gouvernement  anglais,  demandant 
à  la  chambre  des  communes,  le  28  février  1853,  un  crédit  de 
160,000  liv.  sterl.  [h  millions  de  francs)  pour  ces  fortifications,  dé- 
clarait par  la  bouche  de  sir  Francis  Baring  qu'aucune  position  n'était 
plus  nécessaire  à  fortifier  dans  la  Manche,  et  il  suppliait  ses  adver- 
saires de  ne  point  faire  porter  le  débat  sur  des  questions  techniques 
qu'il  serait  dangereux  d'agiter  devant  tout  le  monde.  Sir  James 
Graham  ajoutait,  en  homme  attentif  à  ne  point  engager  l'avenir, 
qu'il  serait  ultérieurement  décidé  si  le  port  et  le  mouillage  seraient 
augmentés.  Ces  travaux  se  poursuivent  avec  l'activité  dont  nous 
avons  donné  l'exemple  à  Cherbourg,  et  si  l'on  veut  bien  considérer 
que  le  milieu  de  la  Manche  est  dès  ce  moment  barré  par  un  triangle 
dont  le  port  militaire  d'Aurigny  est  le  sommet,  et  dont  la  base  s'é- 
tend de  Portsmouth  à  Plymouth,  que  les  lignes  d'opération  ainsi 
appuyées  sont  parcourues  en  huit  heures  par  des  bateaux  à  vapeur, 
on  pardonnera  aux  populations  qui  sont  en  vue  de  la  guérite  de 
lord  Palmerston  de  ne  la  point  regarder  comme  un  simple  objet  de 
curiosité,  et  de  réfléchir  quelquefois  aux  divers  usages  auxquels  elle 
est  propre. 

Taudis  que  l'Angleterre  multiplie  ainsi  les  points  d'appui  autour 
de  Portsmouth,  et  nous  enveloppe  dans  une  circonvallation  de  for- 
teresses maritimes,  nous  laissons  Cherbourg  isolé.  Le  seul  point  de 
la  côte  de  Normandie  où  quelques  vaisseaux  de  ligne  trouveraient 
un  mouillage  imparfaitement  défendu  est  la  rade  de  La  Hougue, 
placée  sous  l'influence  fâcheuse  des  courans  du  raz  de  Barfleur  et 
des  vents  du  nord.  De  là  jusqu'au  cap  Grisnez,  qui  sert  de  borne 
entre  la  Mer  du  Nord  et  la  Manche,  il  n'est  pas  une  crique  où  un 
vaisseau  put  jeter  l'ancre.  Devant  Boulogne  et  Ambleteuse,  un  ac- 
cident sous-marin,  —  l'extrémité  de  la  Bassure  de  Bars,  —  se  prê- 
terait à  la  création  d'un  abri  plus  grand  que  la  rade  de  Cherbourg, 
et  d'autant  plus  nécessaire  que  la  côte  en  est  plus  dépourvue  (1); 
mais  les  travaux  gigantesques  entrepris  en  vue  de  nos  côtes,  à  Dan- 
geness  et  à  Douvres,  ne  nous  ont  encore  fait  faire  aucun  retour  sur 
nous-mêmes.  A  l'ouest,  la  rade  de  Cancale  abriterait,  il  est  vrai, 
une  demi-douzaine  de  vaisseaux;  placée  malheureusement  en  ar- 

(i)  Soyei^  dant  la  Revue  des  Deux  Mondes  du  1"  décembre  1844,  ie  Pas-de-Calais, 


LES    CÔTES   DE   LA   MANCHE.  261 

rière  de  la  ligne  des  opérations  militaires,  et  bonne  à  servir  de  re- 
fuge dans  un  cas  désespéré,  elle  est  trop  éloignée  pour  devenir  une 
ressource  d'attaque  ou  de  défense.  Il  en  est  autrement  de  la  rivière 
de  Pontrieux  et  de  l'atterrage  de  Bréhat,  qui,  situés  sur  la  pointe 
la  plus  septentrionale  de  la  Bretagne,  font  face  à  Plymouth(l); 
mais  depuis  que  Yauban  a  signalé  les  avantages  stratégiques  de 
cette  position,  elle  n'a  frappé  l'attention  d'aucune  personne  assez 
accréditée  pour  en  déterminer  le  perfectionnement. 

Sans  rechercher  tout  ce  qui  manque  à  notre  établissement  mili- 
taire sur  la  Manche,  il  importe  de  reconnaître  du  moins  quelles 
annexes  lui  pourrait  offrir  son  voisinage  immédiat.  Le  port  militaire 
de  Cherbourg  est,  comme  sa  digue,  jeté  au  sein  de  la  lutte  des  flots 
et  des  vents  :  la  digue  ne  s'est  consolidée  que  par  l'allongement  de 
ses  talus;  la  place  maritime  a  besoin  d'épaulemens  qui  la  fortifient, 
d'accessoires  qui  la  complètent.  Ce  serait  d'ailleurs  se  faire  une  bien 
étroite  idée  des  élémens  de  la  puissance  navale  que  de  les  supposer 
faits  pour  être  rassemblés  dans  l'enceinte  d'une  ville.  Les  popula- 
tions maritimes  se  forment  et  se  développent  ailleurs  :  les  matelots, 
sans  lesquels  les  bassins  sont  des  déserts  et  les  vaisseaux  des  masses 
inertes,  se  multiplient  par  la  pèche,  par  la  navigation  marchande, 
par  la  culture  des  champs,  qui  remplit  une  partie  de  leur  temps  et 
fournit  à  la  marine  ses  plus  indispensables  approvisionnemens.  Nous 
sortirons  donc  aujourd'hui  de  la  rade  et  du  port  militaire ,  et  sans 
revenir  à  des  parages  déjà  décrits,  nous  découvrirons,  sur  le  front 
septentrional  et  dans  l'intérieur  de  la  presqu'île  du  Gotentin,  des 
ressources  à  la  valeur  desquelles  la  proximité  ajoute  beaucoup;  puis 
nous  rentrerons  dans  la  ville  et  dans  le  port  de  commerce,  essayant 
d'apprécier  quelle  réaction  opérerait  sur  l'une  et  sur  l'autre  l'amé- 
lioration de  la  contrée  adjacente,  et  quels  secours  y  trouverait  la 
marine  militaire. 


I. 

Le  navigateur  qui  sort  de  la  rade  de  Cherbourg  par  la  passe  de 
l'est  laisse  au  sud-est  une  échancrure  dont  l'Ile-Pelée  et  le  Cap-Lévy 
marquent  les  extrémités  :  c'est  l'anse  de  Bretteville.  L'ouverture 
entre  les  deux  pointes  qui  ferment  cette  anse  est  de  8  kilomètres, 
et  la  flèche  de  l'arc  que  décrit  la  côte  en  a  3.  Le  Cap-Lévy  se  pro- 
longe vers  le  nord  par  un  banc  sous-marin  formé  de  grosses  roches 
dont  la  plus  méridionale,  celle  de  Biéroc,  élève  seule,  à  deux  encâ- 

(1)  Voyez,  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes  du  15  septembre  1852,  la  Baie  de  Sainte 
Brieuc, 


h 


202  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

blures  de  terre,  sa  tête  sinistre  au-dessus  des  eaux.  Le  banc  s'a- 
baisse et  se  termine  brusquement  à  3  kilomètres  de  la  côte;  les 
courans  de  marée  se  précipitent  avec  fureur  sur  la  barrière  qu'il 
leur  oppose,  bondissent  sur  son  dos,  et  forment  dans  l'anse  adja- 
cente des  remous  qui  la  rendent  à  peu  près  impraticable,  si  ce  n'est 
dans  les  courtes  heures  de  la  molle-eau.  On  estime  que,  pour  peu 
qu'il  vente  frais,  le  raz  du  Gap-Lévy  n'est  pas  moins  dangereux  que 
celui  de  Barfleur.  Ce  sont  ces  remous  placés  à  l'entrée  de  Cher- 
bourg qui  causèrent,  il  y  a  quelques  années,  la  perte  de  la  frégate 
la  Thélis. 

Il  est  surprenant  qu'aucune  des  personnes  qui  déplorent  l'insuf- 
fisance d'étendue  de  la  rade  de  Cherbourg  n'ait  remarqué  com- 
bien il  y  serait  convenablement  suppléé  par  l'adjonction  de  l'anse 
de  Bretteville.  L'apaisement  des  eaux  tumultueuses  de  l'anse  serait 
le  meilleur  moyen  de  doubler  la  surface  du  mouillage,  si  les  be- 
soins de  la  flotte  l'exigeaient.  Le  grand  obstacle  à  cette  transforma- 
tion est  la  violence  des  courans  qui  traversent  le  raz,  et  le  travail 
à  exécuter  pour  la  dompter  est  indiqué  par  la  nature  des  choses  : 
ce  serait  la  fondation,  sur  le  banc  qui  prolonge  le  Cap-Lévy,  d'un 
môle  insubmersible  interceptant  complètement  le  passage.  Tout 
hérissé  de  grandes  roches  qui  serviraient  de  points  d'appui  et  de 
divisions  à  la  construction,  le  banc  sous-marin  a  environ  900  mètres 
de  largeur,  et  sa  profondeur,  très  variable,  est  de  8  à  12  mètres  : 
on  ne  saurait  souhaiter  de  base  plus  solide.  La  digue  partant  de  la 
roche  de  Biéroc,  et  laissant  entre  elle  et  la  côte  un  passage  de 
ÛOO  mètres,  serait  poussée  à  2,600  mètres  au  large;  elle  ne  pour- 
rait pas,  comme  sa  voisine,  se  former  d'une  agglomération  de  pierres 
perdues  :  la  violence  des  courans  ne  permettrait  pas  à  ces  pierres  de 
se  lixer.  Heureusement  l'art  de  l'ingénieur  a  fait  depuis  trente  ans 
des  progrès  dont  ce  serait  ici  le  cas  de  se  prévaloir  ;  M.  Poirel  a 
imaginé  les  blocs  rectangulaires  de  béton  à  l'aide  desquels  on  con- 
struit le  môle  d'Alger  et  le  port  de  la  Joliette  de  Marseille.  Un  autre 
ingénieur,  dont  il  m'est  à  peine  permis  de  rappeler  les  services,  a 
montré  dans  les  travaux  du  pont  de  Saint-Maur,  près  Paris,  quels 
obstacles  on  peut  vaincre  par  l'emploi  du  béton  enveloppé  dans  des 
toiles.  11  est  hors  de  doute  que  des  massifs  de  béton  immergés  frais 
dans  des  sacs  ou  de  larges  boyaux  de  toile,  se  moulant  ainsi  sur  les 
aspérités  du  fond  et  ne  laissant  point  entre  eux  de  vides,  constitue- 
raient rapidement  une  jetée  indestructible  et  résisteraient,  par  la 
ténacité  de  l'assiette  et  la  flexibilité  des  formes,  aux  fureurs  des 
courans  du  raz.  Les  difficultés  de  la  construction  ne  sauraient  être 
un  objet  d'inquiétude;  seulement  il  faudrait,  avant  de  l'entre- 
prendre, en  mesurer  toutes  les  conséquences.  Parmi  les  nombreux 


LES    CÔTES   DE    LA   MANCHE.  263 

travaux  hydrographiques  exécutés  sur  l'atterrage  de  Cherbourg,  il 
n'en  est,  que  je  sache,  aucun  dont  l'objet  spécial  ait  été  le  calcul 
des  effets  que  produirait  sur  l'anse  de  Bretteville,  et  sur  la  rade 
de  Cherbourg  elle-même,  l'interruption  des  courans  de'marée  sur 
l'espace  compris  entre  la  roche  de  Biéroc  et  la  tête  septentrionale 
du  raz  :  on  ne  peut  donc  se  permettre  à  ce  sujet  que  quelques 
conjectures  plausibles.  La  chute  des  courans  serait  rejetée  par  le 
môle  qui  remplirait  cet  espace  à  6  kilomètres  au  nord  du  paral- 
lèle de  la  grande  digue,  et  à  la  hauteur  de  la  face  septentrio- 
nale de  la  presqu'île  de  La  Hague.  La  profondeur  de  l'échancrure 
dans  laquelle  gît  Cherbourg  serait  ainsi  notablement  accrue,  et  le 
tumulte  normal  de  l'anse  de  Bretteville  cesserait.  11  ne  serait  pas 
impossible  qu'un  si  grand  changement  dans  les  allures  de  la  côte 
suffit  pour  annexer  à  la  rade  couverte  un  mouillage  extérieur  d'une 
bien  plus  grande  étendue,  et  peut-être  ce  mouillage  se  prolonge- 
rait-il jusque  sur  le  revers  septentrional  de  la  grande  digue.  Nous 
aurions  en  ce  cas  peu  de  chose  à  envier  aux  meilleures  stations 
de  la  côte  d'Angleterre.  L'anse  de  Bretteville  a,  il  est  vrai,  le  dés- 
avantage d'être  ouverte  au  nord-ouest;  mais  le  fond,  composé  de 
sable  et  de  coquilles  brisées,  est  d'une  grande  ténacité,  et  si  des 
nécessités  ultérieures  se  faisaient  sentir,  on  pourrait,  en  la  couvrant 
soit  par  une  digue  isolée,  soit  par  des  môles  enracinés  à  l'Ile-Pelée 
et  à  la  roche  appelée  la  Basse-du-Cap,  la  convertir  en  une  rade  cou- 
verte plus  grande  que  la  voisine.  Que  l'établissement  d'une  digue 
insubmersible  sur  le  prolongement  sous-marin  du  Cap-Lévy  appor- 
tât dans  le  régime  hydrographique  de  l'atterrage  entier  de  Cher- 
bourg des  modifications  très  considérables,  c'est  ce  qui  ne  saurait 
être  mis  en  doute;  mais  en  apercevant  dans  des  circonstances  na- 
turelles bien  connues  les  bases  d'un  large  agrandissement  de  la 
rade,  il  serait  d'une  impardonnable  témérité  de  prétendre  deviner 
aujourd'hui  les  nouvelles  directions  que  prendraient  les  courans,  ou 
la  manière  dont  elles  affecteraient  le  fond  et  la  côte  de  l'anse  et  de 
la  rade  elle-même.  Des  projets  de  cette  portée  ne  se  fondent  que  sur 
de  longues  séries  d'observations,  et  pour  éclaircir  les  questions 
qu'ils  soulèvent,  ce  ne  serait  pas  trop  du  concours  des  plus  habiles 
entre  nos  hydrographes  et  nos  ingénieurs.  Le  temps  et  l'appel  à 
l'intelligence  de  tout  le  monde  sont  en  pareil  cas  des  auxiliaires 
indispensables,  et  l'exécution  des  grandes  entreprises  n'est  sûre  et 
rapide  que  lorsque  les  bases  n'en  sont  plus  un  sujet  de  délitération. 
Du  revers  oriental  du  Cap-Lévy  à  la  pointe  de  Barfleur  sont  dis- 
séminés jusqu'à  deux  milles  au  nord  de  la  côte  de  nombreux 
écueils  :  jusqu'à  nos  jours,  la  connaissance  en  était  réputée  à  peu 
près  superflue,  et  l'on  se  contentait  dans  les  instructions  nautiques 


26A  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

de  recommander  aux  navigateurs  de  passer  au  large  de  cette  zone 
réprouvée.  Le  conseil  sera  toujours  bon  à  suivre  en  temps  de  paix  : 
les  choses  faciles  sont  en  marine  les  seules  bonnes;  mais,  si  c'est 
chose  de  peu  d'importance  qu'un  vaste  espace  interdit  à  la  naviga- 
tion sur  des  côtes  reculées,  rien  n'est  indifférent  aux  portes  de  Cher- 
bourg :  les  moindres  abris,  les  moindres  obstacles  empruntent  à  ce 
voisinage  un  caractère  stratégique.  M.  Beautems-Beaupré  et  ses 
collaborateurs  sont  entrés  en  1832  et  en  1833  dans  le  labyrinthe, 
ils  en  ont  sondé  les  replis  et  y  ont  jalonné  des  chenaux  où  chemine- 
raient en  sûreté  de  grands  bâtimens  conduits  par  de  bons  pilotes. 
La  connaissance  de  ces  passages  aura  son  prix  en  temps  de  guerre. 
11  est  sensible  que  la  construction  d'une  digue  sur  le  raz  du  Cap- 
Lévy  produirait  sur  son  revers  oriental,  quoique  sur  une  moindre 
échelle,  des  effets  analogues  à  ceux  qui  se  manifesteraient  dans 
l'anse  ouverte  à  l'ouest  :  elle  amortirait  les  courans,  briserait  les 
coups  de  mer  du  large,  et  donnerait  une  véritable  valeur  nautique 
à  l'anse  de  la  Mondrée,  qui  gît  derrière  le  cap,  à  13  kilomètres  au 
nord-est  de  Cherbourg.  Cette  anse  a  2,000  mètres  d'ouverture  du 
Biéroc  à  la  Blanche-Boche  et  1,200  de  profondeur  :  toujours  acces- 
sible en  molle-eau,  l'ancrage  sur  fond  de  vase  y  est  excellent;  mais, 
quoique  abritée  de  trois  côtés,  elle  est  trop  violemment  battue  par 
les  vents  du  nord  pour  qu'il  soit  possible  en  l'état  d'y  rien  fonder. 
L'établissement  de  la  digue  du  raz  faciliterait  singulièrement  l'amé- 
lioration de  la  Mondrée,  et  y  déterminerait  infailliblement  la  créa- 
tion d'un  des  bons  ports  de  pêche  du  Cotentin.  Les  marins  de  Fer- 
manville,  dont  cette  digue  protégerait  le  territoire,  comptent  parmi 
les  plus  intrépides  de  la  Manche.  Les  écueils  dont  est  parsemée  la 
mer  entre  le  Gap-Lévy  et  la  pointe  de  Barfleur  se  couvrent  de  varechs 
dont  les  longues  chevelures  verdâtres,  arrachées  à  bras  d'hommes 
ou  par  les  tempêtes,  livrent  à  l'industrie  la  soude  qu'elles  recèlent 
et  à  l'agriculture  d'énormes  masses  d'engrais.  Sur  340,000  mètres 
cubes  de  varechs  que  donnent  annuellement  les  côtes  du  dépaite- 
ment  de  la  Manche,  la  commune  de  Cosqueville  en  recueille  à  elle 
seule  200,000  dans  le  voisinage  de  l'anse  de  la  Mondrée.  Ces  pâtu- 
rages sous-marins  sont  habités  par  des  myriades  d'êtres  vivans,  et 
la  pêche  y  trouve  aussi  bien  que  la  culture  un  champ  d'exploita- 
tion très  susceptible  d'être  fécondé  :  les  sciences  naturelles  auraient 
aussi  d'amples  moissons  à  en  retirer,  et  ce  vaste  laboratoire  d'expé- 
riences sur  la  botanique  et  la  zoologie  de  la  mer  ne  sera  sans  doute 
pas  toujours  vainement  ouvert  aux  portes  d'un  chef-lieu  d'arron- 
dissement maritime. 

En  doublant  la  pointe  de  Barfleur,  nous  trouverions  le  port,  dé- 
chu de  son  ancien  éclat,  qui  lui  donne  son  nom,  et  le  champ  de 


I 


LES    CÔTES    DE    LA    MANCHE.  265 

bataille  de  La  Hougue  :  nous  les  connaissons  déjà  (1).  Revenons  à 
la  rade  de  Cherbourg,  et  dirigeons-nous  vers  l'ouest.  Après  le  fort 
de  Querqueville,  la  côte  court,  sans  présenter  de  rentrans  sensi- 
bles, jusqu'à  l'embouchure  du  ruisseau  de  la  Sabine.  A  ce  point, 
elle  forme  un  coude  très  prononcé  vers  le  nord;  les  échancrures 
s'y  multiplient,  elle  s'enveloppe  dans  une  ceinture  d'écueils,  et 
dès  qu'elle  se  replie  un  peu  plus  loin  vers  l'ouest,  les  allures  des 
marées  annoncent  le  voisinage  du  redoutable  Raz- Blanchard  (2). 
Au  doubler  du  cap  de  La  Hague,  l'île  d'Aurigny  se  montre  à  huit 
milles  au  large;  les  falaises  gigantesques  de  Jobourg  se  dressent  au 
sud,  et  les  courans  de  flot  et  de  jusant  se  précipitent  avec  fureur 
quatre  fois  par  jour  dans  l'étroit  intervalle  qui  sépare  l'île  anglaise 
de  la  côte  de  France.  Le  Raz-Blanchard  est  incontestablement  le 
passage  le  plus  dangereux  de  nos  côtes.  Les  courans  de  marées  y 
sont  d'une  violence  inouie;  en  heurtant  les  brusques  relèvemens  du 
fond,  ils  éprouvent  les  remous  les  plus  bizarres.  Leur  direction  va- 
rie à  chaque  instant  de  l'ascension  ou  de  l'abaissement  de  la  mer, 
et  les  mêmes  vents  qui  les  poussaient  tout  à  l'heure  les  prennent 
maintenant  à  rebours.  Il  faut  souvent  renoncer  à  gouverner  sur 
cette  mer  trompeuse,  et  toujours  se  garder  d'entreprendre  une  lutte 
fatale  contre  ses  fureurs.  Le  seul  moyen  de  la  vaincre  est  de  saisir 
les  momens  voisins  de  la  molle-eau  oii  elle  est  paisible.  Du  Nez  de 
Jobourg,  dont  les  grottes  et  les  précipices  ont  été  si  souvent  dé- 
crits, la  côte  se  retire  vers  l'est  pour  former  la  longue  anse  de  Vau- 
ville.  La  presqu'île  de  La  Hague,  dont  nous  venons  de  côtoyer  le 
contour,  est  à  celle  du  Gotentin  ce  qu'est  celle-ci  à  la  Basse-Nor- 
mandie :  elle  s'avance  à  10  kilomètres  au  nord-ouest  de  Beaumont; 
la  largeur  moyenne  de  cette  presqu'île  est  de  7  kilomètres,  et 
l'arête  qui  en  sépare  les  deux  versans  est  élevée  de  150  à  180  mètres 
au-dessus  du  niveau  de  la  mer.  Elle  est  par  son  versant  oriental  en 
vue  du  fort  central  de  la  digue  de  Cherbourg,  et  de  son  versant 
occidental  elle  regarde  les  îles  anglaises  et  la  sirte  qui  s'enfonce 
entre  la  Normandie  et  la  Bretagne.  Peu  de  bîtimens  font  voile  d'un 
bout  à  l'autre  de  la  Manche  sans  venir  la  reconnaître.  La  presqu'île 
de  La  Hague  forme  le  saillant  de  la  côte  de  Normandie,  et  ressem- 
ble à  un  poste  avancé  placé  dans  le  voisinage  de  Cherbourg  pour 
surveiller  tout  ce  qui  se  passe  dans  les  mers  adjacentes.  Les  tra- 
vaux qu'exécute  l'Angleterre  depuis  plusieurs  années,  surtout  à 
Aurigny,  ne  peuvent  manquer  de  rendre  à  ce  point  trop  oublié  de 
notre  territoire  son  ancienne  importance  militaire. 


(1)  Voyez,  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes  du  15  avril  1854,  la  Baie  de  la  Seine. 

(2j  Voyez,  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes  du  1"  juillet  1851,  les  Côtes  de  la  Manche. 


266  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Aux  préparatifs  de  guerre  qu'entassent  dans  l'île  d'Aurigny  nos 
alliés,  au  système  de  surveillance  et  de  signaux  qu'ils  y  organisent, 
nous  n'avons  qu'une  réponse  à  faire  :  c'est  que  la  presqu'île  de  La 
Hague  est  interposée  entre  Aurigny  et  Glierbourg,  et  que  nous  pou- 
vons nous  y  créer  dans  le  sol  et  sur  la  mer  des  ressources  dont  ils 
seront  les  premiers  à  profiter  pendant  la  paix,  et  à  souffrir  pendant 
la  guerre.  Pour  atteindre  ce  but,  il  reste  de  grands  travaux  à  s'im- 
poser; mais  si  l'entreprise  importe  à  la  nation,  si  elle  doit  fortifier 
une  population  qui  serait  en  temps  de  guerre  la  première  à  rendre 
ses  coups  à  l'ennemi,  qui  pourrait  dissuader  de  l'aborder? 

Pour  commencer  par  les  intérêts  maritimes,  les  dangers  inter- 
mittens  du  passage  du  Raz-Blanchard  donnent  un  prix  particulier 
aux  abris  dans  lesquels  les  bâtimens  peuvent  attendre  les  momens 
favorables  pour  s'y  engager.  L'anse  de  Vauville  offre  cet  avantage 
sur  la  côte  occidentale  de  la  presqu'île  :  sur  le  revers  opposé  sont 
deux  refuges  mieux  situés  encore,  et  qui  se  prêtent  beaucoup  mieux 
aux  améliorations.  Le  premier,  en  venant  de  Cherbourg,  est  le  Hable 
d'Omonville  :  il  gît  à  un  mille  au  sud-est  de  la  roche  de  la  Coque  et 
de  la  pointe  de  Jardeheu,  au  large  desquelles  les  navires  commencent 
à  se  sentir  entraînés  par  l'appel  du  raz;  il  consiste  en  une  échan- 
crure  de  400  mètres  de  profondeur  ouverte  dans  le  granit  de  la  côte. 
Le  Hable  est  défendu  du  nord  par  une  bhaîne  de  rochers  dont  l'ex- 
trémité se  recourbe  à  l'intérieur,  et  l'entrée,  tournée  vers  l'est,  est 
réduite  à  une  encablure  par  des  pointes  de  roche  qui  se  montrent  au 
sud.  Un  vaisseau  de  ligne,  des  frégates  peuvent  flotter  à  mer  basse 
dans  cet  abri.  La  sûreté  n'en  est  malheureusement  parfaite  que  dans 
les  marées  de  morte-eau  ;  dans  les  autres,  le  banc  du  nord  est  sub- 
mergé, et  les  lames  qui  s'y  heurtent  retombent  dans  le  bassin.  Il  est 
présumable,  au  tracé  d'une  voie  romaine  qui  se  dirigeait  d'Omonville 
vers  Port-Bail,  que  les  anciens  avaient  fondé  des  établissemens  sur 
ces  deux  points  de  la  côte.  Yauban  déplorait  en  1694  que  le  Hable 
ne  fût  ni  défendu  par  une  batterie,  ni  complété  pour  la  navigation. 
Le  premier  de  ces  vœux  a  seul  été  exaucé,  et  les  ingénieurs  hydro- 
graphes de  la  marine,  préoccupés  de  la  nécessité  de  neutraliser  les 
périls  du  passage  du  raz,  n'ont  négligé  aucune  occasion  de  repro- 
duire le  second.  L'amélioration  réclamée  se  réduirait  à  établir  sur 
la  chaîne  de  roches  du  nord  une  levée  insubmersible,  travail  facile, 
puisqu'il  se  ferait  presque  à  sec,  et  que  les  matériaux  en  sont  sur 
place.  Tout  défectueux  qu'il  est,  le  Hable  d'Omonville  rend  quelques 
services  comme  refuge;  mais  il  ne  donne  place  à  aucune  opération  de 
commerce,  et  son  matériel  naval  se  réduit  à  une  quinzaine  de  petits 
bateaux  de  poche.  Comment  en  serait-il  autrement?  Les  mouvemens 
de  marchandises  y  seraient  impossibles,  et  il  ne  communiquait,  il  y 


LES    CÔTES   DE   LA   MANCHE.  267 

a  quelques  mois,  avec  l'intérieur  que  par  des  sentiers  impraticables 
aux  voitures.  Un  meilleur  avenir  semble  se  préparer  :  la  bordure  de 
galets  blanchâtres  qui  du  large  donne  au  pourtour  de  cet  abri  l'ap- 
parence d'un  quai  se  rattache  déjà  au  chef-lieu  du  canton  par  une 
chaussée  dont  l'empierrement  demeure  vierge  dans  la  partie  qui  en 
serait  la  plus  fréquentée,  si  elle  aboutissait  au  plus  modeste  embar- 
cadère. Bientôt  une  voie  plus  courte  et  plus  unie  se  dirigera  sur 
Cherbourg,  et  il  faut  espérer,  dans  l'intérêt  de  la  défense  du  terri- 
toire aussi  bien  que  dans  celui  de  l'agriculture,  que  cette  route  sera 
prolongée  jusqu'à  l'anse  de  Saint-Martin  et  à  l'échouage  de  Goury. 
Les  effets  combinés  de  ces  communications  et  des  travaux  hydrau- 
liques réclamés  par  Yauban  transformeraient  le  refuge  imparfait 
d'Omonville  en  un  petit  port  très  animé. 

En  marchant  d'Omonville  vers  l'ouest,  on  arrive  bientôt,  à  tra- 
vers un  pays  accidenté,  à  l'anse  de  Saint-Martin,  qui,  découpée 
dans  de  hautes  terres,  est  le  meilleur  abri  naturel  qu'offre  la  côte  de 
Normandie.  Le  rivage  décrit  les  cinq  huitièmes  d'un  cercle;  l'en- 
trée, ouverte  sur  la  face  septentrionale  du  cap  de  La  Hague,  a,  des 
roches  de  Martiauroc  à  celles  des  Herbeuses,  1,800  mètres;  l'eau 
est  profonde,  et  si  la  houle  y  est  souvent  forte  par  les  vents  du  nord- 
est  au  nord-ouest,  le  calme  y  règne  par  tous  les  autres.  Pour  deve- 
nir une  rade  parfaite,  il  ne  manque  à  l'anse  Saint-Martin  que  d'être 
mise  à  couvert  du  nord.  François  I",  qui  comprit  la  puissance  de 
la  navigation  aussi  bien  que  celle  des  lettres,  reconnut  l'avantage 
de  cet  abri;  il  fit  protéger  dès  1520  l'anse  Saint-Martin  par  une  bat- 
terie dont  on  a  depuis  peu  changé  la  disposition,  mais  non  l'empla- 
cement, et  l'on  s'explique  mal  comment,  après  avoir  fixé  l'attention 
de  ce  prince,  cette  anse  échappait  en  1640  aux  recherches  des  com- 
missaires du  cardinal  de  Richelieu.  En  1664,  Colbert  de  Terron, 
l'intendant  de  la  marine,  rendant  compte  au  grand  Colbert  de  l'état 
des  côtes  delà  Manche,  estimait  qu'avec  3  ou  ZiOO,000  livres  on 
convertirait  l'anse  en  une  fosse  fermée  capable  de  recevoir  des  vais- 
seaux de  ligne  et  vingt-cinq  frégates.  Trente  ans  plus  tard,  Yauban 
signalait  le  parti  qu'on  pouvait  en  tirer;  mais,  tout  entier  à  ses  pro- 
jets sur  Cherbourg,  il  se  gardait  d'en  compliquer  les  chances  d'exé- 
cution en  détournant  par  des  propositions  intempestives  les  res- 
sources qu'il  entendait  y  appliquer.  Enfin  en  1832  et  en  18Zi5,  les 
hydrographes  de  la  marine  ont  donné  des  cartes  et  une  description 
détaillée  de  l'anse  de  Saint-Martin. 

La  citadelle  maritime  que  les  Anglais  élèvent  à  Aurigny  a  rappelé 
l'attention  sur  cet  atterrage,  autour  duquel  on  ne  voit  d'habitations 
que  celle  du  garde  de  la  batterie  et  quelques  huttes  de  pêcheurs,  et 
qui  n'a  d'utilité  que  pour  les  bâtimens  qui  étalent  la  marée  en  atten- 


268  RETUE   DES   DEUX  MONDES. 

dant  le  moment  d'entrer  dans  le  Raz -Blanchard.  Uanse  a  peu  de 
valeur  comme  elle  est,  elle  en  a  beaucoup  par  ce  qu'elle  peut  être. 
La  nature  y  a  tout  ébauché,  rien  n*est  complet.  Des  brisans,  que 
signale  au  loin  le  bondissement  des  lames,  ressemblent  à  des  fon- 
dations de  digues  à  venir  :  on  dirait  des  constructions  commencées, 
qui,  tant  qu'elles  sont  à  fleur  d'eau,  ne  forment  que  des  écueils. 
Tels  sont,  à  l'est,  le  banc  auquel  les  grandes  roches  de  Martiauroc 
et  de  la  Parmentière  servent  de  musoirs,  et  à  l'ouest  la  Basse  du 
Fliart,  orientée  est-nord-est.  Ces  bancs  sont  trop  bas  pour  consti- 
tuer une  bonne  défense  :  les  lames  amoncelées  par  les  vents  du  nord 
les  franchissent,  et,  retombant  lourdement  en  arrière,  se  propagent 
par  larges  ondulations  dans  tout  le  mouillage;  mais  ils  sont  dispo- 
sés de  la  manière  la  plus  favorable  à  l'assiette  d'un  excellent  abri, 
et  s'ils  étaient  surmontés  de  digues  insubmersibles,  le  mouillage 
ne  laisserait  rien  à  désirer.  Les  fondations,  qui  sont  d'ordinaire  la 
partie  la  plus  dispendieuse  des  travaux  à  la  mer,  ne  seraient  pas 
moins  faciles  à  l'anse  de  Saint-Martin  qu'à  Omonville;  le  luxe  de 
pierres  de  taille  de  Cherbourg  y  serait  déplacé  :  la  rusticité  des  con- 
structions n'en  exclut  pas  la  solidité,  et  elle  serait  ici  en  harmonie 
avec  la  sauvage  beauté  des  sites.  11  faudrait  s'y  contenter  des  blocs 
bruts  du  granit  qu'offrent  la  côte  et  les  écueils  du  voisinage.  Dans 
ces  conditions,  la  dépense  des  brise-lames  sera  peu  de  chose  en 
comparaison  de  l'utilité  produite;  la  valeur  des  bâtimens  sauvés 
couvrira  promptement  celle  des  travaux  exécutés  dans  des  lieux  si 
tourmentés  par  les  tempêtes,  et  si  exposés,  en  cas  de  guerre,  aux 
entreprises  ennemies.  Le  brise-lames  de  l'est  aurait  900  mètres 
de  long,  celui  de  l'ouest  600;  appuyés  l'un  et  l'autre  sur  des 
roches  séparées  du  rivage,  ils  laisseraient  sur  les  côtés  deux  passes 
praticables  aux  bâtimens  de  flottille  et  aux  bateaux  de  pêche.  La 
passe  du  milieu  aurait  750  mètres  de  large,  dont  200  à  l'est,  oc- 
cupés par  des  basses,  et  elle  s'ouvrirait  sur  un  beau  chenal  bordé 
d* écueils  sous-marins,  ce  qui  n'est  point  un  désavantage  en  temps 
de  guerre.  L'espace  couvert  serait  en  somme  de  240  hectares,  dont 
un  tiers  propre  au  mouillage  des  vaisseaux  et  des  frégates,  un  tiers 
propre  à  celui  des  bâtimens  de  commerce,  et  un  tiers  à  celui  des 
bateaux  de  pêche.  Le  premier  projet  de  Vauban  sur  Cherbourg  n'en 
aurait  pas  compris  davantage. 

Lutter  à  La  llague  avec  le  luxe  de  fortifications  d'Aurigny,  ou 
compliquer  le  système  de  défense  par  l'adjonction  d'accessoires 
faits  pour  tenter  l'ennemi  et  lui  profiter  en  cas  de  malheur,  serait 
se  donner  un  embarras  gratuit.  Ouverts  en  vue  de  la  rade  de  Cher- 
bourg, le  Ilable  d'Omonville  et  l'anse  Saint-Martin  en  sont  despro- 
longemens,  rien  de  moins,  mais  rien  de  plus.  L'arsenal  de  Cher- 


LES   CÔTES    DE    LA   MANCHE.  269 

bourg  est  le  dépôt  naturel  de  toutes  les  ressources  dont  la  défense 
de  la  côte  peut  exiger  l'emploi.  L'anse  Saint- Martin  et  le  Hable 
xi'Omon ville  sont  d'ailleurs  dominés  de  tous  les  côtés,  et  ils  ne  sau- 
raient être  possédés  que  par  celui  qui  commande  à  terre. 

En  dehors  du  Hable  d'Omonville  et  de  l'anse  Saint-Martin,  les  ro- 
ches de  La  Hague  laissent  entre  elles  quelques  interstices,  où  l'on 
tire  à  terre  des  bateaux  de  pêche.  Le  principal  de  ces  échouages  est 
celui  de  Goury,  dont  les  observations  de  M.  Daussy  sur  les  marées 
de  la  Manche  ont  fait  connaître  au  loin  le  nom  :  il  gît  sur  le  Raz- 
Blanchard,  directement  en  face  d'Aurigny.  Les  pêcheurs  de  La 
Hague  bravent  sur  des  bateaux  montés  par  deux  hommes  et  un 
mousse  la  mer  impérieuse  qui  les  environne,  et  leur  familiarité  avec 
les  brusques  allures  du  raz  les  préserve  des  naufrages.  Tous  les 
marins  appelés  à  fréquenter  ces  parages,  faits  pour  être  en  temps 
de  guerre  le  théâtre  de  tant  de  surprises,  devraient  s'approprier 
leur  expérience. 

M.  Beautems-Beaupré  de  nos  jours,  Yauban  et  Golbert  de  Terron 
au  XVII*  siècle,  François  I"  au  xvi%  n'ont  pas  été  les  premiers  à 
s'apercevoir  des  avantages  attachés  à  la  possession  de  la  presqu'île 
de  La  Hague  :  l'instinct  militaire  des  barbares  qui  désolaient  l'Eu- 
rope au  moyen  âge  les  avait  découverts  avant  eux.  Les  anciens 
Normands  ont  laissé  sur  cette  langue  de  terre  d'irrécusables  traces 
de  leur  séjour;  ils  en  avaient  fait  leur  principale  place  d'armes,  et 
la  durée  des  travaux  de  défense  qu'ils  y  ont  élevés  témoigne  de 
la  solidité  de  leur  occupation.  La  presqu'île  ressemble,  par  son  élé- 
vation et  son  allongement  vers  le  nord-ouest,  à  un  môle  jeté  en 
travers  de  la  Manche.  Dans  un  temps  où  les  mers  qui  la  baignent 
étaient  presque  désertes,  elle  paraissait  s'avancer  à  la  rencontre 
des  premiers  navigateurs  normands,  et  ses  anses,  ses  échouages 
invitaient  leurs  pirogues  à  s'y  arrêter.  Ils  y  descendirent  donc,  la 
nommèrent  La  Hague  (1),  c'est-à-dire  le  lieu  d'abordage,  le  havre 
par  excellence,  et  ne  tardèrent  pas  à  reconnaître  que  l'atterrage  qui 
était  le  mieux  à  leur  portée  par  mer  était  aussi  le  plus  facile  à  dé- 
fendre du  côté  de  la  terre  :  la  mer  dont  ils  étaient  les  maîtres  l'en- 
veloppait sur  les  quatre  cinquièmes  de  son  périmètre,  et  il  ne  fal- 
lait, pour  le  rendre  inabordable  aux  ennemis  venant  de  l'intérieur, 
qu'une  ligne  de  défense  dont  ils  avaient  pu  prendre  le  modèle  dans 
la  fameuse  muraille  des  Pietés,  ou  mieux  encore  dans  le  Banne- 
wirke  (2)  du  Slesvig.  Telle  fut  indubitablement  l'origine  du  /7a- 

(1)  Hagen,  altération  du  danois.  Le  nom  de  ville  que  nous  prononçons  Copenhague  a 
la  même  étymologie. 

(2)  Ouvrage-Danois.  Rempart  qu'on  suppose  élevé  vers  le  ix*  siècle,  et  qui,  sépar- 
yant  le  Danemark  proprement  dit  du  Holstcin,  ferme  l'espace  compris  entre  le  fond  da 


270  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

gue-Dyck  (1),  dont  le  nom  Scandinave  révèle  assez  les  fondateurs. 

La  presqu'île  est  de  beaucoup  la  partie  la  plus  élevée  du  Coten- 
tin.  Beaumont,  le  chef-lieu  du  canton  auquel  elle  appartient,  est 
posé  à  163  mètres  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  sur  T arête  des 
deux  versans;  le  moulin  de  Jobourg,  qu'on  trouve  un  peu  plus  loin, 
est  à  180  mètres,  et  comme  la  plus  longue  des  vallées  rocailleuses 
qui  sillonnent  le  terrain  n'a  pas  5  kilomètres  de  développement,  le 
possesseur  du  plateau  a  un  avantage  marqué  sur  un  assaillant 
obligé  de  remonter  de  tous  côtés  des  rampes  rapides.  Tous  les  at- 
terrages de  la  presqu'île,  Omon  ville,  l'anse  de  Saint -Martin,  les 
échouages  de  Goury,  d'Escalgrain,  tout  ce  qui  dans  ces  lieux  offre 
quelque  avantage  maritime  est  mis  à  couvert  par  le  Hague-Dyck. 
Cette  construction  ferme  exactement  de  l'est  à  l'ouest  la  presqu'île  : 
elle  consiste  en  une  ligne  de  terrassemens  élevée  avec  un  soin  qui 
se  manifeste  sur  de  longs  tronçons,  mais,  il  faut  l'avouer,  fort  alté- 
rée sur  d'autres  par  l'action  de  la  charrue,  des  eaux  du  ciel,  de  la 
végétation,  et  surtout  du  temps.  Pour  la  prendre  à  son  point  culmi- 
nant, il  faut  aller  au  nord  du  château  de  Beaumont,  à  1,500  mètres 
du  bourg  :  on  s'y  trouve  près  de  la  source  du  ruisseau  de  la  Sa- 
bine, dont  la  vallée,  s' approfondissant  bientôt,  débouche  à  2  kilo- 
mètres au  sud-est  d'Omonville,  et  de  celle  du  torrent  d'Herqueville, 
qui  se  précipite  vers  la  côte  opposée.  Le  Hague-Dyck  a  du  côté  de 
Test  3,900  mètres  de  développement,  et  du  côté  de  l'ouest  2,800; 
il  se  maintient  sur  toute  sa  longueur,  sauf  dans  la  traversée  du 
plateau,  à  mi-côte  des  pentes  septentrionales  des  vallées  dans  les- 
quelles il  est  tracé  :  il  voyait  ainsi  venir  l'ennemi  qui  descendait  le 
versant  opposé;  le  creux  des  ruisseaux  lui  servait  de  fossé,  et  le 
pied  de  l'escarpe  n'était  accessible  que  par  un  talus  fort  raide.  L'art 
ajoutait  aux  difficultés  naturelles  du  terrain  tous  les  obstacles  que 
comportait  une  époque  si  antérieure  à  l'invention  des  armes  à  feu. 

L'étendue  couverte  par  les  6,700  mètres  de  développement  du 
Hague-Dyck  est,  d'après  le  cadastre,  de  5,043  hectares,  et,  indé- 
pendamment des  établissemens  dont  les  vestiges  ont  disparu,  elle 
comprenait  deux  réduits,  l'un  à  l'est,  sur  les  hauteurs  d'Omonville, 
l'autre  à  l'ouest,  sur  la  cime  des  falaises  de  Jobourg.  Le  second  est 
désigné  sur  la  carte  de  l'état-major  sous  la  dénomination  de  camp 
romain,  et,  s'il  la  mérite,  il  est  peu  probable  que  les  Romains  en 
aient  été  les  derniers  occupans.  Ces  deux  postes  sont  précisément 
les  mieux  choisis  de  la  presqu'île  pour  surveiller  l'horizon,  et  cet 
avantage  n'a  pas  pu  échapper  à  des  pirates.  Retranchés  dans  cette 

Ijolfe  étroit  de  Slo»vig  et  la  Mer  du  Nord.  Onze  mille  Danois  l'ont  bravement  défendu 
le  23  avril  1H48  coniro  vingt-huit  millo  Allemands. 
(1)  iM  dtffue  ou  U  levée  de  La  Ilaguc. 


LES    CÔTES    DE    LA    MANCHE.  271 

enceinte  formidable,  les  Normands  y  bravaient  en  sécurité  leurs 
victimes.  Gisant  à  dix- sept  lieues  marines  au  nord,  l'Angleterre 
offrait,  de  la  pointe  de  Dangeness  au  Cap-Lézard,  500  kilomètres  de 
côtes  à  leurs  déprédations;  à  l'est,  ils  se  rabattaient  sur  la  baie  de 
Seine;  à  l'ouest,  sur  les  îles  de  la  Manche  et  sur  la  Bretagne  tout 
entière.  De  ce  repaire,  ils  tombaient  à  l'improviste  sur  les  popula- 
tions riveraines  du  canal,  puis  disparaissaient  dans  le  lointain  des 
mers,  comme  l'aigle  qui  se  perd  dans  la  brume  en  emportant  sa 
proie  dans  l'aire  que  lui  seul  connaît. 

A.  l'aspect  des  fronts  et  des  profils  du  Hague-Dyck,  il  est  aussi 
Impossible  d'en  méconnaître  la  destination  que  de  se  méprendre 
sur  la  direction  d'une  épée  quand  on  en  voit  la  garde.  Les  doutes 
ne  sont  guère  plus  permis  sur  la  nationalité  des  fondateurs  de  ces 
fortifications.  Si  leurs  œuvres  ne  disaient  pas  assez  quels  ils  étaient, 
si  les  traces  empreintes  sur  le  terrain  n'étaient  point  assez  signifi- 
catives, on  en  trouverait  le  complément  dans  l'origine  Scandinave 
des  noms  d'une  quantité  de  lieux  environnans.  Ce  qui  frappe  d'a- 
bord un  peuple  navigateur,  ce  sont  les  points  saillans  qui  servent 
d'amers  aux  atterrages  vers  lesquels  il  tend,  et  les  noms  de  Jarde- 
lieu,  de  Laitheu,  de  Tranchdheu  (i)  n'ont  pu  être  donnés  que  par 
des  Scandinaves  aux  hauteurs  voisines  d'Omonville.  La  plupart  de 
roches  et  des  écueils  des  environs  de  La  Hague  portent  des  déno- 
minations qui  découlent  de  la  même  source.  En  explorant  d'autres 
côtes,  on  les  trouve  jalonnées  de  noms  imposés  par  les  mêmes  dé- 
vastateurs, et,  en  se  laissant  guider  par  ce  fil  au  milieu  des  ténèbres 
de  l'histoire  du  moyen  âge,  on  arriverait  sans  doute  à  d'importantes 
découvertes.  Cette  recherche  a  de  quoi  tenter  des  esprits  curieux,  et 
le  meilleur  point  de  départ  serait  peut-être  la  place  d'armes  de  La 
Hague. 

IL 

Une  tendance  semble  aujourd'hui  prévaloir  dans  l'administration 
de  la  marine  :  c'est  d'avoir  plus  de  bâtimens  de  guerre  que  l'état 
du  personnel  naval  ne  permettrait  d'en  armer  et  de  garnir  les  bas- 
sins de  nos  ports  de  carènes  destinés  à  devenir  la  proie  du  temps  et 
des  vers  de  mer.  Sans  chercher  à  percer  les  mystères  de  la  politique 
ni  les  obscurités  de  l'avenir,  la  prévoyance  la  plus  vulgaire  recom»- 
mande  toutes  les  mesures  qui  peuvent  concourir  à  mettre  le  per- 
sonnel disponible  en  équilibre  avec  le  matériel  de  la  flotte,  et  quand 
la  pêche  n'aurait  pas  d'autre  avantage  que  d'être  la  meilleure  des 

(1)  De  Hoe,  hauteur. 


272  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

pépinières  de  gens  de  mer,  aucun  des  plus  humbles  moyens  de  la 
développer  ne  devrait  être  négligé. 

L'anse  de  la  Mondrée  et  l'anse  de  Saint-Martin  sont  les  points 
de  la  côte  septentrionale  du  Gotentin  les  mieux  placés  pour  la  pê- 
che; mais  la  pêche  n'est  très  suivie  que  lorsque  l'exploitation  en 
est  fructueuse,  et  le  produit  en  est  médiocre  autour  de  la  pres- 
qu'île. Les  étalages  d'huîtres  de  Saint -Waast,  qui  donnent  lieu  à 
un  cabotage  très  actif,  sont  presque  exclusivement  alimentés  par 
les  pêcheries  de  Cancale,  de  Granville,  de  Regnéville,  et  ne  font 
qu'une  exception  apparente  à  la  pauvreté  de  la  côte.  Barfleur  est 
le  seul  point  où  la  pêche  soit  pratiquée  sur  une  certaine  échelle. 
On  se  plaint  que  le  poisson  ait  déserté  le  voisinage  de  Cherbourg,  et 
que  les  huîtres  aient  cessé  de  se  renouveler  dans  celui  de  La  Hague. 
Quelles  sont  les  causes  de  ces  vicissitudes,  et  comment  y  remédier? 
Comment  multiplier  les  espèces  acquises  et  rappeler  celles  qui  dispa- 
raissent? Avec  les  procédés  et  les  instrumens  dont  disposent  aujour- 
d'hui les  sciences  naturelles,  nous  ne  devons  plus  désespérer  de 
l'apprendre.  Il  est  déjà  démontré  par  des  expériences  suffisamment 
nombreuses  que  les  eaux  s'ensemencent  comme  les  terres;  mais  la 
nature  prodigue  les  germes,  et  le  difficile  est  de  les  faire  arriver  à 
maturité.  Nous  avons  des  hommes  capables  de  remplir  ces  lacunes 
de  la  science  ;  mais  les  instrumens  et  l'organisation  leur  manquent. 
On  est  plus  heureux  en  Angleterre.  Le  grand  aquarium  de  la  So- 
ciété géologique  de  Londres  est  un  champ  d'études  où  s'accom- 
plissent sous  l'œil  du  naturaliste  des  opérations  dont  les  profon- 
deurs de  la  mer  nous  dérobaient  jusqu'ici  le  mystère.  Dans  les 
transformations  qu'y  subissent  les  substances  que  s'empruntent, 
s'assimilent  et  se  restituent  par  les  organes  des  animaux  les  trois  rè- 
gnes de  la  nature,  on  voit  les  problèmes  du  développement  des  êtres 
se  résoudre  en  équations  non  moins  précises  que  celles  qui  ressortent 
des  orbites  des  planètes.  Les  testacés  et  les  crustacés  se  revêtent  de 
leur  écaille  aux  dépens  de  matières  minérales  dont  la  soustraction 
arrête  leur  croissance;  une  part  des  habitans  de  la  mer  se  nourrit  de 
végétaux  et  sert  de  pâture  à  des  espèces  carnassières;  il  en  est  enfin 
qui  vivent,  pour  que  rien  ne  soit  perdu,  des  déjections  des  autres,  et 
les  débris  de  tous  sont  absorbés  comme  engrais  par  la  végétation. 
Cette  rotation  entre  les  trois  règnes  de  la  nature  produit  un  équilibre 
dont  les  lois  nous  sont  encore  mal  connues;  mais  attendre  l'intelli- 
gence complète  de  ces  lois  pour  mettre  à  profit  ce  qu'on  en  sait,  ce 
serait  laisser  ses  terres  incultes,  sous  prétexte  que  l'art  de  les  rendre 
fécondes  n'est  point  assez  avancé.  Nous  en  savons  assez  sur  les  prin- 
cipes généraux  pour  déterminer  sur  quête  terrains  prospèrent  les 
divers  testacés,  quels  végétaux  attirent  les  espèces  herbivores,  quels 


LES    CÔTES    DE    LA   MANCHE.  273 

herbivores  alimentent  le  mieux  les  carnassiers  :  il  n'en  faut  pas 
davantage  pour  ouvrir  une  voie  fructueuse  aux  études  et  aux  appli- 
cations. 

S'il  est  sur  nos  côtes  un  lieu  bien  situé  pour  la  recherche  des 
conditions  d'aménagement  de  la  richesse  ichthyologique  des  eaux 
marines,  c'est  Cherbourg.  La  rade  offre  une  vaste  nappe  d'eau  tran- 
quille; au  dehors  se  promènent  des  courans  rapides  :  à  l'est  sont 
compris,  entre  le  Gap-Lévy  et  la  pointe  de  Barfleur,  ces  hauts-fonds 
tapissés  de  varechs  qu'Horace  aurait  volontiers  appelés  les  pâtu- 
rages des  troupeaux  de  Prêtée;  à  l'ouest,  l'immense  fossé  sous- 
marin  qui,  sous  le  nom  de  Fosse  de  La  Hague ,  enveloppe  le  cap 
à  peu  de  distance  de  la  terre,  exj)hque  peut-être,  par  la  retraite 
profonde  qu'il  offre  aux  poissons,  l'abondance  qui  règne  dans  les 
eaux  vives  du  Raz-Blanchard.  Le  succès  des  semis  d'huîtres  faits 
par  M.  Goste  dans  la  baie  de  Saint-Brieuc  est  un  appel  au  repeu- 
plement de  ces  bancs  adjacens  au  rivage  occidental  de  La  Hague, 
auxquels  le  nom  de  l'Huîtrière,  qu'ils  conservent,  semble  reprocher 
leur  pénurie  actuelle,  et  de  ceux  dont  M.  de  Bavre  constatait  en  1783 
la  richesse  presque  sur  la  ligne  que  traçait  M.  de  Cessart  pour  le 
placement  de  ses  cônes.  Les  roches  dentelées  dont  est  bordée  la 
presqu'île  du  Cotentin  semblent  donc  faites  pour  servir  de  demeure 
à  d'innombrables  familles  de  crustacés.  Le  homard  abonde  au  nord 
et  à  l'ouest  de  la  presqu'île  de  La  Hague,  et  l'on  ne  sait  ce  qui,  de- 
vant Omonville,  détermine  une  nombreuse  immigration  de  crabes, 
qui,  grossis  dans  les  profondeurs  de  la  mer,  remontent  chaque 
printemps  vers  la  côte  et  viennent  s'offrir  aux  pièges  des  pêcheurs. 

Ainsi  la  variété  des  conditions  dans  lesquelles  se  fait  la  pêche,  la 
richesse  et  la  pauvreté  respective  de  parages  adjacens,  la  récom- 
pense qu'assurent  à  toute  observation  juste,  à  tout  procédé  efficace, 
les  débouchés  d'un  marché  local  et  d'un  chemin  de  fer,  sont  réunies 
à  l'entour  de  Cherbourg.  On  parle  pour  Paris  d'un  aquarium  rival 
de  celui  de  Londres,  et  de  la  munificence  avec  laquelle  une  com- 
pagnie de  chemin  de  fer  s'offre  à  transporter  à  prix  réduit  la  tonne 
d'eau  de  mer  nécessaire  pour  l'alimenter  journellement.  Que  Paris 
ait  son  aquarium,  rien  de  mieux;  mais  qu'il  le  garnisse  d'eau  de 
la  Seine,  et  se  contente  de  tenir  école  de  repeuplement  des  eaux 
douces.  La  restauration  n'a  pas  réussi  à  le  faire  port  de  commerce; 
ne  perdons  pas  notre  temps  à  prétendre  le  faire  port  de  pêche.  Il 
en  coûterait  plus  pour  le  transport  pendant  un  an  de  l'eau  de  mer 

I nécessaire  à  Y  aquarium  de  Paris  que  pour  la  création  d'un  aquarium 
à  Cherbourg,  et  ce  fait  prosaïque  montre  combien  peu  de  fonde- 
ment et  d'autorité  auraient  des  observations  sur  le  poisson  de  mer 
faites  à  cinquante  lieues  de  la  côte.  Le  mérite  personnel  des  obser- 


27A  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

valeurs  ne  remplace  pas  les  inspirations  qui  naissent  de  la  gran- 
deur du  spectacle  des  faits  naturels  qu'il  s'agit  de  pénétrer,  et  dans 
Téloignement  il  exerce  peu  d'influence  sur  les  hommes  qu'il  s'agit 
de  convaincre.  Sur  le  bord  de  la  mer  au  contraire,  chaque  décou- 
verte faite  dans  le  laboratoire  réagit  immédiatement  sur  un  plus 
vaste  théâtre,  -et  toute  semence  jetée  tombe  sur  un  terrain  préparé 
pour  la  recevoir.  V aquarium  n'est  plus  un  objet  d'oiseuse  curiosité; 
ce  sont  les  pêcheurs  eux-mêmes  qui  l'entourent  dans  leurs  jours  de 
loisir;  race  observatrice  et  curieuse,  obligée  d'étudier  les  mœurs  de 
sa  proie  pour  l'atteindre,  ils  fournissent  au  naturaliste  des  sujets  à 
méditer,  et  profitent  de  tous  ses  conseils.  L'insuflisance  de  nos  rè- 
glemens  sur  la  pêche  côtière  esf  connue;  qu'on  les  observe  ou  non, 
l'effet  est  à  peu  près  le  même  sur  l'aménagement  de  la  richesse 
ichthyologique;  aussi  n'inspirent-ils  pas  à  ceux  qui  doivent  les  faire 
exécuter  plus  de  respect  qu'à  ceux  qui  doivent  s'y  soumettre.  C'est 
le  sort  de  toute  législation  faite  sans  une  intelligence  suffisante  des 
matières  qu'elle  régit.  La  réforme  qu'il  importe  d'introduire  dans 
notre  régime  n'atteindra  son  but  qu'autant  qu'elle  sera  fondée  sur 
le  concours  de  la  science  du  naturaliste  et  de  l'expérience  du  pê- 
cheur. Cherbourg  semble  un  lieu  privilégié  pour  ces  sortes  d'études  : 
l'observateur  y  est  en  contact  avec  les  circonstances  naturelles  les 
plus  favorables,  et  le  personnel  attaché  au  port  dans  ses  ingénieurs, 
ses  officiers  et  son  organisation  médicale,  la  ville  elle-même  dans 
sa  société  académique,  offrent  une  réunion  d'hommes  préparés  à  ré- 
soudre des  questions  d'histoire  naturelle  et  d'administration  d'un 
intérêt  vital  pour  le  pays.  C'est  donc  à  Cherbourg  plutôt  qu'à  Paris 
qu'il  faut  établir  V aquarium  des  espèces  marines.  Cet  aquarium  y 
sera  complété  par  le  voisinage  du  bassin  de  retenue,  laboratoire  de 
plus  de  trois  hectares  de  superficie  où  l'eau  de  la  mer  demeure,  se 
renouvelle,  s'élève  ou  s'abaisse  à  volonté,  et  où  peuvent  se  répéter 
en  grand  toutes  les  expériences  scientifiques.  Ce  bassin  peut  même 
devenir  un  parc  pour  l'éducation  des  crustacés  :  il  n'existe  aucune 
raison  plausible  de  douter  que  ces  animaux  ne  soient  susceptibles 
d'être  élevés  comme  le  sont  les  huîtres  à  Ostende  et  dans  plusieurs 
bras  de  la  Tamise  en  aval  de  Londres.  Quant  aux  huîtres,  la  multi- 
plication artificielle  n'en  est  plus  une  difficulté,  et  il  serait  d'autant 
plus  à  propos  de  s'y  livrer  à  l'entour  de  Cherbourg,  que  la  ramifi- 
cation et  l'allongement  des  chemins  de  fer  ouvrent  à  cette  denrée 
un  débouché  presque  illimité.  La  production  n'est  plus  en  équilibre 
avec  la  consommation.  Le  millier  d'huîtres  valait  il  y  a  trente  ans 
sur  les  pêcheries  de  trois  à  quatre  francs;  il  y  en  coûte  aujourd'hui 
quatorze,  et  un  aliment  salubre,  qui  devrait  être  à  la  portée  des  plus 
huuïbles  fortunes,   d«ivient  le  partage  exclusif  des  grandes.   Les 


LES    CÔTES   DE   LA   MANCHE. 


27^ 


îiences  naturelles  ont  donc  ici  un  vaste  champ  à  ouvrir  aux  in- 
lustries  maritimes,  et  leurs  succès  ne  peuvent  être  assurés  que 
lansles  ports.  On  invoque  de  tous  côtés  la  décentralisation.  Com- 

lençons,  si  nous  voulons  arriver  à  la  décentralisation  administra- 
bve,  par  la  décentralisation  intellectuelle  ;  élevons  dans  les  villes 
le  province  où  les  appelle  la  nature  des  choses  des  foyers  lumineux 

li  s'alimentent  eux-mêmes  ;  donnons  à  leurs  habitans  de  nouvelles 

faisons  de  se  trouver  bien  chez  eux.  Que  ces  germes  se  développent, 

l'équilibre  qu'ils  établiront  entre  les  diverses  parties  du  territoire 

affaiblira  les  prééminences  abusives  qui  ont  fait  descendre  tant  de 

lésordres  sur  notre  pays. 


III. 


L'abondance  qui  naît  de  la  prospérité  de  la  culture  n'importe 
>as  moins  que  l'activité  de  la  pêche  au  développement  de  la  naviga- 
^on,  et  le  territoire  sur  lequel  s'étend  le  rayon  d'approvisionnement 
lu  port  de  Cherbourg  est,  sous  ce  rapport,  dans  des  conditions 
Spéciales  ;  il  doit  pourvoir  aux  besoins  d'un  grand  établissement  mi- 
itaire,  garnir  de  vivres  les  flancs  de  navires  de  guerre  et  de  com- 
lerce  destinés  à  des  traversées  lointaines  et  alimenter  une  expor- 
ition  pour  l'Angleterre  qui  va  croissant  de  jour  en  jour.  L'intérêt 
'agricole  et  l'intérêt  maritime  se  confondent  ici,  et  négliger  le  pre- 
mier serait  oublier  le  second.  Il  y  a  plus;  c'est  aux  populations 
voisines,  partagées  entre  les  travaux  des  champs  et  ceux  de  la  mer, 
[u'il  appartient  de  fournir  à  Cherbourg  des  matelots  et  des  défen- 
îurs.  Le  mouvement  de  ces  populations  ne  saurait  donc  être  ob- 
îrvé  avec  indifférence. 

Le  pays  de  La  Hague,  aujourd'hui  le  canton  de  Beaumont,  dont 
Tancienne  place  d'armes  normande  que  nous  visitions  tout  à  l'heure 
Forme  le  tiers,  touche  aux  portes  de  Cherbourg.  Du  recensement 
le  1826  à  celui  de  1856,  la  population  en  est  descendue  de  12,399 
labitans  à  9,688.  Dans  ces  trente  années,  la  France  entière  passait  de 
H,8Zi5,Zi28  âmes  à  36,039,364.  Ainsi  le  canton,  s'il  avait  pris  sa 
►art  du  progrès  général,  compterait  aujourd'hui  lZi,000  âmes,  et 
n  la  France  avait  rétrogradé  comme  le  canton,  elle  n'en  aurait  plus 
[ue  2/1,870,000.  Cette  décadence  vient  de  loin,  et  La  Hague  n'est 
>as  le  seul  point  du  département  de  la  Manche  où  elle  se  manifeste. 
;s  causes  de  ce  phénomène  méritent  surtout  d'être  étudiées  sur 
un  territoire  interposé  entre  Cherbourg  et  Aurigny,  et  où  notre  éta- 
blissement maritime  de  la  Manche  a  besoin  de  s'assurer  de  solides 
points  d'appui. 


h 


276  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

L'agriculture  et  la  pêche  sont  les  seules  industries  du  canton  de 
Beaumont,  et  il  semble  que  l'élargissement  de  débouché  produit 
par  les  travaux  de  Cherbourg  aurait  dû  les  faire  prospérer.  Une 
autre  cause  a  prévalu  :  les  salaires  élevés,  le  prestige  des  grossiers 
plaisirs  de  la  ville  l'ont  emporté  sur  la  perspective  de  l'amélio- 
ration promise  à  la  vie  des  champs.  Depuis  quelques  années,  les 
grandes  dépenses  que  le  gouvernement  anglais  fait  à  Aurigny  exer- 
cent sur  le  pays  de  La  Hague  une  attraction  semblable  à  celle  de 
l'arsenal  de  Cherbourg  :  sollicitée  par  ees  deux  forces,  la  partie  vi- 
rile de  la  population  se  laisse  entraîner.  On  ne  fait  pas  de  paysans, 
et  ceux  qui  désertent  leurs  chaumières  reviennent  rarement  s'y  fixer. 
L'équilibre  s'est  ainsi  rompu  entre  les  élémens  naturels  de  la  for- 
mation des  familles,  et  l'émigration  des  filles  pour  la  domesticité 
est  devenue  la  conséquence  de  celle  des  garçons.  Le  progrès  de 
vices  répugnans  d'un  côté,  un  peu  plus  de  délicatesse  de  mœurs 
de  l'autre,  ont  mis  entre  les  sexes  une  autre  cause  d'éloignement. 
Les  hommes  se  plongent  dans  l'ivrognerie  la  plus  abjecte;  le  cidre, 
le  vin  ne  les  satisfont  plus,  c'est  de  l'eau-de-vie  qu'il  leur  faut  (i), 
et  tandis  qu'ils  se  dégradent  dans  cette  sentine ,  les  jeunes  filles 
acquièrent  un  peu  d'instruction,  et  épurent  leurs  sentimens  dans  la 
fréquentation  des  écoles  de  sœurs  :  la  perspective  de  l'union  avec 
un  brutal  qui  ne  saura  que  les